Les références géopolitiques du français sont au cœur de l’analyse du Dictionnaire des francophones, un outil politique qui favorise un français pluriel. Cet article explore les enjeux de gouvernance linguistique et les implications géostratégiques pour le monde francophone.
Réviser les représentations : de nouveaux centres de référence mis à l’honneur
L’institution d’une ligne éditoriale en faveur d’un français pluriel soulève des enjeux géostratégiques ainsi qu’une réorganisation spatiale du monde francophone. Afin d’en rendre compte, nous mobiliserons ici les concepts d’« une(s) langue », et de « francopolyphonies ». Le premier a été élaboré par Houdebine (1995) afin de « faire entendre la pluralité existant dans chaque langue » (2016, p. 52). Le second est apparu lors du Sommet de l’OIF à Dakar en 1989 (Candea et Véron, 2019, p. 158).
Selon Nadeau (2019), ce tournant permettrait aux Québécois de ne plus être « chalés par le parisianisme ». Pour ainsi dire, le français aurait déjà « quitté son aire géographique originale » (Meszaros et Gasparini, 2021.). Emmanuel Macron accrédite ce constat lorsqu’il affirme que la francophonie « n’est pas cet espace incertain à la périphérie de la France » (Petite, 2021), que le « français s’est enfin émancipé de la France » (France inter, Affaire en cours, 2021) et que son épicentre « n’est ni à droite ni à gauche de la Seine, mais sans doute dans le bassin du fleuve Congo, ou quelque part dans la région. » (Érevan, 2018) Il dévoile ce faisant, les intérêts géopolitiques qui sous-tendent la commande d’un tel outil dictionnairique.
Un glissement conceptuel illustré par le schéma suivant, paru dans Le Monde à l’occasion du discours présidentiel prononcé à l’Institut de France en 2018 :
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Source : Colcanopa. (2018, 20 mars). La langue française dans le monde [Illustration].
Le processus de construction d’une identité francophone est stimulé par le DDF. Pour l’OQLF, un dictionnaire comporte des ambitions nouvelles et un réalisme stratégique : « La diffusion d’un dictionnaire, comme celle de tout document écrit, peut comporter des enjeux géopolitiques. […] il peut ainsi contribuer à montrer qu’une langue peut avoir plusieurs pôles, plusieurs influences, qui ne nuisent pas à son harmonie. » (2022, p. 81)
La polycentration est un enjeu majeur dans l’agenda politique de la linguasphère francophone. L’archéologie des discours émis sur le DDF marquent, selon François Grin, « le changement vers une vision réellement multipolaire de la francophonie. » (2022, p. 18) Un enjeu tel qu’il figure dans l’édition 2022 du rapport de l’OIF La langue française dans le monde.
Le chapitre Une vision polycentrique du français s’y consacre. Pour Francine Quéméner, la question de la polycentration est considérée par l’OLF comme un enjeu majeur pour « l’avenir du français dans le monde et pour le renforcement de systèmes éducatifs de qualité. » (2022, p. 102) : « Ici, la polycentration est devenue une priorité puisque l’on s’intéresse davantage au poids que représente l’espace linguistique francophone africain dans la francophonie internationale. » (Idem)
Nos recherches empiriques établissent que la redéfinition du centre de gravité n’est pas encore pleinement actée. Selon François Grin, « La polycentration du français doit acquérir une forme de légitimité qu’elle n’a, je pense, pas encore. » (Ibid., p. 25) La création d’autres sources de légitimité est un processus multiscalaire. Dans le cadre de la francophonie, le basculement se fait à double vitesse. Michel Francard en atteste :
[…] quand on est dans le contexte des francophonies périphériques, je pense que cette conscience d’une forme d’illégitimité par rapport à une variété de référence a fait que les gens sont plus enclins à s’interroger sur leur langue, sur leur fonctionnement, contrairement aux Français qui se posent moins de questions sur la langue en ces termes. (2022, p. 128)
Le sociolinguiste belge convoque les notions bourdieusiennes de « marché officiel » et « marché restreint » pour démontrer que tous les centres de référence n’ont pas la même importance. Le « marché officiel » demeure toujours la France : « Contester Paris comme centre de référence, ça ne signifie pas encore installer d’autres centres au même niveau que Paris. […] on constate que dans les communautés périphériques, dès qu’il s’agit de quitter son marché restreint, on adopte les normes du marché officiel ; qui reste donc prégnant. » (Ibid., p. 125)
Si selon Francard, le français parisianiste correspond à celui des « dictionnaires et des grammaires » (Idem), la naissance du DDF pourrait venir court-circuiter les assises du « marché officiel », puisqu’il incite les citoyens français à s’interroger à leur tour sur la langue qu’ils pratiquent.
La réorganisation spatiale au défi des forces centripètes et centrifuges
D’après l’enquête que nous avons menée, le façonnage d’une gestion multipolaire n’est pas encore acté dans le réel. Les acteurs interrogés font remonter que le DDF tient davantage à une proposition d’action qu’à l’accomplissement du décentrement. Paul Petit explicite la politique des petits pas mise en place : « […] ce décentrement, c’est une intention, pas une réalité. Ce n’est pas définitif, même si je pense que le coup est quand même bien parti. » (2022, p. 95)
Pour François Grin, l’objectif du DDF est indubitablement de concourir au décentrement du français. Malgré cette politique affichée, aucun effet sur les francophones ne peut se faire ressentir : « Pour le moment, cela peut se poser en termes conceptuels mais je pense difficilement qu’on pourrait accéder aisément à quelque chose d’empirique. » (2022, p. 23)
Le témoignage de Jean-Marie Klinkenberg confirme les positions portées par les acteurs susmentionnés. Il affirme que l’essence de la décision demeure symbolique :
Il y a un recentrement autour d’une série de normes et, symboliquement, face à ce mouvement de concentration, on tend à valoriser – mais je dis bien symboliquement – les particularismes, en célébrant le folklore de telle région ou telle spécificité gastronomique. Ce sont des contre-feux que l’on allume, mais qui sont des contre-feux plutôt symboliques. (2022, p. 40)
Nous concluons, au terme de nos recherches, que le DDF est le vecteur d’un fort pouvoir symbolique. Il n’est cependant pas habilité à contrecarrer les dimensions centripètes et centrifuges à l’œuvre. Les notions de « centripète » i.e. une force attirant les périphéries vers le centre et de « centrifuge » i.e. une force les tenant éloignées sont présentées par Klinkenberg (2007).
Ces pressions révèlent l’existence d’une géographie de la langue française, dominée par certains espaces bénéficiant d’une hégémonie géopolitique. Selon lui, le français demeure le cas « le plus poussé qui soit de centralisation […] linguistique […] où Paris accueille la quasi-totalité des institutions » (Idem). Il en résulte une dépendance des cultures périphériques à l’égard de la culture centrale, leur trajectoire étant « tributaire du rapport qu’elles entretiennent » avec elle (Idem).
Néanmoins, le chercheur avance que le français s’émancipe doucement de ce carcan, pour évoluer vers une disposition spatiale rhizomique et archipélagique. La littérature scientifique produite donne donc à voir la prééminence des forces centripètes. La synthèse de nos entretiens confirme que le DDF n’est pas en mesure de les déjouer :
Quand je vous disais que les belgicismes disparaissaient, ce n’est rien qu’une retombée du fait que nous sommes dans des sociétés où les forces centripètes dominent. Nous mangeons tous la même chose, dans tous les pays du monde on va manger au McDonald’s et prendre notre café chez Starbucks. […] Sur le marché des langues, on passe à l’anglais tout de suite avant même d’avoir essayé l’intercompréhension. À l’intérieur des langues-mêmes, il y a une concentration autour des normes centrales. Au début que je donnais cours, je pouvais être attentif à la manière dont parlaient mes étudiants et avoir une idée de la région d’où ils venaient. À la fin de ma carrière, ils parlaient tous à peu près de la même manière. […] (Klinkenberg, 2022, p. 40).
Selon les pronostics recueillis, les forces centrifuges continuent à se renforcer et à se densifier, ce qui occasionne – paradoxalement – un regain d’intérêt pour les particularismes culturels. Selon cette grille de lecture, le DDF se présente comme un dispositif folklorique plutôt que comme le point de bascule entre un monde occidentalo-centré et multipolaire. (Blanchet, 2022, p. 114)