Les conflits familiaux et le divorce en Kabylie

Pour citer ce mémoire et accéder à toutes ses pages
🏫 Universite Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou - Faculte des Lettres et des langues - Departement langue et culture amazighes
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Master - Juin 2018
🎓 Auteur·trice·s
LOUNIS Lidia, NAAK Kahina
LOUNIS Lidia, NAAK Kahina

Les conflits familiaux en Kabylie jouent un rôle crucial dans le divorce, souvent liés à des enjeux d’honneur et de dignité. Cet article analyse les conséquences de ces conflits sur le statut des femmes divorcées dans la commune de Makouda, en confrontant les perspectives traditionnelles et modernes.


Conflits entre les familles des époux

Les conflits familiaux peuvent aussi mener au divorce dans la société kabyle, surtout si le problème est lié à l’honneur et à la dignité des personnes.

Dans la société kabyle, toute infraction au code de l’honneur, entraîne immanquablement des réactions d’une violence qui nous semble souvent inouïe, disproportionnée, déclenchant une chaîne de violences parfois sans fin, qu’il s’agisse de violences physiques, ou psychiques ou morales et même criminel. Les fautes contre l’honneur conduisent ou risquent de conduire à la destruction de celui qui les commet jusqu’à l’extinction de sa généalogie

Pierre Bourdieu, dans son étude sur « Le sens de l’honneur »1, propose le schéma suivant chargé de rendre compte de l’organisation syntagmatique de la macro-séquence « Atteinte à l’Honneur » :

  1. Défi ou encore Outrage, Offense (sous le constat et le contrôle du groupe).
  2. Atteinte à l’Amour-propre = Déshonneur virtuel (moment passif ; sous la pression du groupe)
  3. Au choix : soit 1: Absence de riposte =Déshonneur ; soit 2: Riposte comme Défi (moment actif) nécessairement violent = restauration de l’Honneur = considération ; soit 3: Refus de riposter = Mépris = Déshonneur = Mort sociale.

Nous allons expliquer l’enchainement des séquences que Bourdieu a fait comme suit :

  1. Destinateur, l’offenseur : Emission du défi, de l’outrage, de l’offense.
  2. Destinataire, l’offensé : Réception-interprétation de l’offense.
  3. Réaction du Destinataire-offensé : Riposte (quelle que soit la forme violente : vengeance par ex.) ou non-Action, absence de réaction.

Le comportement de l’Offensé est en rapport avec la gravité et le style de l’outrage, en fonction des stratégies possibles dans une culture donnée, permettant réparation et si possible gain symbolique. La troisième micro-séquence peut elle même être considérée comme une nouvelle offense qui, suite à cette interprétation, provoquera une nouvelle réaction, et ainsi de suite dans un enchaînement sans fin des séquences, de vengeance en vengeance.

Nous avons un processus presque identique qui affirme l’enchainement des séquences, relaté par une femme divorcée victime d’une trahison. (Fatma)

Cette femme et son unique sœur étaient mariées à deux frères. Elles vivaient dans une même maison. Notre interlocutrice occupait avec son mari et leurs enfants une partie de la maison tandis que sa sœur occupait l’autre partie. Le mari de sa sœur résidait en France, tout comme son frère célibataire.

« yussa-d, ur yezwiǧ ara, yussa-d, zik atettwalid ixxamen ulac, wa di tkana, wa deg aggens, wa…après imir nettat tggen deg agens akked yell-is n ulwes- nni niden yettilin dagi, alwes-nni yeggan di tkana, winna d-yussan di Fransa, yekker iɣur-ten ciṭan tezriḍ amek, mectuḥen, netta mectuḥ, nettat tmectuḥ,sa fait nekk gganeɣ di texxamt, di tzeqqa nniḍen akked wurggaz-iw d warraw-iw ur zriɣ ara, nettat teggan din, mi d deggiḍ ad ǧen taqcict-nni mi teṭṭes, ad-tali ɣures ɣer tkana » ( Fatma)

(Une fois, le beau frère célibataire est rentré de France pour des vacances. Et comme dans la maison traditionnelle kabyle il n’y avait pas de grands espaces pour chaque individu, ma sœur dormait en compagnie de la fille de l’autre beau frère vivant ici dans une chambre tandis que le beau frère célibataire occupait le grenier du dessus. Ils étaient donc sous un même toit tandis que moi et mon mari nous occupions une autre partie sous un autre toit. A la nuit tombante, ma sœur attendait que sa nièce s’endorme pour aller rejoindre son beau frère. Ils étaient jeunes tous les deux et la tentation était plus fort.)

Elle poursuit dans un autre extrait :

« netta yeṭṭef iberdan-is iruḥ ɣer Fransa, nettat imir terfed lḥamila, nekk ur zriɣ ara,imir aɛebbuḍ-is a yettimɣur, a yettimɣur, ulac amek ara nexdem, faqenɣ imir, yeffeq-aɣ gma… yenna-d ad d-ɛeddimt ɣer uxxam…, zik win ixedmen lḥaja ad ten-nɣen ad iɣbu akk lɛar-is akken ur ttemslayen ara fell-as medden… Après gma-nni imiren iruḥ ɣer Fransa, ihewwes fell-as din-a yenɣa-t ɣef tabla di lqahwa, yejebd-d lkabus yessefsusi-t din ɣef tabla, amaɛna din iseccudden iffassen-is, wwin-t ɣer lḥebs, ḥekmen-as 20sna… amaɛna ḥemddoullah mi yemmut ur yinɣi ara… »

(Après leurs rapports, le beau frère retourne en France en laissant ma sœur enceinte. Nous avons essayé de cacher mais la grossesse devient de plus en plus visible. Mon frère se rendit compte et nous prend toutes les deux chez nos parents de force. Pour défendre honneur de la famille, il tue ma sœur et part en France à la recherche de l’auteur de la grossesse (mon beau frère) pour le tuer aussi.

Et c’est ce qui s’est passé, car il l’a tué. Il avait juré qu’il reviendra pour me tuer moi aussi parce que comme j’étais l’aînée de ma sœur, il me reprochait de ne pas l’avoir protégé et veillé sur elle. Mais le destin n’a pas voulu que je sois sa victime aussi puisqu’il a été condamné à 20 ans de prison d’où il n’en sortira que mort.

Nous trouvons bien dans cette histoire les 3 séquences :

La séquence 1 = Offenseur : le beau frère des deux sœurs

La séquence 2= Réception-Interprétation par les offensés (le frère des deux sœurs)

La séquence3 = Réaction des offensés : vengeance du sang : élimination physique de l’offenseur. Dans notre cas nous avons deux offenseurs (le beau frère et la sœur de l’offensé).

Revenons à notre objet d’étude qui est le motif du divorce. Dans ce cas le divorce de cette femme n’est que le résultat d’une faute commise par sa sœur et son beau frère.

Elle n’a pas pu revenir dans son domicile à cause de son frère pour ces deux raison :

La première c’est à cause du refus de son mari (le frère de l’offenseur) de tuer son propre frère. Comme son frère à elle a tué sa sœur, son mari aussi devra tuer son frère pour restaurer leur honneur. Ce passage témoigne cela :

« aqli nekk nɣiɣ wultma, tura kecc mayla ad tetbɛeḍ gma-k ɣer Fransa ad tenɣeḍ-t, dɣa ad nner akk lɛar ɣer ddaw n tmurt, ma wlac ihi wellah a gma-k ar d yemmet, yernu wultma ma teqqim dinna ɣur-k, winna yenna-as ur neqqeɣ ara gma… »

(moi j’ai tué ma sœur et tu devras toi aussi aller chercher ton frère en France et le tuer, pour restaurer notre honneur, mais si tu ne le feras pas, je te jure que je vais aller le chercher et le tuer, en plus ma sœur ne reviendra jamais chez toi. Mon ex mari a refusé de tuer son frère…)

La deuxième raison c’est la menace que son frère lui a proféré. Elle l’indique dans cet extrait :

« yenna-yi-d, ad d-uɣaleɣ, annida telliḍ ad kem nɣeɣ… » (Fatma) (Il m’a dit dès que je reviens, je te chercherai pour te tuer toi aussi).

Nous constatons après l’analyse des passages que dans la société kabyle toute violation de l’honneur est considérée comme une transgression à l’ordre du groupe, refusant toutes les négociations et tous les arrangements. La diyya n’est pas acceptée dans ce genre d’atteintes, et le meurtre tamgart est légitimé si cet honneur est souillé.2

Et que le seul motif du divorce de cette femme est dû aux problèmes familiaux et plus exactement au problème de l’honneur du groupe.

________________________

1 Bourdieu Pierre, Esquisse d’une théorie de la pratique suivie de trois études d’ethnologie kabyle, Droz, 1972, p. 207.

2 MAHE Alain. Histoire de la grande Kabylie XIXe -XXe siècles : Anthropologie du lien social dans les communautés villageoises, Paris, Bouchène, 2001, p.650.

Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top