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Analyse de la primauté du droit de l’UA sur le droit kenyan

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🏫 Université de Douala - Faculté des Sciences Juridiques et Politiques
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Master II Recherche - 2010 / 2011
🎓 Auteur·trice·s
Pierre Paul EYINGA FONO II
Pierre Paul EYINGA FONO II

La primauté du droit de l’UA est essentielle pour comprendre les obstacles juridiques auxquels la Cour pénale internationale fait face dans l’arrestation d’Omar el-Béchir. Cet article met en lumière les tensions entre le droit régional africain et les obligations internationales du Kenya.


B.- La question de la valeur juridique du droit de l’UA et de son caractère primant sur le droit interne kenyan

Même si, le fondement juridique de la primauté du droit de l’UA n’a pas été suffisamment évoqué et explicité par les autorités gouvernementales kenyanes ; et même si cette primauté n’est pas explicitement mentionnée dans son Traité constitutif1, à l’instar des traités fondateurs de certaines organisations internationales2, l’Acte constitutif de l’UA doit bénéficier de l’autorité sur l’ICA et doit s’imposer à la Cour kenyane. Pour démontrer la valeur juridique et le caractère primant du droit de l’UA sur le droit interne kenyan, l’on va s’appuyer tour à tour sur le paragraphe 2 de l’article 23 du Traité de l’UA, sur la nature et le caractère obligatoire de l’acte pris par l’UA et sur la jurisprudence.

D’abord, sur le paragraphe 2 de l’article 23 du Traité de l’UA, qui prévoit des sanctions à l’encontre des Etats qui ne se plieraient pas aux décisions et à la politique définies par l’UA. Il faut relever que ce paragraphe 2 de l’article 23 de l’Acte constitutif de l’UA dont la teneur est : « […] tout Etat membre qui ne se conformerait pas aux décisions et politiques de l’Union peut être frappé de sanctions […] », peut servir de référence à l’obligation qu’ont les

Etats membres de cette organisation de respecter son droit et de le faire prévaloir sur leur droit interne3. Le Kenya étant un Etat membre de l’Union, cet article peut constituer un fondement à la primauté du droit de l’UA sur son droit interne, notamment sur l’ICA en cas d’incompatibilité. L’Acte constitutif de l’UA doit donc bénéficier de l’autorité sur l’ICA et doit s’imposer à la Cour kenyane, dans la mesure où la

CJCE a clairement établi, dans l’espèce Flamino Costa c. ENEL du 15 juillet 1965 qu’« à la différence des traités internationaux ordinaires, le Traité de la CEE a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des Etats membres lors de l’entrée en vigueur du traité et qui s’impose à leurs juridictions »4.

Ensuite, s’agissant de la nature de l’acte, il ressort que l’appel de l’UA que les autorités gouvernementales kenyanes ont invoqué pose le problème du caractère obligatoire d’un acte unilatéral ou du droit dérivé des organisations internationales d’intégration. La nature de l’acte mentionné mérite d’être précisée.

Il s’agit d’une décision qui a été prise par la Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement de l’UA et qui est, conformément aux stipulations du Traité fondateur, le paragraphe 2 de l’article 6, « l’organe suprême de l’Union ». Ce faisant, le caractère obligatoire de cette décision de l’UA peut être déduit de sa nature. Il s’agit d’une décision et non d’une recommandation5 ; il peut aussi être déduit de l’organe qui l’a adopté, en l’occurrence la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement qui est au sommet des organes de l’Union6.

En outre, le caractère obligatoire du droit de l’UA ne concerne pas seulement le droit primaire, il s’étend aussi au droit dérivé, en l’occurrence aux décisions7. C’est donc

à raison que les autorités gouvernementales kenyanes ont invoqué cette décision de l’UA et fait état de son incompatibilité avec l’ICA.

Enfin, au regard de la jurisprudence, il convient de souligner que la force obligatoire du droit des organisations d’intégration ne découle pas expressément et toujours des textes, elle est même d’origine prétorienne. En effet, la CJCE l’a consacrée en dehors de toute stipulation textuelle dans l’affaire Flamino Costa c. ENEL. Ainsi, après avoir procédé à une interprétation téléologique du Traité de 1957 sur la CEE et après avoir reconnu la « spécificité de l’ordre juridique communautaire », cette juridiction communautaire a dit pour droit que,

[l’] intégration au droit de chaque pays membre de dispositions qui proviennent de source communautaire, et plus généralement les termes et l’esprit du traité, ont pour corollaire l’impossibilité pour les Etats de faire prévaloir contre un ordre juridique accepté par eux […] une mesure unilatérale ultérieure qui ne saurait lui être opposable8.

Il en résulte qu’en cas d’incompatibilité entre le droit communautaire et le droit national, le juge national est tenu d’écarter la norme interne, de la laisser inappliquée au profit de la norme communautaire9. C’est ainsi que dans les affaires Simmenthal du 9 mars 197810 et Commission c. France du 11 juin 199111, la CJCE a rappelé au juge national de l’espace communautaire européen qu’il est tenu, en cas d’incompatibilité d’une loi, même postérieure, avec le droit communautaire, d’écarter son application. Dans l’espace communautaire européen, le juge national a donc l’obligation de laisser inappliquée toute disposition législative contraire au droit communautaire12.

C’est donc à tort que la Cour kenyane a appliqué l’ICA dont l’incompatibilité avec le droit de l’UA a été soulevée et prouvée. Une telle décision porte sérieusement atteinte au droit de l’UA dont l’existence dépend de son respect et de son exécution par les Etats membres; une telle atteinte ne saurait être admise.

D’autant que dans l’espèce Commission contre Belgique, la CJCE a relevé que, « [l]e recours à des dispositions de l’ordre juridique interne pour limiter la portée des dispositions du droit communautaire […] ne saurait être dès lors admise »13. Dès lors, la Cour kenyane aurait dû constater qu’en appliquant l’ICA au détriment de la décision de l’UA, le Kenya violait le droit de l’UA qui est pourtant supérieur au droit énoncé dans l’ICA14.

Au terme de cette première section, l’on a pu constater et relever un double malaise dans la décision de la Cour kenyane. D’abord, le refus de vérifier la compatibilité de l’ICA avec la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques et le Traité de l’UA pourtant soulevée par les autorités gouvernementales kenyanes. Ensuite, l’autorité qu’elle a accordée à l’ICA sur les deux traités sus évoqués, alors même que la primauté du droit international conventionnel sur la loi, même postérieure est un acquis.

Dans cette espèce, la Cour kenyane a aussi éludé le problème du conflit de normes internationales entre le Statut de la CPI et le Traité de l’UA.

________________________

1 Voir Joseph KAZADI MPIANA qui mentionne qu’aucune référence n’est faite à la primauté du droit de l’UA dans son Acte constitutif. Toutefois, il souligne que quelques indices de primauté peuvent être observés dans la nature des actes qu’elle adopte, en l’occurrence les directives, les règlements, les avis, les décisions, les recommandations, etc. Voir de cet auteur, « La problématique de l’existence du droit communautaire africain. L’option entre mimétisme et spécificité », op. cit. (note n° 563), p. 65.

2 Voir notamment l’article 103 de la Charte des Nations Unies. Cette suprématie des obligations issues de cette Charte sur le droit des Etats et des autres organisations internationales a été cristallisée par la CIJ dans l’Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci. Voir CIJ, Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (compétence et recevabilité de la requête), arrêt du 26 novembre 1984, Rec. 1984, p. 52. Lire aussi l’article 6 du Traité constitutif de l’UEMOA signé le 10 janvier 1994 à Dakar, au Sénégal, et entré en vigueur le 1er août 1994 qui consacre expressément la suprématie de son droit celui des Etats membres.

3 Voir Martyna FALKOWSKA / Agatha VERDEBOUT, « L’opposition de l’Union africaine aux poursuites contre Omar Al Bashir. Analyse des arguments juridiques avancés pour entraver le travail de la Cour pénale internationale et leur expression sur le terrain de la coopération », RBDI, 2012 / 1, pp. 202 – 236 (spéc. p. 231). Ces auteures reconnaissent que les décisions de l’UA ont un effet obligatoire à l’égard de ses Etats membres et priment sur leur droit interne.

4 Voir CJCE, 15 juillet 1964, Flamino Costa c. ENEL, affaire 6 / 64, Rec. 1964, p. 1149.

5 Voir James MOUANGUE KOBILA, Droit institutionnel de la CEMAC, op. cit. (note n° 104), p. 46. Il souligne en effet que les recommandations ne sont pas obligatoires. Elles sont donc dépourvues d’effet contraignant contrairement aux décisions et aux résolutions.

6 Ces éléments correspondent aux critères qu’utilise Joseph KAZADI MPIANA pour reconnaître une force obligatoire aux actes unilatéraux des organisations d’intégration régionale. Il utilise le critère de préséance organique, c’est-à-dire l’organe qui prend l’acte ; il utilise aussi la dénomination de l’acte, s’agit-il d’une décision, d’une résolution, d’une recommandation ou d’un avis. Et il en déduit que la décision est obligatoire si elle émane de l’organe suprême, notamment la Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement. Voir de cet auteur, « La problématique de l’existence du droit communautaire africain. L’option entre mimétisme et spécificité », op. cit. (note n° 563), p. 49. La lecture du paragraphe 2 de l’article 11 du Traité fondateur de la Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale (ci- après : « CEEAC »), dont le Traité a été ouvert à la signature le 18 octobre 1983, et est entré en vigueur le 18 décembre 1984, permet de mesurer à quel point les décisions prises par l’instance suprême d’une organisation communautaire sont obligatoires. Cet article établit que les décisions prises par la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement ont force obligatoire à l’égard des Etats membres et des institutions de la Communauté.

7 Voir James MOUANGUE KOBILA, Droit institutionnel de la CEMAC, op. cit. (note n° 104), p. 58. Cet auteur relève pertinemment que, « les normes internationales dont l’autorité l’emporte sur celle des lois ne sont pas seulement celles qui sont insérées dans les traités. Ce sont également toutes celles qui en dérivent [en l’occurrence les décisions] ».

8 Voir CJCE, 15 juillet 1964, Flamino Costa c. ENEL, op. cit. (note n° 571). Il faut rappeler que le Traité de Rome de 1957 qui établissait la CEE, ne prévoyait pas la primauté du droit de la Communauté sur celui des Etats membres.

9 Ibid.

10 Voir CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, op. cit. (note n° 564).

11 Voir également CJCE, 11 juin 1991, Commission c. France, affaire C 307 / 89, Rec. 1991, p. I – 2903.

12 Pour ne rappeler que le cas de la France, il faut souligner que le juge français a suivi cette ligne jurisprudentielle de la CJCE dans les affaires Société des Cafés Jacques Vabres et Nicolo. En ce qui concerne plus précisément le juge administratif français, voir par exemple Bruno GENEVOIS, « L’application du droit communautaire par le Conseil d’Etat », RFDA, 2009, pp. 201 – 226.

13 Voir CJCE, Commission contre Belgique, arrêt non référencé dans le texte original.

14 Voir Martyna FALKOWSKA / Agatha VERDEBOUT, op. cit. (note n° 570).

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