La taxation d’office en droit fiscal soulève des enjeux cruciaux concernant la charge de la preuve, plaçant le contribuable en position de demandeur face à l’administration fiscale. Cet article analyse les déséquilibres liés aux présomptions légales et aux pouvoirs administratifs dans ce contexte.
Paragraphe II : La taxation d’office et la méconnaissance de la notion de demandeur effectif
Selon un principe général bien établi : la charge de la preuve incombe au demandeur: « actori incombit probatio »3. Or, la taxation d’office, par son caractère d’acte administratif exclusivement unilatéral4, place automatiquement le contribuable qui la conteste en position de demandeur devant le juge5.
Le syllogisme est le suivant : le contribuable, de par l’effet obligatoire de l’acte administratif, est toujours demandeur à l’instance ; le demandeur supporte la charge de la preuve, donc la charge de la preuve pèse toujours sur le contribuable. Cela entraîne une attribution systématique de la charge de la preuve au contribuable (A) et une méconnaissance de la notion de demandeur effectif (B).
Il s’agit des deux propositions précitées :
- La distinction, au niveau du renversement de la charge de la preuve, entre les contribuables tenant une comptabilité et ceux qui n’en tiennent pas bien qu’ils y soient tenus.
- L’encadrement juridique du rejet de comptabilité
L’article 420 du C.O.C. dispose que : « La preuve de l’obligation doit être faite par celui qui s’en prévaut ».
Le T.A. a consacré, expressément, ce principe dans un récent arrêt du 11 février 2002, req. n°32794 (inédit), voir en annexe n°2 de ce mémoire.
32794 دﺪﻋ ﺔﻴﻀﻗ ،2002 يﺮﻔﻴﻓ 11 ﺦﻳرﺎﺘﺏ ﺔﻳرادﻹا ﺔﻤﻜﺤﻤﻟا راﺮﻗ
« ﻰﻋدا ﻦﻣ ﻰﻠﻋ ﺔﻨﻴﺒﻟا نأ و ﺲﻜﻌﻟا ﺖﺒﺜﻳ ﻢﻟ ﺎﻣ ﺔﻣﻼﺴﻟا و ﺔﺤﺼﻟا ﻲه رﻮﻣﻷا ﻲﻓ ﻞﺹﻷا نأ تﺎﺒﺛﻹا ﻲﻓ ﺔﻴﺱﺎﺱﻷا ﺪﻋاﻮﻘﻟا ﻦﻣ ﻪﻥأ ﺚﻴﺣ و «
Certes, la nature juridique de l’arrêté de taxation d’office a fait l’objet de controverse entre ceux qui affirment son caractère administratif et ceux qui considèrent cet arrêté un acte juridictionnel. Mais ce doute est né de son régime juridique. Quoiqu’il en soit, l’arrêté de taxation d’office « réunit les caractéristiques de l’acte administratif unilatéral ». Néji BACCOUCHE, « Pour une réforme du contentieux fiscal tunisien », publication de l’U.T.I.C.A., Sfax, 1992, p.24.
D’ailleurs, les défenseurs de la thèse d’acte administratif trouveront des arguments de plus dans le C.D.P.F. (à titre d’exemple le caractère exécutoire de l’arrêté de taxation d’office, l’article 52 consacre le caractère non suspensif de l’opposition contre l’arrêté de taxation d’office, cette règle est applicable concernant l’acte administratif. La consécration du caractère exécutoire de l’arrêté de taxation d’office constitue l’un des apports du C.D.P.F qui a réconcilié cet acte avec sa nature administrative.
Sur le problème de la nature juridique de l’arrêté de taxation d’office, voir Habib AYADI, « Droit fiscal, C.E.R.P. 1989, p.501. Néji BACCOUCHE, « Pour une réforme du contentieux fiscal tunisien », publication de l’U.T.I.C.A., Sfax, 1992, p.24, 25.
Le T.A. a eu à se prononcer sur la nature juridique de l’arrêté de taxation d’office. Elle le considère un acte administratif. T.A. Ass. Plé. 10 décembre 1987, requête n°640 ; T.A. Ass. plé. 31 décembre 1987, requêtes n°532 et 533.
A- L’effet obligatoire de l’acte administratif et l’attribution systématique de la charge de la preuve au contribuable taxé d’office
L’acte juridique de taxation d’office, concrétisé par un arrêté, réunit les caractéristiques de l’acte administratif unilatéral1, dont la plus essentielle le privilège du préalable2. En vertu de ce privilège l’administration, à la différence des particuliers, n’est pas tenue de s’adresser au juge pour faire valoir les droits qu’elle prétend avoir sur les contribuables. Elle a le pouvoir de prendre des décisions qui sont obligatoires pour ces derniers et c’est à eux qu’il appartient de saisir le juge, s’ils contestent les prétentions de l’administration3.
Le privilège du préalable a nécessairement comme corollaire que l’administré doit intenter une action pour contester l’acte administratif. C’est ce qui explique que l’administration n’apparaisse que très exceptionnellement comme demanderesse sur le plan de la procédure et que ce soit l’administré qui supporte presque toujours l’initiative de celle-ci.
Le fondement de l’effet obligatoire de l’acte administratif réside dans la présomption de légalité qui y est attachée4. Cette présomption de légalité justifie l’obéissance des particuliers à tout acte administratif. La conséquence la plus remarquable de l’effet obligatoire est de « fixer d’une manière quasi-intangible les positions de demandeur et de défendeur à l’instance »5. Le contribuable, pour combattre la présomption d’exactitude de l’arrêté de taxation d’office, est dans l’obligation de prendre l’initiative du procès.
En revanche, l’administration pourra se contenter de combattre les prétentions du requérant. Ainsi, « l’arrêté de taxation d’office transforme le contribuable en demandeur, l’administration occupe la place confortable de défendeur »6. La taxation d’office constitue alors un bel artifice qui permet à l’administration de se débarrasser de « sa position fondamentale de demandeur »7.
L’inégalité des parties au niveau de l’attribution de la charge de la preuve est flagrante puisque le demandeur à l’action8, donc le demandeur à la preuve, apparaît être systématiquement le contribuable. « La preuve par le demandeur apparaît sans doute comme la continuation du privilège de la décision exécutoire9, elle en est aussi le renfort et aboutit à reconnaître à l’administration un privilège supplémentaire »10.
A priori, la qualité de demandeur, que le contribuable est le plus souvent contraint d’adopter en justice est déterminante dans l’attribution de la charge de la preuve. Toutefois, cette analyse est largement formelle car elle ignore la notion de demandeur effectif à la preuve. En effet, l’effet obligatoire de l’acte administratif permet seulement d’expliquer pourquoi le demandeur à l’instance est le contribuable, mais il n’apporte que des réponses très partielles aux règles régissant le régime de la charge effective de la preuve1.
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1 Néji BACCOUCHE, « Pour une réforme du contentieux fiscal tunisien », op. cit., p.24. Sur la question voir Georges DUPUIS, « Définition de l’acte unilatéral », in recueil d’études en hommage à Charles EISENMANN, 19, p.205 ; « Notion d’acte administratif », Juris-classeur administratif, Fasc. 106-10. ↑
2 C’est ce que les auteurs appellent le privilège du préalable ou le privilège d’action d’office ou encore le privilège de la décision exécutoire ». M.-C. BERGERES, « Le principe des droits de la défense en droit fiscal », thèse, Bordeaux, 1975, p. 61, 62. ↑
3 Si l’administration ne disposait pas du privilège du préalable, elle devait comme tout créancier saisir le juge du différend qui l’oppose au contribuable, et agirait alors en position de demanderesse. ↑
4 Voir sur la question : -François BELLANGER, « La présomption de sincérité des actes administratifs », R.D.P.1968, p. 583. -Encyclopédie Dalloz, contentieux administratif II, « Preuve », p.3. Le privilège de la décision exécutoire emporte naturellement le principe de ‘la présomption de conformité au droit’ des actes administratifs. ↑
5 M.-C. BERGERES, ibid., p. 62. ↑
6 H. AYADI, op. Cit., p. 215. ↑
7 F.-P DERUEL, « Quelques aspects du problème de la preuve en matière fiscale », D.F., 1962, n°37, p. 44. ↑
8 « L’action est le pouvoir reconnu aux particuliers de s’adresser à la justice pour obtenir le respect de leurs droits », J. Vincent et Serge Guinchard, « Procédure civile », 20ème édition, précis DALLOZ n°18. ↑
9 Sur la question de la décision exécutoire, on consultera avec profit Gilles DARCY, « La décision exécutoire : Esquisse méthodologique », A.J.D.A. 20 octobre 1994, p.663-678. ↑
10 Encyclopédie Dalloz, contentieux administratif II, « Preuve », p.3. « Le système de la décision exécutoire rend en fait parfois très difficile l’administration de la preuve » Encyclopédie Dalloz, contentieux administratif II, « Preuve », p.3. ↑