Les risques d’arrestation d’Omar el-Béchir soulèvent des préoccupations majeures concernant les relations bilatérales entre le Kenya et le Soudan. Cet article met en lumière les défis juridiques et politiques auxquels la Cour pénale internationale est confrontée dans ce contexte complexe.
Section I.- Le problème des risques d’atteintes aux relations bilatérales entre le Kenya et le Soudan
Les dangers qui pèsent sur les kenyans installés au Soudan et le risque de détérioration des relations entre le Soudan et le Kenya que constitueraient l’arrestation et la remise d’Omar El BECHIR à la CPI par le Kenya n’ont pas retenu l’attention de la Cour kenyane, en dépit de leur invocation par les autorités gouvernementales kenyanes, comme le laisse comprendre cet extrait ̏ […] the execution of the warrants shall jeopardize or risk the lives and property of an estimated 500,000 Kenyans […] in Sudan
̋ 1. Ces moyens des autorités gouvernementales kenyanes, avec les enjeux d’ordre politique, économique, social, diplomatique et stratégique qu’ils comportent, méritent autant une considération particulière et attentive dans cette analyse. D’autant que, selon les autorités gouvernementales kenyanes, l’arrestation d’Omar El BECHIR fait peser de véritables dangers sur les cinq cent mille (500.000) kenyans vivant au Soudan (§1) et constitue un risque de détérioration des rapports entre le Kenya et le Soudan (§2).
BECHIR. Voir Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, « Introduction Union africaine versus Cour pénale internationale. Répondre aux objections et sortir de la crise », op. cit. (note n° 396), pp. 15ss. ; voir aussi Balingène KAHOMBO, « Le projet de création d’une juridiction pénale panafricaine », op. cit. (note n° 598), pp. 8ss.
§1.- La question des dangers pesant sur les 500.000 kenyans vivant au Soudan
Les autorités gouvernementales kenyanes ont avancé un chiffre assez important des kenyans qui vivent au Soudan. Selon elles, on dénombrerait cinq cent mille (500.000) kenyans qui sont établis au Soudan. Avec un nombre important de compatriotes qui vivent chez le voisin, qui y ont investi pour certains d’entre eux et qui y possèdent des biens, les autorités gouvernementales kenyanes n’ont pas voulu mettre en danger la vie et les biens de leurs compatriotes.
L’intérêt des compatriotes vivant au Soudan semble donc avoir motivé le refus itératif des autorités gouvernementales kenyanes de répondre favorablement aux demandes d’arrestation et de remise d’Omar El BECHIR à la CPI, comme le laisse comprendre la décision où il est mentionné que ̏ the execution of the warrants shall jeopardize or risk the lives and property of an estimated 500.000 Kenyans […] in the Sudan ̋ 2.
D’autant qu’au lendemain du 4 mars 2009, date à laquelle la CPI a émis son premier mandat d’arrêt à l’encontre du chef de l’Etat soudanais pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, les autorités gouvernementales soudanaises ont adopté une politique assez brutale, voire répressive vis-à-vis des partisans supposés de la CPI. En effet, Omar El BECHIR a mis en exécution sa menace3 d’expulser les organisations humanitaires occidentales travaillant au Darfour et de dissoudre certaines ONG nationales soupçonnées d’être en intelligence avec la CPI4. Aussi, a-t-il annoncé la « soudanisation » de l’aide humanitaire et procédé à la confiscation des biens et du matériel de certaines ONG occidentales5. Il faut rappeler que, cette politique répressive d’Omar El BECHIR à l’encontre des organisations humanitaires, a immédiatement entraîné des conséquences néfastes au sein des populations civiles, dont la vie dépend énormément de l’aide humanitaire6.
Il faut admettre que, face à de tels comportements des autorités soudanaises à l’encontre des partisans supposés ou réels de la CPI, les autorités gouvernementales kenyanes ont agi avec prudence et précaution. D’autant qu’une réponse favorable aux injonctions de la CPI aurait pu être catastrophique pour les kenyans établis au Soudan.
Car, ces derniers auraient sans doute subi des représailles de la part des partisans d’Omar El BECHIR, d’autant plus que les islamistes pro Omar El BECHIR auraient menacé de lancer un appel au jihad contre les partisans de la CPI7. Ainsi, face à de telles menaces, les kenyans vivant au Soudan pouvaient-ils être épargnés d’éventuelles violences ou représailles des autorités soudanaises et de leurs nombreux partisans?
Il faut en douter fort.
C’est donc à tort que la Cour kenyane a éludé cette question de la survie des kenyans vivant au Soudan ainsi que de leurs biens. Ce faisant, il aurait été plus judicieux que la Cour kenyane pensât à la préservation de l’intégrité physique des kenyans vivant de l’autre côté de la frontière.
Face à ce terrible dilemme auquel étaient confrontées les autorités gouvernementales kenyanes de répondre, soit de procéder à l’arrestation et à la remise d’Omar El BECHIR, au risque de mettre en danger la vie d’un demi-million de compatriotes vivant au Soudan ainsi que leurs biens, soit de s’abstenir, au risque de recevoir quelques critiques des ONG et de quelques Etats occidentaux8 et les appels sans contrainte de la CPI demandant de coopérer9, ainsi que de lui fournir les raisons qui ont justifié le refus d’exécuter ses mandats d’arrêt10, les autorités gouvernementales kenyanes ont opté pour la paix et la survie de leurs compatriotes11. On ne peut donc pas reprocher aux autorités gouvernementales kenyanes d’avoir privilégié et préservé les intérêts12 de leurs compatriotes installés au Soudan et d’avoir ménagé les autorités soudanaises en évitant de susciter leur colère.
Ainsi, on peut déplorer la facilité avec laquelle la Cour kenyane a tranché l’affaire qui lui a été soumise, en éludant une question aussi sensible que constitue la vie des milliers de compatriotes vivant au Soudan. D’autant que l’affaire en question aurait pu engendrer une détérioration des relations entre le Soudan et le Kenya.
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1 Voir Kenya Section of the International Commission of Jurists v Attorney general and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 11. ↑
2 Ibid. ↑
3 Lire Jeune Afrique (8/3/2009), Le président soudanais menace d’expulsion les ONG, l’ONU et les diplomates, http://www.jeuneafrique.com/article/DEPAFP20090308/le-president-soudanais-menace-d-expulsion-les-ong-l-onu-et-les-diplomates-d.html (consultée le 22 mars 2015) ; voir aussi Julian FERNANDEZ, La politique juridique extérieure des Etats-Unis à l’égard de la Cour pénale internationale, op. cit. (note n° 497), p. 58. ↑
4 Voir Pierre SALIGNON, « Soudan, scénario catastrophique pour l’humanitaire », Humanitaire, 21/4/2009, http://humanitaire.revues.org/117 (consultée le 26 mars 2015). Cet auteur rapporte en effet qu’au lendemain du 4 mars 2009, Omar El BECHIR a procédé à l’expulsion de seize ONG occidentales travaillant au Darfour. Selon l’auteur, cette décision constitue « une menace mortelle pour les nombreux déplacés de cette région de l’Ouest soudanais ». Cette décision a aussi entraîné comme conséquence, « l’arrêt de la plupart des programmes de secours à destination des populations pourtant totalement dépendantes de l’aide internationale ». Voir aussi Julian FERNANDEZ, ibid., p. 58. ↑
5 Voir Pierre SALIGNON, ibid. ↑
6 A la suite de cette expulsion des ONG au Darfour, les populations civiles ont dû faire face au problème d’eau et de nourriture. Voir Julian FERNANDEZ, La politique juridique extérieure des Etats-Unis à l’égard de la Cour pénale internationale, op. cit. (note n° 497), pp. 58 – 59 ; voir Anne-Marie IMPE, « Jusqu’à quand accepterons nous l’inacceptable ? », Enjeux internationaux, n° 16, mai 2007, pp. 4 – 11 (spéc. p. 4). ↑
7 Lire L’OBS Monde (13/3/2009), Soudan : des islamistes appellent au jihad contre les partisans de la CPI, disponible sur tempsreel.nouvelobs.com/monde/20090310.OBS8165/soudan-des-islamistes-appellent-au-jihad-contre-les-partisans-de-la-cpi.html (consultée le 26 juin 2013). ↑
8 Voir Julian FERNANDEZ, La politique juridique extérieure des Etats-Unis à l’égard de la Cour pénale internationale, op. cit. (note n° 497), p. 42. Cet auteur rappelle qu’ « à l’exclusion de pressions politiques, l’Etat récalcitrant ne doit pas craindre de contre-mesures trop sévères à son encontre ». Lire aussi Trésor KIBANGULA, Jeune Afrique (26/2/2014), RDC : pourquoi Kinshasa ne peut pas arrêter Omar el-Béchir sur son sol, op. cit. (note n° 215). Cet article rapporte en effet quelques réactions de représentants de certaines ONG en RDC et de certains Etats occidentaux qui ont vivement critiqué la non-exécution par la RDC des mandats d’arrêt de la CPI émis contre Omar El BECHIR. ↑
9 Voir Julian FERNANDEZ qui relève pertinemment que, « [l]e Procureur est bien souvent impuissant face au refus des parties d’honorer un mandat d’arrêt de la Cour ». Voir de cet auteur, ibid., p. 55. ↑
10 Il faut souligner qu’après chaque visite d’Omar El BECHIR à l’étranger, la CPI a toujours saisi l’occasion de constater le manquement des Etats (africains) à leur obligation de coopération, tout en leur demandant des observations relatives à leur refus de coopérer. Voir ces quelques décisions de la CPI relatives au manquement des Etats africains d’arrêter Omar El BECHIR. Chambre préliminaire I, Situation au Darfour (Soudan), Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir (« Omar Al Bashir »), Décision invitant au dépôt des observations relatives au récent séjour d’Omar Al Bashir en République du Tchad, ICC-02/05-01/09-132-tFRA du 23 août 2011 ; Chambre préliminaire II, Situation au Darfour (Soudan), Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir, Décision relative à la visite d’Omar Al Bashir en République démocratique du Congo, ICC-02/05-01/09-186-tFRA du 27 février 2014 ; voir également Chambre préliminaire I, Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir (Omar Al Bashir), Décision relative à la visite d’Omar Al Bashir au Kenya, op. cit. (note n° 19). L’on n’a pas la prétention de citer ici toutes les décisions de la CPI relatives aux visites d’Omar El BECHIR à l’étranger, surtout en Afrique. ↑
11 Voir Jean-Baptiste JEANJENE VILMER, Pas de paix sans justice ? Le dilemme de la paix et de la justice en sortie de conflit armé, op. cit. (note n° 634), p. 20. Cet auteur conseille vivement de faire un choix entre la paix et la justice face au dilemme qui oppose les deux notions. ↑