Le sens du travail des saisonniers dans l’industrie cotonnière ivoirienne révèle des dynamiques complexes face à la précarité de l’emploi. Cette étude qualitative, ancrée dans la théorie de l’identité professionnelle de Claude Dubar, explore les motivations des travailleurs de la CO.I.C à Korhogo malgré des conditions difficiles.
CHAPITRE 4 :
DISCUSSION SUR LE MAINTIEN DES TRAVAILLEURS SAISONNIERS DANS L’EMPLOI PRECAIRE
La précarité de l’emploi est un fait réel qui mine le monde du travail. S’engager dans un emploi précaire, c’est faire face à certaines situations plus ou moins désavantageuses et qui pourrait avoir une influence sur la qualité de vie, sociale et professionnelle de l’individu qui l’exerce.
De nombreuses recherches ont accordé une intention particulière à la problématique de la précarité de l’emploi à tel enseigne que vers les années 90, l’emploi saisonnier était devenu un sujet de préoccupation au moment où certains professionnels faisaient état de la pénurie de main d’œuvre à laquelle ils sont confrontés (M. Souvestre, 2004).
Il convient de préciser que ces travaux ouvrent le champ de la discussion des résultats de notre sujet de recherche portant sur l’emploi précaire et le rapport au travail des travailleurs saisonniers de la COIC.
- Détermination du sens du travail pour les travailleurs saisonniers au sein de la COIC
Les résultats de notre enquête révèlent une forte dissonance entre les dispositifs de protection annoncés par la Compagnie Ivoirienne de Coton (COIC) et la réalité quotidienne vécue par les travailleurs saisonniers. En effet, bien que des équipements de sécurité soient officiellement mis à disposition, leur inadéquation, leur rareté ou leur usure prolongée rend leur efficacité largement discutable.
Cette insécurité est renforcée par une gestion approximative des situations à risque, notamment lors de travaux en hauteur. Les propos recueillis montrent que l’usage des harnais dépend du niveau perçu de dangerosité plutôt que de leur caractère préventif. Pourtant, les équipements de sécurité devraient être fournis systématiquement, indépendamment de l’évaluation subjective du risque. Le cas emblématique du travailleur ayant subi une chute entraînant la fracture de quatre côtes illustre crûment les conséquences de cette négligence structurelle.
Au-delà des risques immédiats d’accidents, les saisonniers sont également exposés à des pathologies liées à la pénibilité du travail. Le rythme intensif (08 heures par jour en 01semaine) et la précarité du statut font que toute interruption pour raison de santé entraîne une perte directe de revenus, sans protection sociale suffisante. Cette situation place les saisonniers dans une grande vulnérabilité, où le travail, bien qu’essentiel, devient également un facteur de fragilisation.
Cette réalité rejoint les constats de l’Observatoire Régional de la Santé Rhône-Alpes (2008), qui souligne que les employeurs reconnaissent souvent l’impact des conditions de travail sur la santé des saisonniers, mais sans pour autant agir concrètement pour les améliorer. Ce paradoxe est également observable à la COIC, où le maintien d’une main-d’œuvre temporaire semble primer sur toute logique de prévention durable.
Cependant, malgré ces conditions difficiles, le travail à la COIC revêt une valeur stratégique pour les saisonniers. Il est perçu comme un moyen d’insertion professionnelle, un espace de formation pratique, mais aussi un levier d’affirmation sociale. Beaucoup y voient une opportunité d’acquérir de l’expérience, de se former sur le terrain, voire de développer des compétences dans plusieurs domaines techniques (mécanique, soudure, électricité, etc.). Ces bénéfices sont d’autant plus valorisés que l’accès à une formation professionnelle formelle reste limité pour bon nombre d’entre eux.
Loin de se réduire à une simple contrainte économique, l’emploi saisonnier devient ainsi un projet professionnel, même s’il est instable. Certains travailleurs témoignent d’une progression dans leurs compétences ou d’un élargissement de leur champ d’activité au sein de l’entreprise. Cette reconnaissance tacite de leur savoir-faire favorise un sentiment d’utilité, voire de fierté.
Dans ce sens, la prime annuelle accordée par la COIC apparaît, bien que modeste, comme un signal de reconnaissance et un soutien ponctuel aux besoins quotidiens. Cette gratification, perçue positivement par les saisonniers, participe à un minimum de satisfaction au travail, malgré l’absence de statut pérenne.
Ce rapport ambivalent au travail – à la fois source de contraintes et d’épanouissement – rejoint les analyses de Marc Loriol (2011). Pour lui, le sens du travail découle du sentiment d’accomplir une mission utile, génératrice de reconnaissance et d’identité sociale. C’est exactement ce que traduisent les récits de nos enquêtés : bien que leur emploi soit pénible et incertain, il reste porteur de sens, car il leur permet d’exister socialement, de s’affirmer professionnellement, et de faire face, tant bien que mal, aux réalités de la vie.
En définitive, les résultats confirment notre hypothèse selon laquelle le travail à la COIC, en dépit de sa précarité et de sa dangerosité, est perçu par les travailleurs saisonniers comme un canal fonctionnel pour répondre à leurs besoins économiques, professionnels et identitaires. C’est cette valeur plurielle du travail, bien plus que sa sécurité ou sa stabilité, qui explique leur maintien dans ce type d’emploi.
Explication des rapports professionnels de travail dans lesquels les travailleurs saisonniers interagissent à la COIC
Les relations professionnelles observées au sein des équipes de saisonniers de la COIC révèlent une dynamique sociale fondée sur la coopération, la solidarité et l’affectivité. La communication, qu’elle soit formelle (réunions, briefings) ou informelle (pauses, échanges spontanés), joue un rôle central dans la cohésion du groupe et dans la régulation du travail quotidien. Les délégués élus parmi les saisonniers eux-mêmes servent de relais entre les équipes et la hiérarchie, facilitant ainsi l’adhésion aux règles, la motivation collective et la gestion des conflits ou difficultés rencontrées.
Cette organisation participative favorise un climat de confiance et de solidarité, au point que de nombreux travailleurs considèrent leur équipe comme une véritable « seconde famille », au-delà des différences culturelles, religieuses ou régionales. Les rapports d’amitié, les visites en dehors du cadre professionnel, ou encore les soutiens lors d’événements familiaux (mariage, décès, maladie) illustrent une socialisation professionnelle forte, nourrie par des valeurs de respect et d’entraide.
Cette observation rejoint les travaux de Beaumier (2001) qui souligne que les relations professionnelles intègrent une dimension affective essentielle. Selon lui, ces relations permettent non seulement de renforcer la cohésion de groupe, mais également d’accroître la satisfaction individuelle et la stabilité de l’équipe. Dans cette perspective, St-Arnaud (1997) affirme que l’« énergie de solidarisation » émerge de l’interaction entre les membres d’un groupe et traduit le désir subjectif d’aimer et d’être aimé, alimentant ainsi la dynamique collective.
Au sein de la COIC, cette cohésion semble également renforcée par le mode de gestion des ressources humaines. En effet, les responsables hiérarchiques n’adoptent pas une posture purement directive. Ils instaurent une relation de proximité avec les saisonniers, favorisant le dialogue, l’écoute et la reconnaissance. Cette stratégie permet à l’entreprise de fidéliser ses travailleurs d’une campagne à l’autre, en privilégiant les anciens saisonniers lors des recrutements. Cela s’inscrit dans une logique de capitalisation des relations de confiance, un levier de performance et de stabilité organisationnelle.
Cependant, il convient de nuancer ces observations. Comme le rappelle le Bureau International du Travail (BIT, 2006), la relation de travail repose fondamentalement sur un lien de subordination. Le salarié, même saisonnier, reste tenu d’exécuter les consignes de son employeur. La relation professionnelle est donc aussi marquée par des asymétries de pouvoir et des obligations contractuelles. En ce sens, certaines formes de « camaraderie » peuvent être tolérées ou encouragées, mais elles ne remettent pas en cause le cadre hiérarchique établi.
Par ailleurs, des chercheurs comme Ruiller (2008) ou encore Orthner et Pittman (1986) insistent sur l’importance des relations hors-travail dans la construction du bien-être et de l’engagement professionnel. Ces interactions extraprofessionnelles participent à un équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, ce qui peut, in fine, renforcer la performance au travail.
Ainsi, les résultats de notre étude confirment l’hypothèse selon laquelle les relations professionnelles entre saisonniers et entre ces derniers et leur hiérarchie jouent un rôle essentiel dans le maintien des liens sociaux au sein de la COIC. Ces relations dépassent parfois le cadre strictement professionnel pour s’ancrer dans une logique de solidarité humaine. Néanmoins, il est important de reconnaître que ces liens se construisent dans un contexte où subsistent une hiérarchie fonctionnelle et une précarité structurelle liée au statut temporaire des saisonniers.
En conclusion, bien que certaines limites théoriques subsistent — notamment sur la question de la subordination et de la frontière entre le professionnel et le personnel —, nos résultats valident l’idée que les relations humaines au travail contribuent fortement à la cohésion et à la fidélisation des saisonniers dans un environnement de travail précaire.