La qualité du demandeur en droit est centrale dans l’analyse des défis juridiques rencontrés par la Cour pénale internationale dans le mandat d’arrêt contre Omar el-Béchir. Cet article met en lumière les tensions entre le droit régional africain et les exigences de la CPI, en se concentrant sur les limitations des articles pertinents.
B.- L’insuffisance des seuls articles 92 du Statut de la CPI et 32 de l’ICA dans la détermination de la qualité du demandeur
La Cour kenyane pouvait, sans avoir besoin d’examiner les arguments et les instruments juridiques présentés par l’ICJ au soutien de sa qualité de demandeur, se référer à l’ensemble des dispositions de l’ICA1 pour vérifier leur compatibilité avec la Section 32 querellée. Ce faisant, elle aurait constaté que seules les autorités gouvernementales kenyanes, notamment le Ministre et l’Attorney general ont été mandatés pour agir dans le processus d’exécution des mandats d’arrêt de la CPI au Kenya.
Même s’il faut déplorer que la Section 32 de cette loi qui a été invoquée, tant par l’ICJ que par les autorités gouvernementales et qui devrait par ailleurs trancher ce débat, ne fait expressément aucune mention sur la qualité du ou des principaux demandeurs, il revenait à la Cour kenyane de s’inspirer des autres dispositions de cette loi, notamment sa Section 292 qui fait du Ministre le demandeur.
Dans cette Section, il est fait mention que ̏ Minister to request issue of arrest and surrender .̋ Ainsi, le déclenchement de l’action publique, qui est souvent du ressort du Procureur3, est plutôt dévolu au Ministre qui est chargé ici de défendre les intérêts du Kenya.
En se fondant sur l’ensemble des dispositions de l’ICA, d’autant que le recours à cette méthode permet en effet de compléter le sens d’une disposition ou d’un énoncé peu clair par l’ensemble des dispositions contenues dans le texte afin d’en dégager une signification exacte et précise4, la Cour kenyane devait aisément ressortir le sens exact de la norme querellée et trancher le problème de son interprétation.
De ce fait, elle devait constater que le législateur kenyan a exclu du prétoire les particuliers, y compris les ONG5. Ainsi, dans la jurisprudence du juge européen des droits de l’homme, relative à l’affaire Gorraiz Lizarraga, il est rappelé que pour se prévaloir de l’article 34 de la Convention européenne des droits l’homme (ci-après : « Conv.EDH »), tout requérant doit entrer « dans la catégorie des demandeurs mentionnés dans cette disposition de la Convention »6.
N’ayant donc pas été mentionné dans l’ICA comme potentiel demandeur dans les affaires relatives à l’exécution des mandats d’arrêt au Kenya, l’ICJ devait logiquement s’abstenir de demander à la Cour kenyane d’émettre un mandat d’arrêt provisoire à l’encontre d’Omar El BECHIR. D’autant que pour obtenir de la Cour kenyane l’émission d’un mandat d’arrêt contre tout suspect recherché par la CPI, le requérant doit être le Ministre et dans une certaine mesure l’Attorney general.
La lecture de l’ICA qui adapte et incorpore le Statut de Rome en droit interne kenyan ne permet pas de déceler en l’espèce la place des ONG (ICJ) dans l’accès au prétoire, notamment en ce qui concerne les affaires relatives à la coopération entre le Kenya et la CPI7. Ce faisant, le raisonnement de la Cour kenyane aurait dû consister à interpréter la Section 32 querellée conformément aux autres dispositions de la loi kenyane sur les crimes internationaux afin de déterminer si cette loi offre la possibilité à l’ICJ de demander l’émission d’un mandat d’arrêt provisoire contre Omar El BECHIR8 ou d’être invitée à intervenir dans la procédure concernant l’exécution des demandes de la CPI au Kenya. Il faut rappeler que cette dernière possibilité a souvent été admise et pratiquée par certaines juridictions internationales.
En effet, dans une espèce opposant les sieurs Mamatkulov et Abdurasulovic à la Turquie, la CEDH avait autorisé en 2003, les ONG à intervenir dans cette affaire, notamment la Commission internationale de juristes au titre de l’article 36 de la Conv.EDH9. Il faut rappeler que cette possibilité était admise en amont. Or dans le cas d’espèce, la loi kenyane sur les crimes internationaux est silencieuse sur cette possibilité.
Il ne fait pas de doute que la qualité de demandeur de l’ICJ apparaît plus incertaine et douteuse au regard de l’ICA. On peut donc critiquer l’application que la Cour kenyane fait de cette loi dont la conséquence est la violation de la lettre et de l’esprit de celle-ci10. Puisqu’à travers elle et en excluant formellement les particuliers du processus d’exécution des demandes de coopération de la CPI, le gouvernement kenyan entendait exercer et préserver l’exercice de sa souveraineté pénale11 qui découle directement de cette loi et du DIP. Au regard de ce qui précède, il ne fait aucun doute que l’ICJ ne saurait revendiquer la qualité de demandeur dans l’affaire concernant l’émission du mandat d’arrêt provisoire contre Omar El BECHIR sur le fondement de l’ICA, notamment de la Section 32 de cette loi.
D’autant que les modalités de coopération entre le Kenya et la CPI sont régies par l’ICA12 qui attribue le pouvoir de demander l’émission d’un mandat d’arrêt provisoire contre tout suspect recherché par la CPI qui se trouve au Kenya à la CPI, aux seules autorités gouvernementales et judiciaires kenyanes13, l’on se demande en vertu de quel titre l’ICJ a saisi la Cour kenyane pour qu’elle ordonne au Ministre d’arrêter Omar El Béchir s’il devait fouler le sol kenyan. Cette décision relève donc de l’ « impressionnisme juridique » qui, au sens de Jean RIVERO, signifie tout « jugement rendu au vu de l’ambiance d’une affaire, aboutiss[a]nt à la mort du [d]roit »14.
Malgré le fait que l’ICA n’accorde pas la possibilité aux personnes privées (la société civile, les ONG) d’obtenir du juge l’émission de mandats d’arrêt contre les personnes recherchées par la CPI qui se trouvent au Kenya ou qui sont supposées y être, la Cour kenyane a quand même jugé que l’ICJ avait le droit de demander un mandat d’arrêt provisoire contre Omar El BECHIR15, en lui accordant le jus-standi (droit d’agir).
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1 Olivier CORTEN conseille vivement de recourir à cette méthode afin de déterminer le sens exact d’une disposition d’une loi ou d’un traité. Voir de cet auteur, « Les techniques reproduites aux articles 31 à 33 des Conventions de Vienne : approche objectiviste ou approche volontariste de l’interprétation », op. cit. (note n° 162), p. 354. Dans le cas d’espèce, on dénote une certaine contradiction entre la Section 32 de l’ICA et les autres dispositions de cette loi qui font des autorités gouvernementales et judiciaires kenyanes les seules personnes à pouvoir intervenir dans la coopération entre le Kenya et la CPI. ↑
2 La Section 29 de l’ICA dispose que: ̏ (1) […], the Minister shall, if satisfied that the request is supported by the information and documents required by the article 91 of the Rome Statute, notify a Judge of the High Court in writing that it has been made that the Judge issue a warrant for the arrest of the person whose [arrest and] surrender [are] sought.
(2) If a notice is sent to a Judge under subsection (1) the Minister shall also send to the Judge a copy of the request and supporting documents ̋. ↑
3 Martine MERIGEAU relève pertinemment que, « seul l’Etat, par l’intermédiaire du ministère public, a le monopole des poursuites pénales ; il a l’obligation d’agir d’office […] et de poursuivre toutes les infractions pénales […] ». Voir de cet auteur, « La victime et le système pénal allemand », RSCDPC, 1, 1994, pp. 53 – 66 (spéc. p. 54). Voir dans le même sens Raymond RANJEVA, « Les ONG et la mise en œuvre du droit international », op. cit. (note n° 157), p. 67. ↑
4 Le recours à cette méthode permet de résoudre assez facilement les problèmes d’interprétation des normes. Voir Olivier CORTEN, « Les techniques reproduites aux articles 31 à 33 des Conventions de Vienne : approche objectiviste ou approche volontariste de l’interprétation », op. cit. (note n° 162), p. 354. ↑
5 Cette position a été vivement soutenue par les autorités gouvernementales kenyanes. Voir International Commission of Jurists v. Attorney General and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 10. Dans cette espèce, le reproche que l’on peut faire à la Cour kenyane est d’avoir utilisé une interprétation littérale de la Section 32.
Or, une telle interprétation est en déphasage avec l’esprit de l’ICA ; elle exclut le contexte dans lequel le texte a été adopté, et ne prend pas en compte les éléments pratiques pour son application. Le recours à la méthode téléologique s’imposait à la Cour ; d’autant qu’elle prend en considération le but et l’objet de l’ICA.
Voir Olivier CORTEN, ibid., pp. 355 – 356. ↑
6 Cf. CEDH, Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, 27 avril 2004, req. n° 62543/00, §§35-36. ↑
7 Pierre-Marie DUPUY justifie l’exclusion des ONG à agir en justice en ce qui concerne certaines affaires sur la base de leur incapacité, lorsqu’il reconnaît que, « les organisations non gouvernementales agissent en fait mais sont incapables en droit ». Voir de cet auteur, « L’unité de l’ordre juridique international. Cours général de droit international public », op. cit. (note n° 157), p. 426. ↑
8 Comme l’a si bien rappelé la Commission européenne des droits de l’homme (ci- après : « Com.EDH »), pour accéder au juge européen des droits de l’homme, « le requérant doit entrer dans l’une des catégories de demandeurs mentionnés à l’article 25 (art 25) (nouvel article 34) [de la Convention européenne des droits de l’homme] ». Voir Com.EDH, Campopiano et l’association GISTI contre France, 5 mai 1993, req. n° 18836/91, §3. ↑
9 Voir CEDH, Mamatkulov et Abdurasulovic c. Turquie, 6 février 2003, req. n° 46827/99 et 46951 / 99, §7. L’on rappellera aussi l’invitation que la Chambre des Lords a faite à certaines ONG, en l’occurrence Amnesty International et Human Rights Watch à intervenir dans l’affaire Pinochet. Voir Jean Yves De CARA, « L’affaire Pinochet devant la Chambre des Lords », AFDI, vol. 45, pp. 72 – 100 (spéc. p. 72). ↑
10 Une telle position avait été adoptée par la CPJI dans l’affaire qui a opposé la Pologne à l’Allemagne devant ladite juridiction. Voir CPJI, Traitement des nationaux polonais et des autres personnes d’origine ou de langue polonaise dans le territoire de Dantzig, avis du 4 février 1932, série A/B, n° 44, p. 28. ↑
11 Voir CPJI, Affaire du « Lotus » (France c. Turquie), arrêt du 7 septembre 1927, série A, n° 10.
A travers cette affaire, la CPJI a posé pour la première le respect de la souveraineté des Etats en matière pénale. ↑
12 [Note contextuelle manquante – à compléter selon le texte original] ↑
13 [Note contextuelle manquante – à compléter selon le texte original] ↑
14 [Référence exacte de Jean Rivero manquante – à compléter selon le texte original] ↑
15 [Référence exacte manquante – à compléter selon le texte original] ↑