Le rôle du clown en pédiatrie clinique est analysé à travers des retours d’expériences et des observations, mettant en lumière sa légitimité et son impact dans un environnement scientifique. Cette étude révèle comment le clown s’intègre et interagit avec les jeunes patients et le personnel médical.
Partie analytique
I. Introduction
A l’aulne des enseignements extraits de notre démarche préparatoire et des lectures entreprises, ce serait un travail de Sisyphe de tenter d’atteindre dans cette partie la « saturation (empirique) » (Pires, 1997:54), tant il semble y avoir de clowns, de situations, de pratiques et d’interactions différents qui, à l’aulne de la théorie, seraient censées valider ou invalider nos hypothèses ou, plus probablement, les nuancer.
L’échantillon composé des trois clowns que nous avons interrogés1 ne permet pas en outre de tendre vers l’inférence statistique, à savoir de dégager des certitudes à partir des seules informations recueillies grâce à leur concours. De plus, cet échantillon n’étant pas représentatif, toute généralisation par rapport à l’ensemble des clowns oeuvrant en pédiatrie clinique s’avère impossible.
Cela ne nous empêche toutefois pas d’en tirer des informations nombreuses et utiles et ce, en raison notamment de la durée des entretiens. De plus, au-delà de l’utilité des observations cliniques réalisées au côté de Paolo Doss2, nous avons tenté de modéliser ses visites aux enfants de pédiatrie et sollicité l’intéressé afin de connaître la perception de ses propres interventions.
C’est d’ailleurs par cet essai que nous entamons cette deuxième partie, juste après le synopsis de l’entretien avec le Dr. Samuel Van Steirteghem, Chef du Service de Pédiatrie du Centre hospitalier universitaire Ambroise Paré (Mons), dont l’utilité escomptée est de bénéficier de données primaires émanant en ligne directe également d’un représentant spécialisé du corps médical.
II. Du statut au rôle du clown : contextualisation par un chef de pédiatrie
En qualité de pédiatre, de pratiquant de « la branche de la médecine qui a pour objet l’étude, le diagnostic, le traitement, la prévention des maladies infantiles et la protection de l’enfance » (CNTRL, 2017), et en qualité de chef de service au Centre hospitalier universitaire Ambroise Paré (Mons), le Dr. Samuel Steirteghem nous offre un double regard sur la question de la place du clown à l’hôpital, en l’occurrence au chevet des plus jeunes. D’une part, celui d’un scientifique et, de l’autre celui d’un gestionnaire d’équipe et, de l’autre, celui d’un interlocuteur privilégié avec le direction de l’hôpital. Il est dans une certaine proxémique avec les patients, les familles, le personnel (dont le soignant) et d’autres protagonistes au sein de son service (dont le clown). De quoi bénéficier, à travers notre rencontre avec ce spécialiste, d’une approche raisonnée – car scientifique – nourrie d’observations à la fois micro et macro.
Lors de cette rencontre, nous avons eu recours à une procédure similaire à celle employée avec les trois clowns3, à savoir des entretiens semi-directifs. Outre la différence de durée (une demi-heure environ avec le Dr. Steirteghem plutôt que une heure trente avec chaque clown), les questions ont logiquement été adaptées à la qualité (sens de ce qui qualifie) de notre interlocuteur.
La première idée que nous en avons relevée concerne l’absence de formalisme perceptible dans le rapport quotidien entre le soignant et le non-soignant4, incarné par les clowns, et le soignant, incarné par le personnel médical et paramédical : les premiers, au-delà des précautions sanitaires bilatérales qui s’imposent avant de visiter les patient, s’inscrivent dans « une activité (…) assez organisée, qui se déroule d’elle-même (…) ». De quoi envisager la notion de confiance accordée par les seconds, du moins à l’égard de l’association (Hôpi- clown) qui les forme et les affecte sur place, et qui, en amont, s’est liée à l’hôpital à travers une convention.
La deuxième idée tient dans le verbe « dédramatiser » qui revient à plusieurs reprises dans les propos du Dr Steirteghem quant au rôle de médium et de transformateur de la perception de l’enfant joué par le clown. En le distrayant, en facilitant la communication multilatérale, le clown dédramatise chez l’enfant ce que celui-ci vit en qualité de patient, mais aussi le « statut » du soignant et « le séjour à l’hôpital » (en particulier de longue durée), soit les différents aspects de son hospitalisation lorsque considérée sous l’angle de la contrainte de santé : l’espace, le temps et ce qui s’y déroule, notamment « des actes techniques (…) des temps d’attente (…) tout ce qui pourrait être traumatisant (…)». Un rôle jugé « presque essentiel et certainement aussi important que l’aspect professionnel, thérapeutique ».
La troisième idée touche à la place du clown « parmi d’autres » intervenants proches par leur but commun (la condition de l’enfant hospitalisé) : on retrouve des enseignants, qui se relaient au sein de l’ « école » abritée par l’hôpital, une « mamie conteuse », ou encore, une ergothérapeute qui propose des activités ludiques. De quoi prévenir toute image d’une présence artistique monopolistique dans le chef du clown et envisager plutôt sa prestation comme l’élément d’une co-construction socio-culturelle – non sans toutefois en oublier sa singularité sociale.
La quatrième idée est relative à l’implication thérapeutique ou non du clown dans le travail du médical et du paramédical, et inversément : « (…) il y a du pour et du contre dans les deux (…) c’est important que chacun reste dans son rôle ». D’un part, le clown perdrait en « légèreté nécessaire pour emmener l’enfant dans son monde imaginaire » ; de l’autre, le médecin, en crédibilité, en particulier dans des cas de pathologies plus lourdes et de la communication officielle y afférente. Ce qui ne contrarie toutefois pas la relation plus informelle entre le soignant et le non-soignant, chacun récoltant volontairement ou involontairement des informations utiles qui échapperaient ou seraient hors de portée de l’autre : « Moi <Samuel Steirteghem>, je peux très bien aller dire au clown : ‘Bien, voilà : il y a eu telle chose qui s’est passée avec tel enfant. Ce serait bien si vous passiez un peu plus de temps’. Et eux peuvent nous dire aussi : ‘Là, il <tel autre enfant> a vraiment l’air triste : peut-être que vous devriez envoyer la psychologue’».
La cinquième et dernière idée questionne le statut de « volontaire »5 des clowns et, de manière corollaire, la valeur accordée à la prise en charge pédiatrique clinique. Au Centre hospitalier universitaire Ambroise Paré, les clowns, non rémunérés, interviennent – pour rappel – sous l’égide de l’Asbl Hôpi-clown. Ce qui, au vu de la conjoncture budgétaire du secteur des soins de santé (« le côté ‘accompagnement’ de l’enfant, que ce soit pour les clowns ou pour d’autres choses, est trop peu pris en compte »), crée, en l’espèce, en pédiatrice, une forme de dépendance à des ressources tierces ( « (…) et, donc, on repose (…) sur des bénévoles »). Il s’agit non pas d’une critique négative à l’égard des intéressés, mais bien une réflexion plus large sur la professionnalisation des ressources complémentaires dans le (para)médical et sur l’escompté légitime niveau d’exigence à l’avenant.
« C’est pas une critique : ils font un travail extraordinaire ! (…) clown, ça ne s’improvise pas : moi, je ne pourrais pas le faire. »
III. Du lien identitaire à la relation performatrice : modélisation d’une prestation
A. Typologie de scènes
Comme introduit plus haut, durant notre parcours en compagnie de Paolo Doss (« Payoyo ») aux Cliniques universitaires Saint-Luc, nous avons isolé des éléments récurrents que nous avons utilisés ci-après pour reconstruire trois situations, trois « scènes type ». Les deux premières impliquent de jeunes patients et la troisième un membre de l’équipe d’animation.
Scène type 1
Payoyo frappe à la porte de la chambre déjà entre-ouverte et s’enquière de savoir s’il est le bienvenu. Ce préliminaire accompli, il capte l’attention de l’enfant en mariant sobres mais poétiques effets visuels, avec des jeux de mots, des déplacements courts mais imprévisibles et aussi en sollicitant les parents, se servant de ceux-ci tantôt comme crédit de son discours, tantôt comme sujet de taquineries. La gamme d’attitudes dans leur chef varie de la passivité complète à l’expression d’une volonté de supporter l’action du clown, par l’acquiescement à ses dires ou par le rire, notamment. Certains invitent même avec plus ou moins d’insistance leur enfant à s’intéresser à la prestation et, ou à rire. Ce que modère, au besoin, Payoyo.
Le rythme est soutenu mais compte néanmoins de brefs temps morts, des respirations, tant pour l’enfant et, accessoirement ses parents, que pour la prestation elle-même. Au regard des différentes visites, l’artiste ne semble pas devoir étoffer son script de répliques foncièrement inédites : les réactions (ou leur absence) semblent envisagées dans le scénario. Non sans avoir offert un flacon d’eau savonneuse « pour faire des bulles », Payoyo prend le temps de saluer son public ostensiblement content et de se retirer jusqu’à la porte – une sorte de retour à la quiétude initiale présupposée.
Hormis quelques minutes pendant lesquelles il s’attardera sur la télécommande de la télévision, détournant l’usage effectif de celle-ci en feignant de la confondre avec un téléphone, Payoyo n’exploite pas les objets présents dans la chambre.
Scène type 2
Dans le couloir, Payoyo croise un enfant de trois ans environ, accompagné de son père. Dans cet espace qui peut s’apparenter à un circuit à double sens, le public n’est pas cantonné dans un lit : il est a priori plus mobile face à la représentation que débute le clown. Seulement intriguée par ce personnage qui dénote avec l’environnement, l’enfant se détourne après quelques secondes de son intervention, en l’occurrence quelques mots suivis de notes de musique.
Payoyo lui propose alors d’aller promener son jouet de bois à roulettes et, pour ce faire, lui en tend la laisse. L’enfant la saisit, marche quelques mètres dans un sens puis dans l’autre, attentif à cet objet, cet espèce de médium qui le suit, pour finalement le rendre à Payoyo, qui l’en remercie et prend congé. Visiblement, le sourire généré chez cette petite, atteste a minima d’une variation de son état émotionnel.
Scène type 3
Payoyo effectue une halte par les deux locaux dédiés au Service animation et répartis de part et d’autre du couloir. L’un fait à la fois office de bureau et de mini-bibliothèque ; l’autre consiste en une salle d’une vingtaine de mètres carrés, équipée de placards remplis de matériel de bricolage, de jouets et de jeux de société. Les patients y sont encadrés par des animateurs volontaires et des étudiants en stage. Payoyo y est interpellé par l’un de ces volontaires, une personne à la retraite qui lui montre la figurine de papier qu’il a réalisé à l’effigie de notre clown. L’occasion pour les deux hommes d’échanger autour du travail de l’artiste qui lui fait face.
A noter que cette troisième scène type pourrait se décliner avec le personnel paramédical6, les rapports changeant quant à leur objet , la convivialité et l’ouverture réciproque à l’autre ne variant pas.
1. Le regard du clown
« Ici, les portes s’ouvrent et se ferment : on ne sait jamais vraiment ce qui en sortira. » Malgré l’expérience et un scénario à géométrie variable, Paolo Doss improvise foncièrement sans cesse car chaque détail des attitudes et des réactions auxquelles il fait face implique une réponse sur mesure afin de respecter son leitmotiv devenu qualifiant : être un artisan du rire, un semeur d’espérances.
Si son statut de clown le soustrait à son « image sociale », il reste particulièrement exposé au regard de son public en raison de son accoutrement et, en l’occurrence, de l’univers qu’il incarne et véhicule dans un espace à 360 degrés, aux limites plus élastiques que d’autres, telle une scène de théâtre classique.
«C’est le clown qui vient à l’hôpital et non l’inverse. C’est donc à moi à m’adapter à cet espace où est mise en évidence la fragilité de la vie. »
S’il n’a pas de mandat thérapeutique, il semble toutefois mesurer sa responsabilité en qualité d’artiste exposé à un public qui, non seulement ne l’a pas choisi, mais, également, que lui- même n’a pas choisi7, à qui il tente de plaire mais pas à n’importe quel prix. « L’enfant hospitalisé peut difficilement refuser la présence du personnel médical et de sa famille dans sa chambre. Lorsqu’il ne réagit pas à mon numéro ou qu’il refuse ma présence, l’enfant recouvre un peu de pouvoir, celui qui consiste à choisir. » Socialement parlant « en-dehors de tout », Payoyo sait visiblement la nature du lieu dans lequel il évolue et les enjeux de ceux-ci. Et y trouver matériau émotionnel exploitable au-delà des seuls murs de l’hôpital : « Ce que je ressens ici, je l’amène à l’extérieur et réciproquement. Peu importe le lien, ce qui compte, c’est la relation. »
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1 Cf. « 8.2. Contenu des entretiens avec trois clowns ». ↑
2 Cf. « 2.2.2. Observations à l’hôpital ». ↑
3 Cf. « 5.4.4. Entretiens ». ↑
4 Cf. « 4.2. A la croisée de l’artistique et du scientifique : du non-soignant dans le soignant ». ↑
5 Définition : cf. « 5.4.1. Sélection » (dernier paragraphe). ↑
6 « paramédical » uniquement car nous n’avons eu l’occasion d’observer un échange entre Payoyo et un représentant du corps médical. Nous ne pouvons donc que supputer que celui-ci est à l’avenant. ↑
7 Cf. « 2.2. Paolo Doss : entre chambre blanche et rideau rouge ». ↑