La taxation d’office en droit fiscal est analysée à travers les désaccords entre l’administration fiscale et le contribuable, mettant en lumière les implications des présomptions légales et les pouvoirs de l’administration dans l’établissement de la charge de la preuve.
b- La taxation d’office en cas de désaccord sur les résultats de la vérification fiscale
Selon l’article 47 §1 du C.D.P.F. « La taxation est établie d’office en cas de désaccord entre l’administration fiscale et le contribuable sur les résultats de la vérification fiscale préliminaire ou approfondie prévues par l’Article 36 du présent code, ou lorsque ces résultats n’ont pas fait l’objet d’une réponse écrite dans le délai prévu par l’Article 44 du présent code ».
Dans ce cas, la taxation d’office est infligée à l’encontre d’un contribuable qui a déposé sa déclaration et qui a fait l’objet d’une vérification fiscale au terme de laquelle il y a eu un « désaccord » entre l’administration et le contribuable. Il s’agit d’une taxation d’office précédée d’une procédure de redressement contradictoire.
Ce cas de taxation d’office appelle trois observations :
La première observation est d’ordre terminologique. La qualification de taxation d’office dans ce cas est inadéquate et jette la confusion sur le concept même de taxation d’office. En effet, comme on l’a déjà précisé, ce qui caractérise la taxation d’office c’est qu’elle est établie en marge de toute procédure contradictoire. Un commissaire du gouvernement, à partir d’une analyse de la notion d’« action d’office », a montré que le terme taxation d’office vise la situation dans laquelle un droit d’action unilatérale, exclusif de la procédure contradictoire, est ouvert à l’administration1.
A cet égard, on ne peut que condamner l’usage terminologique équivoque de la notion de taxation d’office. Le législateur tunisien emploie le terme taxation d’office pour désigner deux sortes de redressements. Le redressement contradictoire2 et le redressement unilatéral3. Cette confusion terminologique entre la procédure contradictoire et celle d’office est dangereuse pour les droits des contribuables. Il ne s’agit pas d’une simple querelle de mots. En réalité, l’emploi du terme taxation d’office dans ce cas fonctionne comme un « piège » qui sert à étendre les conséquences sévères de cette procédure unilatérale4 à des contribuables qui bénéficiaient normalement de la procédure de redressement contradictoire.
En droit fiscal français, le contribuable qui a déposé sa déclaration bénéficie de la présomption d’exactitude de la déclaration et de la mise en œuvre d’une procédure de redressement contradictoire5. Cette procédure offre une garantie précieuse au profit du contribuable : il s’agit de l’attribution de la charge de la preuve à l’administration fiscale, en cas de contentieux ultérieur6.
D’ailleurs, en droit fiscal français, l’article L.56 du L.P.F. dispose clairement que « la procédure de redressement contradictoire n’est pas applicable :
4 – Dans les cas de taxation ou évaluation d’office des bases d’imposition ».
Malheureusement, la législation tunisienne, contrairement au droit français, ne consacre pas une distinction claire entre la procédure de redressement contradictoire et celle de la taxation d’office en réservant à chacune des caractères propres et des conséquences différentes au niveau de la charge de la preuve7. En droit tunisien, on peut parler d’une « consécration amputée »8 de la procédure contradictoire.
La deuxième observation concerne le motif du recours à la taxation d’office. Selon l’article 47 §1 du C.D.P.F., la taxation d’office est établie « en cas de désaccord » entre le contribuable et l’administration sur les résultats de la vérification fiscale. Le terme « en cas de désaccord » est très général, « c’est en fait un fourre-tout, on peut tout y mettre »9. Est-il nécessaire de rappeler que les dispositions trop générales et imprécises doivent être évitées du moment où elles ne font que conférer à l’administration un pouvoir discrétionnaire trop large10. En effet, il serait facile à l’administration fiscale de provoquer la taxation d’office et le renversement de la charge de la preuve au nom d’un désaccord sur les résultats de la vérification. Or, comme l’a précisé un auteur français, depuis 1962, « la taxation d’office, fondée sur une évaluation indirecte de la matière imposable, ne saurait être appliquée de façon générale : son rôle est tout naturellement celui d’une sanction contre les contribuables défaillants »11. « La taxation d’office est une procédure d’exception12 à l’intérieur du droit fiscal qui lui-même un droit d’exception, un ‘droit odieux’ »13.
La troisième observation concerne le rôle de la taxation d’office en droit fiscal tunisien. Celle-ci ne joue pas son rôle naturel, celui d’une sanction contre un contribuable défaillant. Mais elle pèse comme une « menace » contre un contribuable qui n’aurait pas abouti à un accord avec l’administration au terme de la procédure contradictoire. A cet égard, elle peut conduire à sanctionner un contribuable « honnête », en situation régulière vis à vis de ses obligations déclaratives et comptables, mais qui a eu « le tort » de ne pas accepter les résultats de la vérification fiscale préliminaire14 ou approfondie.
Il est regrettable que le législateur tunisien ait conféré à l’administration fiscale « l’arme » de la taxation d’office, « sans se préoccuper de savoir si, à l’image d’une arme chimique ou d’une bombe atomique, l’arme ne détruit pas des innocents en même temps que les coupables. La fin justifie-t-elle les moyens ? La lutte contre la fraude fiscale doit-elle détruire, en même temps, le bon grain et l’ivraie »15?
Il regrettable aussi que le législateur -à travers l’article 65 du C.D.P.F.- consacre une solution générale selon laquelle le contribuable taxé d’office supporte la charge de la preuve en cas de contestation. Le législateur tunisien, et aussi étonnant que cela puisse paraître, n’a pas réservé un traitement différentiel selon que le contribuable a ou non respecté ses obligations déclaratives. Il n’est pas exagéré d’affirmer que si le renversement de la charge de la preuve au contribuable se justifie en cas de défaut de dépôt de déclaration, il demeure, à notre sens, critiquable en cas d’existence d’une déclaration.
La généralisation du renversement présente le désavantage de traiter à parité les contribuables remplissant correctement leurs obligations fiscales et ceux qui sont défaillants. L’alignement des régimes est critiquable.
Le remède à cette situation critiquable reposerait sur deux axes essentiels : d’une part, la nécessité d’une distinction, au niveau de la charge de la preuve, entre le défaut de déclaration et l’existence de la déclaration (1); et d’autre part, la nécessité de la reconnaissance d’une charge de la preuve incombant à l’administration fiscale devant le juge (2).
1- La nécessité d’une distinction, au niveau de la charge de la preuve, entre le cas de défaut de déclaration et celui de l’existence de la déclaration
Normalement, le recours à la procédure de taxation d’office devrait entraîner des conséquences spécifiques selon que le contribuable a fait ou non sa déclaration16. Le contribuable ayant déposé sa déclaration, celle-ci étant présumée sincère, la charge de la preuve contraire doit incomber à l’administration. En revanche, s’il a omis de déposer sa déclaration, il supportera la charge de la preuve à titre de sanction. Plusieurs raisons militent en faveur d’une telle différence de traitement.
D’abord, il est choquant qu’un contribuable qui n’a pas fait de déclaration soit traité de la même manière que celui qui a produit sa déclaration. D’ailleurs, comme l’a affirmé Aristote « l’égalité est plus parfaite si l’on traite inégalement les choses inégales ».
Ensuite, le respect volontaire et spontané de la loi fiscale implique une nette distinction entre les contribuables qui respectent la loi fiscale et ceux qui ne la respectent pas17.
En plus, l’adéquation entre le manquement et la sanction exige une telle distinction. Selon l’heureuse expression de Maurice COZIAN : « la meilleure fraude, c’est encore la fraude par abstention18. L’individu qui envoie une déclaration biscornue, cela saute aux yeux. Il en va tout différemment avec l’individu qui, au contraire, reste dans l’ombre, qui ne bouge pas une année, deux années, trois années ; de temps en temps, évidemment, il y a un réveil, mais je crois que la fraude la plus difficile à déceler reste l’abstention »19. Ainsi, « le défaut de déclaration constitue une faute plus grave que le fait de tromper le fisc dans sa déclaration ! Dans ce dernier cas, en effet, la bonne foi reste présumée »20 et c’est à l’administration fiscale de prouver l’inexactitude de la déclaration.
Par ailleurs, l’esprit de la législation fiscale tunisienne conforte la distinction préconisée. A plusieurs reprises, le législateur consacre un traitement différentiel selon que le contribuable a ou non déposé sa déclaration. Un régime plus rigoureux est réservé au contribuable qui n’a pas fait de déclaration. Ainsi en est-il concernant les délais de la prescription21, les sanctions fiscales22, etc. Faut-il aussi rappeler l’avis du conseil économique et social qui a insisté sur la nécessité « d’encourager les contribuables transparents et qui déposent leurs déclarations dans les délais »23.
Enfin, la raison principale -d’une distinction, au niveau de la charge de la preuve, entre le contribuable qui a respecté ses obligations déclaratives et le contribuable défaillant- demeure le respect de la présomption d’exactitude de la déclaration. Une telle présomption devrait commander l’attribution de la charge de la preuve. La logique du système déclaratif, qui repose sur la confiance, impose une telle solution. A cet égard, « il n’est pas sain d’entretenir une suspicion constante envers le citoyen, ni surtout de lui faire entendre qu’il serait digne de confiance alors que les règles de l’impôt démontrent le contraire »24.
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1 CE 23 janvier 1974, req. 84802, concl. MANDELKERN, D.F. 1974, n°16, comm. 478. ↑
2 Le cas prévu par l’aricle 47 §1 du C.D.P.F. ↑
3 Le cas prévu par l’article 47§2 du C.D.P.F. ↑
4 Faut-il rappeler que ces conséquences sévères sont : la perte du bénéfice de la présomption d’exactitude de la déclaration et le renversement de la charge de la preuve. ↑
5 Selon l’article L.55 du L.P.F. « sous réserve des dispositions de l’article L56, lorsque l’administration des impôts constate une insuffisance, une inexactitude, une omission ou une dissimulation dans les éléments servant de base au calcul des impôts, droits, taxes, redevances ou sommes quelconques dues en vertu du code général des impôts, les redressements correspondants sont effectués suivant la procédure de redressement contradictoire définie aux articles L57 à L 61A ». ↑
6 Selon l’article L.192 du L.P.F. « lorsque l’une des commissions visées à l’article L.59 est saisie d’un litige ou d’un redressement, l’administration supporte la charge de la preuve en cas de réclamation, quel que soit l’avis rendu par la commission ». ↑
7 Voir le tableau précité résumant les règles d’attribution de la charge de la preuve en droit fiscal français, annexe n°4 de ce mémoire. ↑
8 Rym BEJAOUI, « Les apports du code des droits et des procédures fiscaux en matière des procédures de contrôle et d’imposition », mémoire D.E.A. en droit des affaires, Faculté des Sciences Juridiques, politiques et sociales Tunis II, 2000-2001, p.112 et s. ↑
9 Mahmoud MTIR, « La taxation d’office en droit fiscal tunisien : comparaison des dispositions du code de l’IRPP et du CDPF », R.C.F., n°57, 2002, p. 71. ↑
10 Fayçal DERBEL, « Comptabilité et vérification fiscale », R.C.F., n°49, 2000, p.40. ↑
11 F-P DERUEL, « Quelques aspects du problème de la preuve en matière fiscale », D.F., 1962, n°37, p.48. ↑
12 En droit français, l’article 65 du L.P.F., crée pour introduire la section V réservée aux procédures d’imposition d’office, présente l’intérêt de rappeler que ces procédures, dérogatoires au droit commun, sont limitativement énumérées par la loi. ↑
13 Paul AMSELEK, rapport général introductif, in « La taxation d’office à l’impôt sur le revenu », op. cit., p.19. ↑
14 Il convient de préciser que la taxation d’office suite à une vérification préliminaire, qui est une nouveauté apportée par le C.D.P.F., constitue un élargissement dangereux des cas d’ouverture de la taxation d’office. ↑
15 Patrick SERLOOTEN, « Etude critique du statut fiscal du conjoint salarié du commerçant », in mélanges offerts à André COLOMER, p.443, 444. ↑
16 Habib AYADI, « Droit fiscal », 1989, p. 488. ↑
17 « Analyse comparative des administrations fiscales, rapport de l’inspection générale des finances, in les notes bleues de Bercy, n°167, 1999, p.2. » ; Néji Baccouche, « L’environnement fiscal de l’entreprise à l’heure de l’internationalisation de l’économie : Le cas tunisien », in journées de l’entreprise 9 et 10 novembre 2001, Port El Kantaoui, édition préliminaire p.96 et s. ↑
18 D’ailleurs, le droit fiscal belge limite le recours à la taxation d’office aux cas d’abstention. Selon l’article 351 du code belge des impôts sur les revenus de 1992 : « l’administration peut procéder à la taxation d’office…dans les cas où le contribuable s’est abstenu :
-Soit de remettre une déclaration dans les délais prévus par les articles 307 à 311 ou par les dispositions prises en exécution de l’article 312 ;
– Soit d’éliminer, dans le délai consenti à cette fin, le ou les vices de forme dont serait entachée sa déclaration ;
– Soit de communiquer les livres, documents ou registres visés à l’article 315
– Soit de fournir dans le délai les renseignements qui lui ont été demandés en vertu de l’article 316 ;
– Soit de répondre dans le délai fixé à l’article 346 à l’avis dont il y est question.».
Voir en annexe n°1 de ce mémoire, extraits du code belge des impôts sur les revenus ( C.I.R. 92 ). ↑
19 M. COZIAN, discussion in « La taxation d’office à l’impôt sur le revenu », op. cit, p.75. ↑
20 Vincent NOUZILLE, « Comment éviter les nouveaux pièges du fisc ? », L’express du 17/02/2000, www.lexpress.fr/info/economie/dossier/fisc/dossier.asp. ↑
21 Voir les articles 38 et 39 du C.D.P.F. ↑
22 Voir les articles 101 et suivants du C.D.P.F. ↑
23 Avis du Conseil économique et social, session ordinaire de 2001, p.15. ↑
24 Jean-Luc ALBERT, « Fiscalité et confiance », D.F., 1999, n°18, comm. 1016. ↑