La femme travailleuse en Algérie est au cœur de l’analyse des romans de Mohammed Dib, où elle incarne à la fois la lutte contre la misère et la sclérose sociale. Cette étude met en lumière son statut et son évolution dans l’imaginaire collectif algérien.
Évolution ou Révolution : La femme en marche vers la majorité :
Quand nous procédons à la recherche de l’image de la femme en marche vers la majorité dans notre corpus, nous la trouvons en train de lutter seule courageusement contre la misère dans La Grande maison, ou contre la sclérose de la société dans Un été africain.
L’image de la femme travailleuse :
À vrai dire, la dépendance économique de la femme est la cause primordiale de tous ses maux, et ce qui la maintient dans un état perpétuel d’asservissement.
En revanche, Dib nous présente une autre image que celle de la dépendante économiquement, représentée dans la femme travailleuse, indépendante économiquement qui, qu’elle soit veuve soit-elle ou épouse, garantit à sa famille de quoi vivre. Dans La Grande maison, Dib nous dévoile que dans le milieu traditionnel, le travail de la femme répond plus à une nécessité matérielle qu’à un désir d’affirmation de personnalité. Aïni est une femme qui dès sa naissance se trouve dans l’obligation de travailler pour avoir les moyens pour assurer les besoins de sa famille, elle a changé plusieurs fois de travail :
Elle avait cadré et filé de la laine. Ensuite, elle se mit à faire des arraguiats. Puis des feutres foulés à la main. À présent, elle piquait à la machine. Elle avait eu, indéniablement, beaucoup de métiers. Pourtant elle ne gagnait jamais de quoi suffire. Et tout le monde dépendait, y compris Grand-mère désormais, du peu qu’elle touchait. (G.M p.131)
Toutefois, cela n’empêche pas que ce travail aide la femme à s’affirmer. Aïni en est fière bien qu’il ne l’aide pas à sortir de sa misère. Elle démontre sa supériorité de femme travailleuse au cours de ses conversations avec sa voisine Zina, et au cours d’une dispute avec la propriétaire de la grande maison : « Moi, je travaille pour nourrir quatre bouches.
As-tu jamais travaillé une journée de ta vie, femme stérile ? Non, à coup sûr. (G.M p.106) ». D’ailleurs, La Grande maison met en scène plusieurs femmes jetées dans le monde du travail et du salariat sans préparation et sans qualification. Aouicha et Meriem les filles d’Aïni travaillaient dans une manufacture de tapis, « ses deux filles travaillaient pourtant et aidaient la famille à vivre.
(G.M p.90) ». De même :
Yamina bent Snouci allait à Socq-el-Ghezel vendre ses deux livres de laine, filées la veille. Sa fille, Amaria, et Saliha bent Nedjar, partirent de la maison. Elles travaillaient dans des manufactures de tapis. (G.M p.74)
Pour sa part, Nafissa dans Un Été africain se trouve obligée de travailler pour faire vivre sa famille, bien qu’elle ne parvienne pas à subvenir à tous leurs besoins.
Par son travail elle fait vivre toute la famille. Or, en dépit de l’acharnement qu’elle y met, elle ne parvient jamais à joindre les deux bouts. (UEAp.66)
Dib dans ses écrits nous montre une société qui ne reconnaît l’individu et ne l’identifie que par la force du travail. Zina admire beaucoup sa voisine Aïni qui se distingue des autres femmes traditionnelles par son travail et son indépendance économique.
J’ai pour toi l’admiration la plus grande, approuva la voisine. Travailleuse telle que je te connais, tu dois être l’orgueil de ta famille, et sa providence. L’orgueil de ceux qui vivent avec toi…Qui vivent de ton travail… J’ai de l’admiration !… (GM p.59)
Zina est ainsi consciente de la valeur du travail et du mérite d’être une femme travailleuse. Par ailleurs, cette insertion violente de la femme dans le processus de production et de circulation de la marchandise lui impose des connaissances qu’elle n’a pas. Ainsi, Aïni doit être aidée par son fils Omar pour vérifier ses comptes avec Gonzalès parce qu’elle ne sait pas compter.
À vrai dire, si le contexte socio-économique s’inscrit dans une négativité nette, certains personnages féminins ont réussi à s’en démarquer et à s’imposer comme maîtres de leurs propres vies. À cet égard, Aïni brosse en gros une image assez valorisante de la femme algérienne, en ce sens où elle a pu vaincre des difficultés matérielles, qui lui ont permis de voir clair dans la vie et de se rendre compte de sa situation, de ses capacités et de ses possibilités. Elle apparaît ainsi comme au moins l’égale de l’homme.
ZAKYA : L’image de l’instruite militante :
Avec le déclanchement de la guerre libératrice et la participation de la femme à ses événements, l’enseignement de la jeune fille est devenu une obligation pour les Algériens qui ont pris en considération la valeur et le rôle que joue la femme algérienne. La guerre et la nécessité de la libération devaient arracher la femme à la fonction de génitrice et lui révéler un nouveau rapport au monde comme cela est nettement apparu dans le cas de Zakya d’Un Été africain.
En fait, si Dib dans La Grande maison a mis en évidence des femmes illettrées, ignorantes au sein d’une société algérienne colonisée à la veille de la deuxième guerre mondiale, Un Été africain peint une nouvelle image de la femme algérienne dans une société jalonnée du feu de la guerre de libération nationale, représentée dans l’image de la jeune fille instruite qui revendique son statut et son travail incarnée par le personnage Zakya.
En effet, Zakya étudiante bachelière n’a pour autant que le vague projet de devenir institutrice, ce projet béni au premier abord par son père Moukhtar Raï, qui conscient du mérite du travail féminin, lui demande de chercher cet emploi,
la chose qui « serait tellement intéressant. (UEAp.08) » pour lui. Toutefois devant la puissante Lala Razia, qui représente l’ancienne génération et la gardienne des traditions ancestrales et qui refuse farouchement qu’une Raï travaille, Moukhtar renonce à ses idées et décide de marier Zakya à son cousin Sabri. Il s’exprime à sa fille : « Zakya, j’ai repensé à tout ça.
(…) à quoi te servirait-t-il d’être institutrice. Dis-moi ? (UEAp.08) ». Or, Zakya est consciente de sa situation en tant qu’instruite et de l’importance du travail pour la femme. Elle revendique son statut et son désir de travailler et rejette son rôle traditionnel de femme au foyer qui fait d’elle pareille à toutes les autres femmes traitées comme des poupées.
Elle a pris conscience d’elle-même et du parcours qu’elle a fait. Elle s’exprime à son père en s’interrogeant :
A quoi me sert mon baccalauréat, à présent ? (…) Pourquoi avoir fait de si nombreuses années d’étude ? Est-ce pour en arriver là, pour faire comme si tout ça n’avait pas eu lieu ? Je ne comprends pas…(…) Si c’est pour finir comme toutes les autres, pourquoi avoir tant travaillé ? (…)
Je croyais qu’une destinée à part m’était réservée, j’avais d’autres idées ; mais je me trompais, mon sort sera celui de toutes mes sœurs. Pareilles à elles, je serai traitée comme une poupée, je n’aurai ni liberté ni…(UEAp.44)
Le droit à l’enseignement introduit Zakya dans la voie de la libération. C’est le premier grand pas vers la majorité et qui permettra son émancipation. Toutefois, pénible est le cheminement de Zakya vers la majorité, elle est intellectuellement dans un monde, mais culturellement dans un autre monde, d’où le déchirement qu’elle vit et les difficultés à retrouver la vraie voie entre la tradition et la modernité. Zakya est à la quête de soi-même, ses interrogations et ses contemplations tout au long du récit, se situent entre l’univers de l’authenticité et celui de l’ouverture, elle s’interroge :
Pourquoi le monde est-il plein de significations, confuses et contradictoires ? Mes pauvres parents ne reconnaissent-ils rien aux avertissements de notre époque ? (UEAp.59)
À travers le rejet du monde traditionnel, Zakya exprime sa volonté de s’adapter et de s’intégrer dans le parcours social et économique comme force face aux obligations de l’époque qui obligent la femme à être instruite. Elle dénonce sa condition et celle de toutes les autres femmes en s’exprimant à sa mère :
Je réprouve l’existence que tu m’as donnée, l’existence qui est la tienne, la vôtre à tous… (UEAp.59). Dire que des générations entières de femmes en sont passées par là… Que d’autres vivront de cette manière : Dieu soit avec elles toutes… (UEAp.59).
Zakya appelle sa mère à dénier tous les torts qui les entourent, et à rejeter les idées et les jugements de soumission qui les asservissent sans leur permettre de ne penser à aucun changement. Elle lui s’adresse :
C’est avec cette sagesse que vous nous paralysez. Il n’y a qu’à s’habituer à ne pas respirer et puis dire que l’air n’existe pas. Oublier le mal, oublier la fatalité à laquelle nous sommes vouées : c’est là tout ce que tu me proposes ? Ah ! Mon Dieu ! (UEAp.101).
Zakya représente la nouvelle génération qui ne veut pas se soumettre aux caprices et aux enjeux des traditions. Sa principale caractéristique est sa relation controversée avec tous les membres de sa famille, sa mère, sa grand-mère et son père qui quoiqu’ instruit, ne peut pas faire face aux principes des traditions, et c’est ainsi en dépit de changements et de mutations socio-économiques que le cycle de la vie traditionnelle semble vouloir se perpétuer.
Zakya conteste absolument son mariage imposé, toutefois et malgré ses efforts et ses ambitions de changement, elle ne peut pas échapper aux scléroses de sa société et ne peut que se soumettre à l’ordre établi, consciente de son impuissance devant le joug pesant des traditions et de la société. Elle s’exprime à son oncle :
Mon père désire me marier : je me soumets. Comme il se doit. Tel est notre sort, à nous. Je ne veux pas aller à l’encontre de sa volonté, pour qu’on ne parle pas en mal de moi, pour qu’on ne me blâme pas. Il m’a donné la vie, il peut faire de moi ce qu’il voudra, je lui obéirai. Mon cœur en sera déchiré ?…Qu’importe. On saura au moins que je vis selon la règle, et nul n’osera me railler. (UEAp.128).
Plusieurs passages nous montrent Zakya seule dans son jardin observant le ciel et les nuages qui passent là-haut, prise par ses contemplations et ses monologues, et aspirant à une autre vie adéquate et plus libre. À cet égard, Ahlam MOSTAGHANEMI écrit : « la rencontre du corps de la femme avec la nature devient symbolique et prend la dimension d’une liberté retrouvée.
»1, alors le retour à la nature est un désir d’évasion et de liberté recherchée pour Zakya. D’ailleurs, le susurrement de l’eau dans le jardin sombre n’est que l’espoir de Zakya, l’espoir qu’elle attend malgré les obstacles qui jalonnent son chemin, elle s’exprime : « J’espère… Parce qu’il n’y a pas d’obscurité sans lumière, de mal sans bien…Parce qu’on ne peut pas ne pas espérer…(UEAp.59) ».
L’espoir de Zakya persiste malgré les obstacles qui s’élèvent autour d’elle, et tant qu’elle tient le dernier mot, « mais je n’ai pas dit mon dernier mot. Non, je n’ai pas dit mon dernier mot. (UEAp.125) ».
On peut considérer l’évolution de l’image féminine dégagée et représentée ici par Zakya comme indicateur des transformations symboliques en cours. Zakya dessine la sourde révolte des femmes et prépare en silence l’émancipation de la femme algérienne. À travers elle, Dib nous a marqué un processus de changement dans le statut de la femme algérienne quand s’engage le bouleversement radical de la société algérienne par la guerre de libération nationale. « Ombres, ombres, ombres…Je ne vois que des ombres. Et il n’y a personne pour m’entendre. (UEAp.191) », telles sont les dernières paroles de
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Zakya sur lesquelles se termine le roman. Dib préfère nous présenter un récit sans fin, où :
Le mot « Fin » donc en conclut ni ne clôt le livre. De page en page, il laisse la vie entrée par bout en déboucher par l’autre, non sans vous avoir en passant, lecteur, invité à chercher « une solution » pour un monde plus humain.2
Il semble que Dib était un visionnaire, il était en avance par rapport à sa société. Il savait depuis longtemps que le mal social que vit la femme algérienne est tellement profond qu’il nécessite de faire beaucoup de sacrifices. Il fait de Zakya l’image de toute femme algérienne qui s’efforce de redresser la tête, de lutter contre son état de mineur et d’essayer d’atteindre une majorité, faisant de ses espérances l’étincelle qui va lui éclairer son chemin dans les ombres qui l’entourent. De même, le contexte global dans lequel évoluent Aïni et Zakya semble différent ; toutefois, leur lutte nous pousse à les rattacher à la même image de la femme militante qui dresse son chemin vers la majorité.
D’après la représentation faite par Mohamed Dib de la femme algérienne, de ses images, de ses traditions et de sa lutte sociale, il s’avère qu’elle peut être plus que l’accompagnante de l’homme. Elle est active, représentée comme un être au sens vrai du terme, l’être humain avec tout ce qu’il a de force, de faiblesse, de réussite et d’échec.
Dib nous présente des modèles féminins qui ne s’opposent pas avec ceux connus et existants dans le monde réel, ce dernier qui représente la source inépuisable de l’écriture dibienne. Toutefois est-ce que Dib dans sa description et sa représentation de la femme algérienne s’appuie seulement sur le réel ? Ou l’écriture dibienne puise ses sources dans d’autres aspects dont le symbolique ?
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1 Ahlam MOSTAGHANEMI, note de lecture. ↑
2 [Note non spécifiée dans le texte original] ↑