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Risques diplomatiques du Kenya liés à l’arrestation d’Omar el-Béchir

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🏫 Université de Douala - Faculté des Sciences Juridiques et Politiques
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Master II Recherche - 2010 / 2011
🎓 Auteur·trice·s
Pierre Paul EYINGA FONO II
Pierre Paul EYINGA FONO II

Les risques diplomatiques du Kenya liés à l’arrestation d’Omar el-Béchir soulignent les tensions entre le droit régional africain et les obligations de la Cour pénale internationale. Cette analyse met en lumière les implications politiques et juridiques de cette situation complexe pour les relations bilatérales.


§2.- La question du risque de détérioration des relations entre le Kenya et le Soudan

Les autorités gouvernementales kenyanes ont invoqué le risque d’instabilité dans les relations entre le Kenya et le Soudan que pourrait constituer l’arrestation d’Omar El BECHIR. En effet, elles ont relevé que,

1 Voir Jean-Jacques ROCHE, Théories des relations internationales, 6ème éd., Paris, Montchrestien, 2006, 160 pp. (spéc. p. 24). Selon cet auteur, toute politique des gouvernants doit être fondée sur la défense des intérêts des citoyens dont ils ont la charge.

[…] Kenya is a neighbour to Sudan which has declared the warrant of arrest against Omar Ahmad Hassan Al Bashir [Omar Al Bashir] as an act of aggression. [Thus] [t]he issuance [and the execution]of warrant of arrest issued by the kenyan courts may lead to deterioration of the relations between the two States2.

Ces craintes du gouvernement kenyan revêtent un grand intérêt et méritent qu’on s’y attarde.

D’autant qu’au lendemain du 28 novembre 2011, les relations jadis cordiales3 entre le Soudan et le Kenya ont fortement été altérées. En effet, à la suite du mandat d’arrêt de la justice kenyane à l’encontre d’Omar El BECHIR, les autorités gouvernementales soudanaises ont protesté en demandant à l’Ambassadeur du Kenya au Soudan de quitter le pays dans soixante-douze (72) heures. Aussi, ont-elles rappelé leur représentant en poste au Kenya4. Cet acte des autorités soudanaises a suscité quelques craintes de la part du gouvernement kenyan, dans la mesure où le ministre kenyan des affaires étrangères, Moses WETANGULA, a aussitôt entrepris de calmer Khartoum et surtout de le rassurer. Selon les déclarations dudit ministre,

[l]e gouvernement du Kenya exprime donc sa profonde inquiétude devant la décision de la Haute cour très peu serviable, et fera tout en son pouvoir pour s’assurer que la décision ne porte pas atteinte aux relations très cordiales et fraternelles qui existent entre le Kenya et le Soudan5.

La préservation de la stabilité6 et la promotion du bon voisinage7 entre les deux Etats constituent ainsi l’une des raisons fondamentales qui ont motivé le refus du gouvernement kenyan de procéder à l’arrestation du chef de l’Etat soudanais lors de sa visite au Kenya. Car, que se serait-il passé, si les autorités gouvernementales kenyanes avaient décidé d’appliquer les mandats d’arrêt de la CPI à l’encontre d’Omar El BECHIR? Il ne serait pas fastidieux de rappeler ici que l’armée soudanaise a promis de réagir « avec fermeté » contre les partisans de la CPI8 qui s’engageraient à arrêter le chef de l’Etat soudanais.

A s’en tenir à cette mise en garde de l’armée soudanaise, l’on doit admettre que l’application des mandats d’arrêt de la CPI émis à l’encontre du chef de l’Etat soudanais représente un véritable danger pour tous les Etats désireux de l’arrêter et de le remettre à la CPI. Il n’est donc pas à craindre que leur souci majeur soit sans aucun doute la préservation de leurs relations avec le Soudan9.

Même si, la volonté des autorités gouvernementales kenyanes de préserver leurs relations de bon voisinage avec Khartoum a constitué un véritable souci pour la CPI, dans la mesure où elle éprouve des difficultés à obtenir l’arrestation et la remise des suspects, il faut toutefois souligner que, la justice pénale, en s’attaquant aux hautes personnalités encore en fonction, met les Etats dans une situation embarrassante10. Car, se trouvent en conflit la préservation des relations cordiales entre les Etats, gage de la stabilité et de la paix et la lutte contre l’impunité. Ce faisant, pour démontrer le risque que constitue pour les Etats la poursuite des hautes personnalités étrangères en fonction, l’on rappellera ici quelques tensions causées par la tentative de certaines juridictions nationales d’engager des poursuites pénales contre les dirigeants étrangers en exercice.

L’on évoque d’abord les tensions diplomatiques (si ce n’est la rupture) entre la France et le Rwanda que l’affaire Rose KABUYE, chef du protocole du président rwandais, Paul KAGAME, a occasionnées. En effet, suite à l’inculpation de Rose KABUYE par le juge d’instruction français, Jean-Louis BRUGUIERE, dans le cadre de l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion de l’ancien président rwandais, Juvénal HABYARIMANA, le Rwanda a décidé, en réactions à ces procédures, de rompre ses relations diplomatiques déjà tendues avec la France11. Cette affaire a aussi suscité des tensions entre l’UA et l’Union européenne (ci-après : « UE ») sur l’utilisation (abusive) du principe de la compétence universelle12.

L’on se souvient ensuite des menaces des Etats-Unis d’Amérique et d’Israël contre la Belgique en réaction aux poursuites engagées en Belgique contre les responsables américains en exercice et contre Ariel SHARON, alors premier ministre israélien13. Ces quelques affaires ont fortement détérioré les relations entre la Belgique et les différents Etats concernés dont les dirigeants avaient été mis en cause dans des procédures judiciaires.

Dans le cas d’espèce, il s’agit par ailleurs pour les autorités gouvernementales kenyanes, d’une affaire dont les enjeux et les intérêts inavoués dépassent largement l’exécution des mandats d’arrêt de la CPI contre Omar El BECHIR et partant, leur coopération avec ladite Cour. En effet, le Kenya et le Soudan sont deux Etats voisins et appartiennent à l’UA, à l’IGAD et au COMESA14. Ce faisant, le Soudan représente un véritable partenaire stratégique du Kenya, surtout en matière économique. En effet, depuis 2001, le Kenya ne s’approvisionne plus en pétrole auprès de son ancien partenaire du Moyen-Orient, à savoir Abu Dhabi National Oil Corporation des Emirats arabes unis et s’est tourné vers le Soudan voisin.

Il faut rappeler ici que, le Kenya importait le pétrole des Emirats arabes unis à un taux de vingt-cinq pour cent (25%). Or, chez son voisin soudanais, il en importe à un taux de zéro pour cent (0%) en vigueur dans l’espace COMESA15. Le Soudan se positionnant comme un partenaire idéal et stratégique pour le Kenya en ce qui concerne la question très sensible des importations pétrolières, comme le souligne pertinemment James MOUANGUE KOBILA, « quel pays trouverait intérêt à déclarer la guerre à son meilleur client ou fournisseur? »16.

C’est donc à juste titre que les autorités gouvernementales kenyanes ont refusé de procéder à l’arrestation d’Omar El BECHIR, en invoquant le risque de détérioration des rapports avec le Soudan que cette arrestation aurait pu entrainer. Ce refus est aussi justifié par les contraintes de la realpolitik17 et relève du pragmatisme dont les Etats font preuve sur la scène internationale18.

C’est à tort que la Cour kenyane s’est précipitée à ordonner l’arrestation d’Omar El BECHIR, sans toutefois tenir compte des enjeux politiques, économiques et stratégiques que représente la relation entre le Kenya et le Soudan voisin19. Comme le rappelle à juste titre Anne-Cécile ROBERT, « pour impératif qu’il soit de lutter contre les violations du droit et les impunités, la justice ne doit pas s’étendre d’une manière qui pourrait déstabiliser outre mesure les relations internationales»20.

Après avoir analysé la question du risque d’atteintes aux relations bilatérales entre le Kenya et la Soudan que pourrait entraîner l’arrestation d’Omar El BECHIR au Kenya, il faut dès lors s’intéresser aux effets néfastes que celle-ci pourrait produire au Soudan.

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1 Voir Jean-Jacques ROCHE, Théories des relations internationales, 6ème éd., Paris, Montchrestien, 2006, 160 pp. (spéc. p. 24).

2 Voir Kenya Section of the International Commission of Jurists v Attorney general and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 11.

3 Voir Roland MARCHAL / Osman OSSAMA, « Les ambitions internationales du Soudan islamiste », Politique africaine, n° 66, juin 1997, pp. 74 – 87 (spéc. p. 86).

4 Lire Hirondelle News Agency (29/11/2011), Kenya / Soudan – Khartoum donne 72 heures à l’ambassadeur du Kenya pour quitter le pays, op. cit. (note n° 122).

5 Lire Afriqueinfos (29/11/2011), Le Kenya dédramatise les tensions diplomatiques avec le Soudan, http://www.afriqueinfos.com/articles/2011/11/29/afrique-boreale-191869.asp (consultée le 12 février 2012).

6 Le souci de préserver la stabilité dans les zones en conflit ou post conflit, voire entre Etats est un handicap sérieux pour la justice internationale pénale, dans la mesure où les Etats ont souvent tendance à se réfugier derrière cet argument pour justifier leur refus de coopérer avec les JIP, surtout si la personne recherchée est une très haute personnalité en fonction. Voir Julian FERNANDEZ, « L’expérience mitigée des tribunaux pénaux internationaux. Les limites de la justice pénale internationale », op. cit. (note n° 253), p. 228. Voir aussi Chacha BHOKE MURUNGU, Immunity of State officials and prosecution of international crimes in Africa, op. cit.(note n° 76), pp. 44ss.

7 Lire News24 (29/8/2010), Kenya : Bashir visit ‘in our interest’, http://www.news24.com/Africa/News/Kenya-Bashir-visit-in-our-interest-20100829 (consultée le 27 mars 2013).

8 Voir Anne-Cécile ROBERT, Manière de voir, n° 108, (décembre 2009), Le Président soudanais face à la justice internationale, http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2009-03-05-soudan (consultée le 26 mars 2013).

9 Ibid. D’autant que pour Anne LAPORTE, il est établi que les relations diplomatiques constituent la voie normale des rapports entre les Etats. Voir de cette auteure, Essai sur les conditions de la responsabilité pénale des chefs d’Etat et de gouvernement en droit international public, op. cit. (note n° 105), p. 35.

10 C’est le cas de la Belgique dont les relations avec les Etats-Unis et Israël ont connu quelques tensions après que la justice belge a engagé des poursuites contre les hauts responsables politiques et militaires américains et israéliens sur le fondement de la compétence universelle. Suite à l’embarras dans lequel l’initiative de la justice belge mettait les autorités de ce pays, celles-ci ont dû annuler ces procédures et modifier par la même occasion leur loi sur la répression des infractions graves au droit international humanitaire. Voir Antoine BAILLEUX, « L’histoire belge de la compétence universelle. Une valse à trois temps : ouverture, étroitesse, modestie », op. cit. (note n° 495).

11 Pour une analyse assez complète de cette affaire, voir Filip REYNTJENS, « Chronique politique du Rwanda », in : L’Afrique des Grands Lacs, Annuaire 2008-2009, mai 2009, 27 pp. (spéc. pp. 10- 11).

12 Balingène KAHOMBO, « Le projet de création d’une juridiction pénale panafricaine », op. cit. (note n° 598), pp. 6ss.

13 Voir Antoine BAILLEUX, « L’histoire de la loi belge de compétence universelle. Une valse à trois temps : ouverture, étroitesse, modestie », op. cit. (note n° 495), p. 125.

14 Le COMESA, qui signifie en français Marché commun de l’Afrique australe et orientale est une organisation d’intégration économique. Il poursuit comme objectifs la réalisation d’une croissance et d’un développement durables de ses Etats membres ; la promotion d’un développement conjoint dans tous les secteurs de l’activité économique ; la promotion de la paix et de la stabilité parmi les Etats membres en vue d’accroître le développement économique dans la région. Pour plus d’informations sur le COMESA, cf. son site internet www.comesa.int/ (consultée le 12 mars 2015).

15 Lire Panapress (12/7/2001), Le contrat pétrolier entre le Kenya et le Soudan inquiète les USA, http://www.panapress.com/Le-contrat-petrolier-entre-le-kenya-et-le-soudan-inquitete-les-usa–13-612818 (consultée le 26 mars 2014).

16 Voir James MOUANGUE KOBILA, Droit institutionnel de la CEMAC, op. cit. (note n° 104), p. 3.

17 Voir Martyna FALKOWSKA et Agatha VERDEBOUT qui notent que « l’affaire Al Bashir démontre que si la Cour [pénale internationale] exerce ses compétences en dehors du canevas de convenance des Etats, cet idéalisme plie face à la realpolitik internationale ». Voir de ces auteurs, « L’opposition de l’Union africaine aux poursuites contre Omar Al Bashir. Analyse des arguments juridiques avancés pour entraver le travail de la Cour pénale internationale et leur expression sur le terrain de la coopération », op. cit. (note n° 570), p. 235.

18 Voir Serge SUR, « Le droit international au cœur des relations internationales », Questions internationales, n° 49, mai – juin 2011, 10 pp.

19 Les autorités gouvernementales kenyanes ont d’ailleurs souligné la nécessité pour le Kenya d’entretenir des relations cordiales avec le Soudan voisin. Selon le Porte-parole du gouvernement kenyan, Muthui Kariuki, le Kenya ̏ shares a border with Sudan and cannot compromise the relationship formed with th[is] country ̋. Cf. Peter NG’ETICH / Walter MENYA Allafrica (9/4/2013), Kenya will not arrest Al Bashir, says Karinky, op. cit. (note n° 6).

20 Voir Anne-Cécile ROBERT, Le Monde diplomatique (mai 2003), Justice internationale, politique et droit, http://www.monde-diplomatiquefr/2003/05/ROBERT/10176 (consultée le 23 juin 2014).

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