La polycentration : une approche novatrice en francophonie

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🏫 Université Jean Moulin Lyon 3 - Institut international pour la francophonie
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Master - 2021-2022
🎓 Auteur·trice·s
Florine CHATILLON
Florine CHATILLON

La polycentration en francophonie est analysée à travers le Dictionnaire des francophones, un outil politique et linguistique qui remet en question les structures de gouvernance linguistique et lutte contre la glottophobie. Cet article explore les implications de cette approche pour le plurilinguisme et l’agenda politique français.


1. Définir la polycentration : approche épistémologique

La notion de polycentration est issue du domaine de l’urbanisme. Elle qualifie un territoire qui, à la place de s’organiser autour d’un centre unique et polarisant, partage sa gestion entre plusieurs centres d’importance, de taille, parfois de fonctions différentes. Cette configuration invalide le schéma centre/périphéries. Le linguiste autrichien Pohl propose de l’appliquer au domaine des langues (Francard, 2022, p. 124).

Assignée à la francophonie, elle renvoie à « l’existence de centres d’importance différente » (Klinkenberg, 2022, p. 35), ce qui bat en brèche l’archétype du centre décisionnel localisé à Paris. Il s’agit ici de reconnaître d’autres « centres de référence » (Francard, 2022, p. 124), induisant un renversement hiérarchique qui s’effectue à deux niveaux (Klinkenberg, 2022, p. 35).

Le premier, « de facto », consiste en « l’existence de normes implicites qui souvent ne sont pas reconnues, ne sont pas même conscientes et que le linguiste peut étudier » (Ibid., p. 36). Le deuxième, explicite, renvoie à la prise en charge de la polycentration dans le cadre de politiques linguistiques. C’est le cas pour la langue allemande qui est dotée d’un organisme transnational, lieu de dialogue où chaque centre de la linguasphère germanophone a voix au chapitre (Idem). La mise en lumière de la polycentration révèle la volonté de gouverner la linguasphère francophone dans une dynamique de coopération et de partage.

Cela incarne l’opposition au modèle traditionnel qui se compose de trois caractéristiques majeures : « centralité, essentialisme, unité » (Klinkenberg, 2007). Cette organisation traditionnelle, polarisée autour du centre mythique de Paris, a un impact négatif sur le reste des communautés francophones, qualifiées de « périphériques ». En effet, leur positionnement en marge les rendent « tributaire(s) du rapport qu’elles entretiennent avec la culture centrale » (Klinkenberg, 2007).

Polycentration en francophonie : enjeux et perspectives

L’auteur établit que les territoires périphériques sont soumis à deux mouvements de forces contraires : une force centripète – agissant comme un aimant qui entraîneraient les cultures périphériques vers le centre – et une force centrifuge – les tenant à distance dudit centre, qui conserve ainsi la gestion exclusive de la francophonie – (Idem).

Néanmoins, Michel Francard distingue, dans la gestion de la linguasphère francophone, un basculement s’étant opéré au début du XXIème siècle. Le linguiste expose que « jusqu’à la fin du XXe, pour les francophonies périphériques, on a eu affaire à une légitimation uniquement des normes exogènes – pour les communautés francophones périphériques, exogène, c’est Paris – » (2022, pp. 124-125). Le DDF incarne l’avènement d’un basculement. Il a vocation à légitimer les normes endogènes propres à chaque communauté francophone.

2. Mesurer la validité scientifique des deux notions : débat terminologique

Nous avons établi – à l’issue de notre étude de corpus et de l’enquête de terrain – que les notions de décentrement et de polycentration ne sont pas employées dans les mêmes contextes. Le terme « décentrement » a été préféré dans la communication faite du DDF. C’est un élément discursif que l’on retrouve également dans les discours prononcés en faveur du renouvellement des politiques linguistiques du français.

Emmanuel Macron y fait référence dans son discours à l’Institut de France lorsqu’il évoque le « décentrement qu’il nous faut penser » (2018a). Des propos repris par Leïla Slimani lors de la cérémonie de lancement du DDF. Elle atteste que la Stratégie internationale pour la langue française et le plurilinguisme a été élaborée dans l’intention de bâtir « […] une francophonie plurielle, décentrée où les notions en tout cas de centre et de périphérie seraient complètement transformées […] » (2021).

L’élément est mobilisé pour le compte d’autres projets portés par la DGLFLF. Dans un communiqué Linkedin, la cheffe de la Mission sensibilisation et développement des publics Anouk Lederlé donne à voir que la Grande Grammaire du Français « fait oeuvre de décentrement » (2022). Aussi, on compte dans la note d’intention rédigée par le DGLFLF une mention faite du décentrement, qualifié d’ « exigence très politique » (2019, p. 1). L’entretien que nous avons conduit de Paul Petit démontre que la notion est sciemment véhiculée par la délégation du ministère de la Culture :

J’aime beaucoup cette notion de « décentrement ». J’ai contribué à la faire fructifier dans nos langages et dans nos publications. Cela part, de nouveau, du discours de Ouagadougou du président de la République. Quand on fait des politiques linguistiques, qu’on lit Calvet et tous les autres, on sait bien que le français est une langue africaine. Ça se dit comme ça, de façon provocatrice, depuis 40 ans. Mais l’entendre dans un discours présidentiel, c’était une vraie nouveauté. […] Le “décentrement” il a été est affirmé à ce moment-là. (2022, p. 91)

Si le corps politique se saisit de ladite notion, c’est le terme de « polycentration » qui remporte les faveurs de la communauté scientifique. Nos entretiens d’acteurs issus de la recherche universitaire affirment l’invalidité scientifique de la notion de « décentrement ». Michel Francard et Jean-Marie Klinkenberg mentionnent tous deux le meilleur référencement dont la polycentration bénéficie :

Je lui préfère une terminologie qu’on a utilisée il y a quelques années et qui était assez courante – en tout cas dans le milieu des linguistes qui s’occupaient de lexicographie différentielle –. On parlait de “polycentrisme”. (Francard, 2022, p. 124)

Polycentration a reçu un contenu linguistique relativement strict ou stable tandis que décentrement pas. Je pense qu’on vise la même chose, mais ces deux termes n’ont pas la même valeur au plan terminologique. On peut trouver “polycentration” dans un dictionnaire de terminologie linguistique alors que “décentrement”, actuellement – ça pourrait devenir un terme technique –, est plutôt une sorte de slogan. Ça vise la même chose mais la connotation n’est pas la même et sans doute que décentrement a moins de précision. […] Le décentrement est le souhait que le centre exerce symboliquement moins de force, tandis que la polycentration renvoie plutôt à des données objectives. (Klinkenberg, 2022, p. 35)

L’OIF pondère le débat terminologique en concédant que les deux notions se valent. Ainsi, elles sont employées de manière indifférenciée dans l’édition 2022 du rapport La langue française dans le monde. La préface, rédigée par Souleymane Bachir Diagne, qualifie la francophonie de « polycentrisme » (p. 3). Son argumentaire repose sur l’idée que « son centre est partout et sa circonférence nulle part » (Idem). Il lui confère les caractéristiques « polymorphe et polycentrique » et avance – au sein du même paragraphe – que la « faculté de penser de langue à langue […] est aussi capacité de décentrement », inscrivant ce faisant les deux dynamiques dans une volonté commune d’ouverture à la diversité (Idem).

Il ressort des points de vue recueillis quelques nuances permettant de distinguer la polycentration du décentrement. Alors que le décentrement montre l’intention symbolique de la France de libérer la francophonie de son joug – actant ce faisant sa volonté de résilience –, la polycentration exprime davantage une réalité pragmatique ; celle de l’existence de plusieurs centres décisionnels au sein de la linguasphère francophone.

Si le décentrement est essentiel pour instaurer une représentativité plus équitable dans la francophonie, il ne constitue pas de facto un véritable projet pour gouverner la diversité. Nous proposons donc de l’examiner comme une étape nécessaire, symbolique et discursive, à l’avènement d’une gouvernance multipolaire de la francophonie. Nous avançons que la polycentration est la continuité du décentrement puisqu’elle rend compte de la gestion de la linguasphère francophone.

Appliqué au DDF, le décentrement est un élément discursif essentiel pour statuer de l’empowerment des territoires francophones, la reconnaissance de leur agency assurant qu’ils ne sont plus indexés à la France. Si le décentrement est doté d’une aura significative, le terme de polycentration enjoint à prendre en considération les instances de concertation transnationales – le Comité de relecture et le Conseil scientifique – gravitant autour du DDF.

Nous ne préférerons donc aucun terme à l’autre puisqu’ils véhiculent tous deux des idées complémentaires et continues.

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