Le rôle du Kenya dans la paix soudanaise est crucial, notamment à travers son implication dans le processus de paix et la signature du CPA. Cet article analyse les tensions entre les obligations de coopération avec la Cour pénale internationale et les engagements régionaux du Kenya.
§2.- La question du rôle du Kenya dans le processus de paix au Soudan et son impact dans l’obligation de coopération avec la CPI
Le fait que les autorités gouvernementales kenyanes aient rappelé à la Cour kenyane leur rôle dans le processus de paix au Soudan, notamment avec la signature du CPA690, signé le 9 janvier 2005 à Naivasha (une localité située à une centaine de kilomètres à l’ouest de Nairobi), n’a pas du tout retenu son attention. Cela n’a non plus impacté sa décision. Toutefois, cette implication du Kenya dans le processus de paix au Soudan mérite d’être soulignée ici. D’autant que le Kenya est le garant de l’accord de paix au Soudan (A). Il faut rappeler que cet accord de paix a permis aux autorités gouvernementales kenyanes de fonder leur refus de coopérer avec la CPI et de contester le bien-fondé d’un mandat d’arrêt provisoire demandé par l’ICJ.
Ainsi, en rappelant que c’est grâce à l’accord de paix qu’un terme a été mis à la guerre civile au Soudan, les autorités gouvernementales kenyanes n’ont-elles pas, de façon implicite, reconnu que la recherche ou le rétablissement de la paix par le dialogue et la réconciliation nationale était la solution au problème soudanais?
De ce fait, il y aurait une incompatibilité entre le rôle de médiateur du Kenya et l’arrestation d’Omar El BECHIR (B).
A.- Le Kenya comme garant de l’Accord de paix au Soudan
Le rôle du Kenya dans la signature du CPA a été soulevé devant la Cour kenyane par les autorités gouvernementales kenyanes. Dans leurs conclusions visant à rejeter la demande de l’ICJ, les autorités gouvernementales kenyanes se sont contentées de rappeler à la Cour kenyane que leur pays ne pouvait pas arrêter Omar El BECHIR, au motif que, le ̏ […] Kenya is a guarantor to the Comprehensive peace agreement that ended the civil war in Sudan ̋ 691. A travers cet énoncé, le gouvernement kenyan a sans doute évité de saper tous les efforts que le pays a fournis dans le rétablissement de la paix au Soudan692.
Ainsi, cette espèce permet de souligner ici brièvement le rôle du Kenya dans le processus de paix au Soudan. En effet, le Kenya a été le théâtre des pourparlers de paix inter soudanais. C’est à partir de 2002 qu’il s’est affirmé comme l’un des principaux médiateurs du conflit soudanais. En effet, le 20 juillet 2002, après de longues négociations à Machakos (une ville kenyane), le gouvernement soudanais et le mouvement rebelle le Sudan People’s Liberation Movement (ci-après : « SPLM ») dont la branche armée est le Sudan People’s Liberation Army (ci-après : « SPLA »), signaient le Protocole de Machakos, mettant ainsi fin à plusieurs années de guerre civile693. C’est à travers ce Protocole que le gouvernement soudanais a accepté le droit des populations du Sud à l’autodétermination694 qui a abouti, en 2011, à l’indépendance du Sud Soudan. Il faut rappeler que ce Protocole a été le premier accord dans une série de protocoles qui ont constitué le CPA.
En ce qui concerne le CPA qui a été mentionné par les autorités gouvernementales kenyanes, il faut relever qu’il est l’aboutissement de longues années de négociations et comporte en son sein de nombreux accords signés à des dates différentes. Ce CPA pose clairement un cessez-le-feu permanent et des accords sur le partage des richesses et du pouvoir entre le Nord et le Sud695. Il faut rappeler que le Kenya, ainsi que d’autres Etats et organisations régionales (UA, UE, Ligue arabe), ont joint leur signature à celle des représentants des différentes factions rivales, notamment Ali Ousman Mohamed, premier vice-président du Soudan et John GARANG, président du SPLM / A696.
En dehors du fait pour le Kenya d’avoir abrité sur son territoire les différentes négociations de paix inter soudanaises, d’éminentes personnalités kenyanes se sont aussi impliquées dans le processus de paix au Soudan. Elles ont tantôt joué le rôle de médiateur, tantôt occupé d’importants postes au sein des commissions constituées par l’IGAD697 à cet effet.
Sans doute fières de la contribution de leur pays dans le rétablissement de la paix au Soudan698 et soucieuses de ne pas compromettre les efforts fournis en vue d’une sortie de crise, il était difficile pour les autorités gouvernementales kenyanes d’arrêter le chef de l’Etat soudanais. D’autant qu’une telle décision aurait sans doute été considérée comme leur propre désaveu ou un changement radical de leur position et de leur démarche initiales699. D’autant que les autorités gouvernementales se sont impliquées dans les négociations de paix au Soudan700.
C’est donc à bon droit que les autorités gouvernementales kenyanes ont contesté le bien-fondé de la requête de l’ICJ, en se fondant sur le rôle joué par le Kenya durant tout le processus de paix au Soudan.
Ce faisant, l’on peut regretter le fait que la Cour kenyane ait éludé la question de l’implication du Kenya dans le processus de paix au Soudan. Car, le Kenya peut-il se soustraire à son obligation de coopération avec la CPI sur le prétexte de préserver un accord de paix dont il est le garant ? Il aurait été sans doute plus judicieux que la Cour kenyane abordât cette question lancinante qui se pose dans la société internationale et qui oppose de plus en plus la paix à la justice701.
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688 Sur la primauté des exigences de paix et de stabilité au détriment de la justice, voir notamment Anne LAPORTE, Essai sur les conditions de la responsabilité pénale des chefs d’Etat et de gouvernement en droit international public, op. cit. (note n° 105), pp. 582 – 583 ; voir aussi Julian FERNANDEZ, « L’expérience mitigée des tribunaux pénaux internationaux. Les limites de la justice pénale internationale », op. cit. (note n° 253), p. 238. Contra : Mohammed AYAT reconnaît pourtant que les JIP ont contribué et contribuent à la restauration de la paix et à la réconciliation. Voir de cet auteur, « Justice pénale internationale pour la paix et la réconciliation », op. cit. (note n° 68), pp. 394 ss. ↑
689 L’on pense ici à un coup d’état qui pourrait renverser Omar El BECHIR ou à une alternance démocratique au Soudan qui pourrait amener les nouvelles autorités soudanaises à l’arrêter et à le remettre à la CPI. Toutefois, de telles hypothèses sont difficiles (mais pas impossibles) à se réaliser dans le contexte soudanais actuel. ↑
690 Voir The Comprehensive Peace Agreement between the Government of the Republic of the Sudan and the Sudan People’s Liberation Movement / Sudan People’s Liberation Army, signé le 31 décembre 2004, et entré en vigueur le 9 janvier 2005, unmis.unmissions.org/Portals/UNMIS/Documents/General/cpa-en.pdf (consultée le 12 février 2015). ↑
691 Voir Kenya Section of the International Commission of Jurists v Attorney general and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 11. ↑
692 Pour un petit aperçu du rôle du Kenya dans le processus de paix au Soudan, voir par exemple Eric REEVES, « The role of Kenya in the Sudan peace process : a moment of truth », 19th december 2004, http://www.sudanreeves.org/2004/12/19/the-role-of-kenya-in-the-sudan-peace-process-a-moment-of-truth (consultée le 8 septembre 2014). ↑
693 Voir Machakos Protcol, IGAD ̏ Secretariat on peace in the Sudan ̋ , Machakos Prtocol, july 20, 2002, http://www.smallarmssurveeysudan.org/fileadmin/docs/documents/HSBA-Docs-CPA-2.pdf. (consultée le 20 février 2015). Pour une analyse de ce Protocole, voir Le Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du Règlement par la Commission des affaires étrangères en conclusion des travaux d’une mission d’information constituée le 28 janvier 2009, sur la situation au Soudan et la question du Darfour, Rapport n° 2274 présenté par les députés Serge JANQUIN et Patrick LABAUNE, 3 février 2010, 279 pp. (spéc. pp. 107 et ss., et 133 et ss.), http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rap-info/i2274.pdf (consultée le 22 février 2015) ; voir aussi Stefan WOFF, « Négocier des accords de partage du pouvoir », in : La médiation dans le processus de paix. Aspects thématiques. Manuel pratique pour l’Union Africaine, tome 2, 2013, pp. 31-57 (spéc. p. 37), http://www.hdcentre.org/uploads/tx_news/UA-_Manuel-Volume-II-Aspects-Thematic (consultée le 25 janvier 2015). ↑
694 Cf. le point 1.3 du Protocole ; voir également Roland MARCHAL, « Le Soudan d’un conflit à l’autre », in : Les Etude du CERI, n° 107 – 108, septembre 2004, pp. 1 – 59 (spéc. p. 4), https://hal-sciencespo.archives-ouvertes.fr/hal-01020134 (consultée le 22 février 2015). ↑
695 Ibid., pp. 27ss. ; lire également le Chapitre du CPA intitulé Power sharing, signé à Naivasha le 26 mai 2004 ; voir aussi Stefan WOFF, « Négocier des accords de partage du pouvoir », op. cit. (note n° 693), p. 41. Pour une analyse des énonciations du CPA, voir Le Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du Règlement par la Commission des affaires étrangères en conclusion des travaux d’une mission d’information constituée le 28 janvier 2009, sur la situation au Soudan et la question du Darfour, op. cit. (note 693), pp. 138ss. ↑
696 Ibid., p. 131. ↑
697 On cite ici le Général de l’armée kenyane, Lazaro SUMBEIYWO qui a été le médiateur lors des négociations de Machakos ; Daniel MBOYA, nommé Ambassadeur du Secrétariat de l’IGAD pour la paix au Soudan. ↑
698 D’ailleurs, suite à la visite d’Omar El BECHIR au Kenya, le 27 août 2010, dans un communiqué adressé au gouvernement kenyan, les autorités soudanaises ont tenu à rappeler le « rôle décisif » du Kenya dans le processus de paix au Soudan. Lire « Le Soudan remercie le Kenya d’avoir invité son président à participer à la cérémonie de promulgation de la nouvelle Constitution », http://www.focac.org/fra/fzsz/qyhz/t736639.html (consultée le 24 janvier 2015). ↑
699 Voir Max Du PLESSIS qui rappelle que les autorités gouvernementales sud-africaines avaient d’abord annoncé, de façon solennelle, leur intention de respecter les obligations insérées dans le Statut de la CPI, en arrêtant Omar El BECHIR s’il venait à se rendre en Afrique du Sud. Mais, l’on a remarqué qu’elles ont récemment changé de position lorsqu’elles ont reçu Omar El BECHIR, le 14 juin 2015, à l’occasion du 25ème Sommet de l’UA, tenu à Johannesburg. Voir de cet auteur, « South Africa’s implementation of the Rome Statute », op. cit. (note n° 184), p. 38. Il faut rappeler que l’Afrique du Sud a annoncé son intention de se retirer du Statut de la CPI. ↑
700 Jean-Baptiste JEANGÈNE VILMER évoque « le dilemme du médiateur » pour souligner la difficulté que peuvent éprouver ceux qui s’engagent dans un premier temps dans les négociations de paix et à qui on demande dans un second temps de s’impliquer dans l’arrestation des personnes avec lesquelles les négociations ont été faites. Voir de cet auteur, Pas de paix sans justice ? Le dilemme de la paix et de la justice en sortie de conflit armé, op. cit. (note n° 634), p. 13. ↑
701 résultats positifs que cette justice transitionnelle a produits, notamment en Afrique du Sud et au Rwanda pour vanter ses mérites. ↑