Le risque d’instabilité au Soudan est central dans l’analyse des défis juridiques liés à l’arrestation d’Omar El Béchir par la Cour pénale internationale. Cet article met en lumière les tensions entre le droit régional africain et les obligations internationales du Kenya.
Section II.- Le problème du risque d’instabilité au Soudan, le Kenya étant le garant de l’Accord de paix
La Cour kenyane n’a pas examiné la question du risque d’instabilité au Soudan que pourraient constituer l’arrestation et la remise d’Omar El BECHIR à la CPI. Pourtant, celle-ci est étroitement liée au refus des autorités gouvernementales kenyanes de faire droit aux demandes de la CPI et à leur refus de voir la Cour kenyane ordonner l’arrestation d’Omar El BECHIR au Kenya, comme le laisse comprendre la décision ̏ […] Kenya
1 Voir Anne-Cécile ROBERT, Le Monde diplomatique (mai 2003), Justice internationale, politique et droit, op. cit. (note n° 669).
should not take action that will precipitate instability in Sudan [considering that] Kenya is a guarantor to the comprehensive peace agreement that ended civil war in Sudan ̋ 2. Cet argument des autorités gouvernementales kenyanes mérite bien que l’on s’y penche. D’autant que son analyse semble poser la question du risque d’instabilité au Soudan (§1) et une insistance sur le rôle joué par le Kenya dans le processus de paix au Soudan, notamment dans la conclusion du Comprehensive Peace Agreement de 2005 (ci- après : « CPA ») (Accord de paix global). Il s’agira donc d’analyser le rôle joué par le Kenya dans le processus de paix au Soudan et son impact dans l’obligation de coopération avec la CPI (§2).
§1.- La question du risque d’instabilité au Soudan
Pour démontrer que l’arrestation et la remise d’Omar El BECHIR pourraient constituer un risque d’instabilité au Soudan, les autorités gouvernementales kenyanes ont en effet relevé que, le ̏ […] Kenya should not take action that will precipitate instability in Sudan ̋ 3. Ainsi, elles considèrent l’arrestation d’Omar El BECHIR comme un facteur d’instabilité au Soudan (A) et réaffirment par conséquent leur attachement à la stabilité au Soudan (B).
A.- L’arrestation d’Omar El BECHIR comme un facteur d’instabilité au Soudan
En relevant que le Kenya ne prendrait aucun acte qui pourrait précipiter l’instabilité au Soudan, les autorités gouvernementales kenyanes semblent avoir mesuré l’impact que pourrait avoir une éventuelle arrestation d’Omar El BECHIR sur la stabilité au Soudan. Ce faisant, la Cour kenyane devait examiner la question de savoir si l’arrestation d’Omar El BECHIR peut occasionner l’instabilité au Soudan.
D’autant qu’il été admis et relevé, depuis que la CPI a émis ses mandats d’arrêt à l’encontre du chef de l’Etat soudanais, que ceux-ci représentaient une menace pour la stabilité au Soudan4. Les détracteurs de la CPI justifient ainsi leur opposition à son action à partir du risque que celle-ci représente pour la stabilité et pour la paix au Soudan en particulier et dans les Etats en conflit ou post conflit en général5. C’est ainsi que Julian FERNANDEZ rappelle à juste titre que « la recherche de la paix doit souvent écarter le règlement judiciaire qui peut exciter les tensions »6.
Cet attachement des autorités gouvernementales kenyanes à la stabilité du Soudan découle de la position de l’UA sur le conflit au Soudan. En effet, depuis que le chef de l’Etat soudanais est sous le coup de deux mandats d’arrêt de la CPI, l’UA n’a cessé de brandir le risque que représente cette démarche de la CPI sur la stabilité au Soudan. Aussi, a-t-elle demandé dans un premier temps, au Conseil de Sécurité des Nations Unies de mettre en application l’article 167 du Statut de la CPI qui lui donne le pouvoir de suspendre les procédures de la CPI. Mais face au silence du Conseil de Sécurité des Nations Unies (si ce n’est le rejet de cette demande), elle a appelé tous ses Etats membres à ne pas coopérer avec la CPI dans le cas de l’affaire Omar El BECHIR8.
Il faut souligner que, même si la coopération avec la CPI s’affirme comme une obligation conventionnelle et légale au Kenya, celle-ci se trouve fortement concurrencée, si ce n’est en conflit avec l’objectif de la stabilité au Soudan que semble prôner la société africaine dans son immense majorité. D’autant qu’une partie de l’opinion semble admettre que l’instabilité au Soudan pourrait avoir des répercussions dans toute la région9.
Toutefois, ce souci manifeste de préserver la stabilité au détriment de la justice peut porter un sérieux coup à l’action de la CPI et à la lutte contre l’impunité, dans la mesure où toute tentative de poursuivre un suspect, surtout si ce dernier exerce les fonctions de chef d’Etat, ne pourrait prospérer. Ainsi, les auteurs des violations graves des droits de l’homme pourraient agir en toute impunité ; ils pourraient se réfugier derrière l’argument de la stabilité pour faire du chantage à la société internationale et à la justice. Ils pourraient donc voir leurs actes rester impunis.
De même, cet argument peut aussi être considéré comme spécieux, puisque dans cette espèce, les autorités gouvernementales kenyanes n’ont pas démontré comment l’arrestation du chef de l’Etat soudanais pourrait causer l’instabilité au Soudan. Ce faisant, les autorités gouvernementales kenyanes ont semblé oublier qu’en faisant prévaloir la stabilité sur la lutte contre l’impunité, les crimes de lèse humanité dont est accusé Omar El BECHIR « menacent [aussi] la [stabilité], la sécurité et le bien-être du [Soudan] »10.
Même si, la démarche des autorités gouvernementales kenyanes peut se révéler dangereuse pour la lutte contre l’impunité, il faut noter qu’elle participe toutefois de la précaution et de la prudence prônées par les Etats africains dans leur immense majorité. Ce faisant, il était impératif pour la Cour kenyane de prendre en compte l’impact qu’une éventuelle arrestation du chef de l’Etat soudanais aurait pu avoir au Soudan. D’autant que le contexte politique actuel au Soudan semble marqué par le rétablissement progressif de la paix et de la stabilité. Dès lors, la Cour kenyane n’aurait pas dû transcender l’objectif de la stabilité au Soudan que les autorités gouvernementales kenyanes semblent promouvoir et préserver11.
Cet argument des autorités gouvernementales kenyanes fondé sur le risque à la stabilité que représenterait l’arrestation d’Omar El BECHIR exprime tout aussi leur volonté de promouvoir la paix et la stabilité au Soudan.
B.- L’engagement des autorités gouvernementales kenyanes en faveur de la stabilité au Soudan
En admettant que le Kenya n’agirait pas contre la stabilité du Soudan, les autorités gouvernementales kenyanes ont sans doute exprimé leur préférence à l’approche sécuritaire par rapport à la lutte contre l’impunité. La volonté de privilégier la stabilité au Soudan s’affirme donc comme leur souci majeur. En effet, si l’on s’en tient à leur déclaration selon laquelle, ̏ […] Kenya should not take action that will precipitate instability in Sudan ̋ 12, on en déduit sans toutefois se tromper que l’option de la stabilité a fortement influencé leur décision de ne pas donner suite aux demandes de la CPI et de plaider en faveur du rejet du recours de l’ICJ et ce, malgré leur obligation conventionnelle et légale de coopérer avec la CPI.
Tel qu’admis dans cette espèce, la stabilité du Soudan a conditionné en effet la décision des autorités gouvernementales kenyanes de s’abstenir de tout acte qui pourrait raviver les tensions au Soudan, notamment l’arrestation d’Omar El BECHIR. Cette préférence de la stabilité à la justice porte certes une atteinte aux droits des victimes de voir leurs bourreaux répondre de leurs actes, mais la Cour kenyane n’aurait pas dû faire une impasse sur l’éventuel risque que le Soudan encourrait en cas d’arrestation d’Omar El BECHIR par les autorités gouvernementales kenyanes13.
D’autant qu’une partie de l’opinion semble lier le destin du Soudan et sa stabilité à la présence d’Omar El BECHIR au pouvoir ou du moins, à son implication dans le processus de paix (si ce n’est à sa non arrestation)14. En effet, l’ancien chef d’Etat ghanéen, Jonathan MILLS reconnaît que,
[…] the President of Sudan, Al-Bashir, is a major part of the solution. So that is why we called for postponement. That is why we expressed the view that with him out, it is going to be very difficult to get any solution in that country. We did that because we thought that was the best for Africa15.
Cette espèce a sans doute soulevé, de manière flagrante, le problème de l’interaction entre la justice et la recherche de la stabilité dans les sociétés en conflit ou post conflit16.
Il ne fait pas de doute que la volonté de l’ICJ de voir les autorités gouvernementales kenyanes arrêter et remettre Omar El BECHIR à la CPI est probablement vouée à l’échec, dans la mesure où elle se trouve en conflit avec les impératifs liés à la sécurité et à la stabilité au Soudan17 qui semblent l’emporter sur la justice pénale.
Ainsi, dans un contexte où les autorités gouvernementales kenyanes se sont montrées beaucoup plus préoccupée par la stabilité au Soudan, reléguant de ce fait les questions de justice pénale au second plan, toute injonction de la Cour kenyane qui irait dans le sens d’ordonner l’arrestation du chef de l’Etat soudanais, serait sans doute infructueuse, sauf changement de circonstances18.
Dès lors, l’on peut admettre que l’arrestation du chef de l’Etat soudanais au Kenya est peu probable, si l’on s’en tient au rôle que ce pays a joué dans le processus de paix au Soudan.
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1 Voir Anne-Cécile ROBERT, Le Monde diplomatique (mai 2003), Justice internationale, politique et droit, op. cit. (note n° 669). ↑
2 Voir Kenya Section of the International Commission of Jurists v Attorney general and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 11. ↑
3 Ibid. ↑
4 Voir Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, « Union africaine versus Cour pénale internationale. Répondre aux objections et sortir de la crise », op. cit. (note n° 396), pp. 13ss. Cet auteur redoute en effet que les mandats d’arrêt lancés par la CPI à l’encontre d’Omar El BECHIR « n’envenime[ent] la situation au [Soudan] ». Voir du même auteur, « Le Darfour doit-il faire le deuil de la justice pour obtenir la paix ? », Le temps, 7 avril 2009, 2 pp. (spéc. p. 1), http://www.letemps.ch/Page/Uuid/36ea1620-22ec-11de- a52b-c28383860294 (consultée le 22 mars 2015). Voir dans le même sens Chacha BHOKE MURUNGU, Immunity of State officials and prosecution of international crimes in Africa, op. cit. (note n° 76), pp. 175 et 188. Ce dernier considère toutefois que la décision de l’UA qui invite les Etats africains à ne pas coopérer avec la CPI viole le droit international, notamment l’obligation qu’ont les Etats africains Parties au Statut de Rome de coopérer avec la CPI. Voir p. 285. Contra : Noémie BLAISE relativise pourtant les menaces à la paix au Soudan qui ont été émises lorsque la CPI a décerné deux mandats d’arrêt à l’encontre d’Omar El BECHIR. Elle se fonde en effet sur la situation du TPIY qui a dû faire face aux mêmes craintes lorsqu’elle a émis les mandats d’arrêt contre Radovan KARADZIC, Ratko MLADIC et Slobodan MILOSEVIC, alors que les médiateurs internationaux s’activaient à obtenir des belligérants la signature d’un accord de paix. Selon cette dernière, ces mandats d’arrêt n’ont eu aucun impact sur ces négociations de paix. Voir de cette auteure, « Les interactions entre la Cour pénale internationale et le Conseil de sécurité : justice versus paix ? », RIDP, vol. 82, 2011/3, pp. 420 – 444 (spéc. p. 435). ↑
5 Voir par exemple le cas de la Côte d’ivoire où la CPI a été accusée, à tort ou à raison, de saper les efforts de réconciliation après la crise postélectorale qui a secoué ce pays. Lire Sophie BOUILLON, Courrier international (4/10/2013), Côte d’ivoire • La CPI s’ingère dans la réconciliation ivoirienne, http://www.courrierinternational.com/article/2013/10/04/La-cpi-s-ingere-dans-la-reconciliation-ivoirienne (consultée le 26 mai 2014). Pour Philippe KIRSCH, « la justice internationale – qui ne choisit pas son moment pour intervenir – est parfois perçue ou délibérément présentée comme un obstacle aux processus de paix ou de réconciliation ». Voir de cet auteur, « La Cour pénale internationale : De Rome à Kampala », op. cit. (note n° 632), p. 37. ↑
6 Voir Julian FERNANDEZ, La politique juridique extérieure des Etats-Unis à l’égard de la Cour pénale internationale, op. cit. (note n° 497), p. 56. Cet auteur considère la CPI, à tort ou à raison, comme un obstacle au maintien et au rétablissement de la paix. ↑
7 Voir Martyna FALKOWSKA / Agatha VERDEBOUT, « L’opposition de l’Union africaine aux poursuites contre Al Bashir. Analyse des arguments juridiques avancés pour entraver le travail de la Cour pénale internationale et leur expression sur le terrain de la coopération », op. cit. (note n° 570), pp. 204 – 216. Sur la validité juridique de cet article 16 du Statut de la CPI, voir Eric DAVID, « La Cour pénale internationale », op. cit. (note n° 113), p. 352. Cet auteur considère en effet que cet article porte atteinte au principe fondamental de l’indépendance de la magistrature. Dans le cas d’espèce, si le Conseil de Sécurité des Nations Unies met en application l’article 16 du Statut de la CPI pour geler les poursuites engagées contre Omar El BECHIR, il se contredirait lui-même ; car, c’est le même Conseil qui a déféré la situation qui prévaut au Darfour à la CPI. ↑
8 Voir Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, « Union africaine versus Cour pénale internationale. Répondre aux objections et sortir de la crise », op. cit. (note n° 396), pp. 15ss. La conséquence de cet appel de l’UA à l’endroit des Etats africains est sans doute la non-coopération de ces derniers avec la CPI, dans la mesure où les Etats africains justifient leur refus de coopérer avec la CPI sur le fondement de cette décision de l’UA. Voir également Moussa Bienvenu HABA, « L’offensive de l’Union africaine contre la Cour pénale internationale : la remise en cause de la lutte contre l’impunité », op. cit. (note n° 639). ↑
9 Les autorités gouvernementales kenyanes craignent aussi que l’arrestation précipitée d’Omar El BECHIR ne provoque une déstabilisation de la région. Par ailleurs, le Tchad qui partage une même frontière avec le Soudan a fortement subi les répercussions du conflit soudanais sur son territoire. Voir à ce sujet Gérard PRUNIER, Le Monde diplomatique (mars 2008), Comment le conflit au Darfour déstabilise le Tchad, http://www.monde-diplomatique.fr/2008/03/PRUNIER/15716 (consultée le 12 juin 2014) ; voir aussi Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, « Union africaine versus Cour pénale internationale. Répondre aux objections et sortir de la crise », op. cit. (note n° 396), p. 14. Ce commentateur rapporte les craintes de l’ancien envoyé spécial des Etats-Unis d’Amérique au Soudan, Andrew NATSIOS, qui a parlé d’un « risque de dissolution du pays, qui pourrait s’étendre aux Etats voisins […] ». Alex De WAAL renchérit que le conflit au Soudan est un facteur de déstabilisation de la sous-région. Voir de cet auteur, « Une perspective de paix pour le Soudan en 2002 ? », Politique africaine, n° 84, 2003, pp. 93 – 107 (spéc. p. 95). Dans le cadre du conflit au Rwanda, Mohammed AYAT relève que ce conflit a fortement « pertub[é] l’équilibre démographique, économique et politique déjà relativement précaire de toute la région des Grands lacs ». Voir de cet auteur, « Justice pénale internationale pour la paix et la réconciliation », op. cit. (note n° 68), p. 397. ↑
10 Voir le troisième considérant du préambule du Statut de Rome ; voir également Elodie DULAC, Le rôle du Conseil de sécurité dans la procédure devant la Cour pénale internationale, op. cit. (note n° 296), p. 65 ; voir aussi Mohammed AYAT, ibid., p. 395. ↑
11 Déjà en 2001, Raila Odinga, alors ministre kenyan de l’énergie, affirmait que « les autorités kenyanes f[er]ont tout pour ne pas compromettre le processus de paix au Soudan, en raison de l’importance qu’elles attachent à la stabilité de ce pays voisin ». Voir Panapress (12/7/2001), Le contrat pétrolier entre le Kenya et le Soudan inquiète les USA, op. cit. (note n° 667). ↑
12 Voir Kenya Section of the International Commission of Jurists v Attorney general and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 11. ↑
13 Voir Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, « Union africaine versus Cour pénale internationale. Répondre aux objections et sortir de la crise », op. cit. (note n° 396), p. 14. Selon le ministre tanzanien des Affaires étrangères dont les propos sont rapportés ici par l’auteur et dont le nom n’a pas été mentionné, une éventuelle arrestation d’Omar El BECHIR exposerait le Soudan à « des risques de coup d’Etat militaire et d’anarchie généralisée […] ». ↑
14 Ibid. ↑
15 Lire VOA News.com (8/7/2009), Ghana backs blocking arrest warrant against sudanese President, http://www.voanews.com/english/news/a-13-2009-07-08-voa73-68652822.html (consultée le 26 mars 2014). ↑
16 Voir à ce sujet Roland MARCHAL, « Justice internationale et réconciliation nationale. Ambiguïtés et débats », op cit. (note n° 634), pp. 14 ss. Après avoir présenté les avantages et les inconvénients des modes politiques ou diplomatiques et des modes judiciaires de résolution des conflits, cet auteur semble conseiller aux sociétés africaines de recourir à la justice transitionnelle. Il se fonde sur les expériences des pays comme le Rwanda, le Burundi et la Sierra Leone. ↑
17 Voir Roland MARCHAL, ibid. ↑
18 Voir Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, « Union africaine versus Cour pénale internationale. Répondre aux objections et sortir de la crise », op. cit. (note n° 396), p. 14. ↑