La norme de l’UA et CPI est au cœur des défis juridiques rencontrés par la Cour pénale internationale dans l’affaire du mandat d’arrêt contre Omar el-Béchir. Cet article met en lumière les tensions entre le droit régional africain et les obligations internationales, soulignant les implications de l’application inappropriée des normes.
B.- L’application dans le cas d’espèce de la norme de l’UA
La Cour kenyane a évité de se prononcer explicitement sur le problème du conflit des normes internationales qui a été soulevé par les autorités gouvernementales kenyanes. La conséquence de cet évitement du conflit des normes internationales dans cette espèce est qu’elle a maladroitement appliqué la norme de la CPI au détriment de celle de l’UA. Or, si l’on s’en tient aux quelques principes et règles énoncés ci-haut, on doit admettre que dans le cas d’espèce, la norme de l’UA doit déroger au Statut de Rome et ce, malgré la postériorité de ce dernier.
En l’absence d’une clause explicite de résolution des conflits normatifs dans les deux textes1, l’invocation du principe lex specialis derogat legi generali (la loi spéciale déroge à la loi générale)2 doit être appliquée en l’espèce pour résoudre ce conflit normatif. Cette maxime juridique signifie en effet que, lorsque deux normes ou plusieurs normes en conflit traitent de la même matière, priorité doit être accordée à la norme la plus spécifique. En l’espèce, d’autant que le Statut de Rome et le Traité de l’UA sont deux leges speciales (lois spéciales), selon James MOUANGUE KOBILA, la force dérogatoire devrait, dans les rapports entre l’UA et la CPI « profiter à l’UA, dans la mesure où les normes et appréciations d’une organisation régionale relèvent incontestablement en droit positif de la lex specialis du point de vue géographique […]»3.
Au regard de cette lex specialis (loi spéciale) géographique ou régionale, les Etats africains Parties au Statut de Rome et membres de l’UA peuvent bâtir leur refus de coopérer avec la CPI sur le fondement du droit de l’UA, d’autant plus que cette dernière occupe un espace territorial plus vaste que la CPI en Afrique4 et incarne l’ordre juridique africain5.
Pour démontrer que la norme de l’UA devait l’emporter dans le cadre de ce conflit normatif, il aurait sans doute été plus facile que la Cour kenyane bâtît aussi son raisonnement sur le fondement de l’article 34 de la CVDT, qui pose le principe de l’effet relatif des traités. D’autant qu’en l’espèce, le Soudan n’est pas partie au Traité fondateur de la CPI qu’on veut lui appliquer6.
Cet argument aurait permis en effet de préserver les droits des tiers au Statut de la CPI, notamment les immunités d’Omar EL BECHIR dont le pays n’est partie au Statut de Rome. Le recours à cette solution suscite tout autant l’adhésion de Chacha BOKHE MURUNGU, qui conseille vivement d’interpréter le Statut de la CPI conformément à la CVDT7.
Le fait d’interpréter le Statut de Rome conformément au principe de l’effet relatif des traités, correspond aux principes énoncés par Joost PAUWELYN pour résoudre un conflit des normes internationales n’ayant pas une identité de parties. Ce dernier retient en effet trois critères fondamentaux pour résoudre un conflit de normes internationales. Il s’agit i)the contractual freedom of states ; ii) the pacta sunt servanda principle ; and iii) the principle of pacta tertiis nec nocent nec prosant8.
Toutefois, il est souvent avancé que c’est le Conseil de Sécurité des Nations Unies qui a déféré la situation du Darfour à la CPI. Et en conséquence de cela, le Statut de ladite JIP devrait s’appliquer au Soudan même s’il ne l’a pas ratifié9.
Sur un autre aspect, Felipe PAOLILLO pense que la solution au problème du conflit et de la concurrence des normes devrait reposer sur la liberté de choix laissée à l’Etat qui se trouve confronté à ce type de problème. A ce titre, il note que « l’Etat partie qui se voit dans l’impossibilité de se conformer aux obligations des deux traités a la liberté de choisir lequel de ces instruments il n’exécutera pas »10.
Sur ce fondement, il est fort probable que les Etats africains choisiraient de respecter les décisions de l’UA, si on leur demandait d’opérer un choix entre la norme de l’UA et celle de la CPI dans le cas Omar El BECHIR ; d’autant plus qu’ils n’ont rien à craindre, au cas où ils ne respecteraient pas la norme de la CPI11.
Pour Paul Eric BATCHOM, les Etats pourraient, en cas de conflit entre deux traités auxquels ils sont parties, recourir au « réalisme et au pragmatisme », en privilégiant les intérêts nationaux et régionaux12.
Il ne fait pas de doute que le conflit normatif qui a été évoqué par les autorités gouvernementales kenyanes devait être tranché en faveur de la norme de l’UA. Ainsi, on ne devrait pas reprocher aux autorités gouvernementales kenyanes de s’être fondées sur la décision de l’UA pour justifier leur refus de coopérer avec la CPI, d’autant plus que cette norme de l’UA est applicable dans cette espèce.
CONCLUSION DU CHAPITRE I
La Cour kenyane, en évitant de se prononcer sur les problèmes de la validité de l’ICA et du conflit de normes internationales, a rendu une décision qui exprime un malaise. D’abord, l’on a relevé qu’en l’espèce, l’ICA était incompatible avec les traités internationaux que le Kenya a dûment ratifiés, en l’occurrence la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques et le Traité de l’UA.
Ainsi, une telle incompatibilité entre une norme interne et une norme internationale devait entrainer l’inapplicabilité de la norme interne, notamment de l’ICJ. Mais la Cour kenyane a fait fi de ce principe du droit international, dans la mesure où elle a laissé inappliqués la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques et le Traité de l’UA. Cette décision n’est pas conforme au DIP.
Ensuite, la Cour kenyane a évité de se prononcer sur le problème du conflit de normes internationales que les autorités gouvernementales kenyanes ont soulevé, dans la mesure où elles étaient confrontées à deux engagements internationaux contradictoires, notamment l’obligation de coopérer avec la CPI, en arrêtant Omar El BECHIR ; et l’obligation de respecter la décision de l’UA, qui s’oppose à l’arrestation et à la remise d’Omar El BECHIR à ladite Cour. En l’espèce, l’on a pu remarquer que les autorités gouvernementales kenyanes ont choisi à raison de se conformer à leurs engagements envers l’UA.
L’on a relevé que l’invocation de ce conflit de normes internationales entre le Statut de Rome et le Traité de l’UA invitait la Cour kenyane à prendre en compte toutes les règles pertinentes de résolution des conflits des normes internationales et à les utiliser convenablement. Et si tel avait été le cas, elle aurait sans doute constaté que la norme de l’UA devait déroger au Statut de Rome.
L’attitude de la Cour kenyane qui a consisté à esquiver certains problèmes de fond ne s’est pas seulement manifestée en ce qui concerne les problèmes de la validité de l’ICA et du conflit des normes internationales entre le Statut de Rome et le Traité de l’UA, l’on a aussi observer cette attitude de la Cour kenyane au niveau des circonstances particulières que les autorités gouvernementales ont soulevées pour justifier leur refus d’arrêter et de remettre Omar El BECHIR à la CPI.
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1 Voir par exemple l’article 103 de la Charte des Nations Unies qui consacre la primauté des obligations des membres des Nations Unies découlant de la Charte sur tout autre accord international. Felipe PAOLILLO fait remarquer que, « [l]a pratique moderne révèle une nette tendance des Etats à insérer dans le texte des traités des clauses de conflit établissant les critères de priorité d’application des dispositions de l’un des instruments quand elles entrent en conflit avec les dispositions d’un autre traité, afin de résoudre à l’avance les problèmes qui pourraient résulter de leur incompatibilité ». Voir de cet auteur, « Article 30 », op. cit. (note n° 592), p. 1268. Joost PAUWELYN manifeste aussi son enthousiasme quant au bien-fondé d’une telle clause. Il note en effet que le conflit de normes internationales peut facilement être résolu s’il existe dans les traités une clause explicite y relative. Voir de cet auteur, ibid., p. 173. Selon Nguyen QUOC DINH, si les textes en conflit ne contiennent aucune clause stipulant la primauté de tel traité sur l’autre et s’il est difficile de trouver les intentions des parties, alors ces dernières peuvent recourir à la négociation. Voir de cet auteur, « Evolution de la jurisprudence de la Cour internationale de la Haye relative au problème de la hiérarchie des normes internationales », op. cit. (note n° 595), p. 217. ↑
2 Pour plus de détails sur l’application de ce principe, voir Fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international, Rapport du Groupe d’étude de la Commission du droit international établi sous sa forme définitive par Martti KOSKENNIEMI, op. cit. (note n° 402), §§56 – 122. ↑
3 Cf. James MOUANGUE KOBILA, « L’Afrique et les juridictions internationales pénales », op. cit. (note n° 67), p. 49. Si l’on s’en tient à Jean-Sylvestre BERGE qui observe que, « chaque système, en se repliant sur lui-même, adopte une démarche strictement interne, marquant sa préférence pour ses propres solutions propres », l’on doit logiquement déduire que l’UA privilégiera ses propres décisions et ses propres normes en cas de conflit avec les normes des autres systèmes juridiques. Voir de cet auteur,« Interactions du droit international et du droit européen. Approche du phénomène en trois étapes dans le contexte européen », op. cit. (note n° 606), p. 917. Cette préférence des propres décisions de l’UA est d’ailleurs perceptible dans le Communiqué de presse du 9 janvier 2012, dans lequel la Commission de l’UA a réitéré son engagement à s’opposer à toutes les décisions présomptueuses et égoïstes de la CPI. Elle estime aussi que la lutte contre l’impunité est trop importante pour être laissée à la seule CPI. Voir Communiqué de presse N° 002 / 2012 du 9 janvier 2012, Sur les décisions de la Chambre préliminaire I de la Cour pénale internationale (CPI) en vertu de l’article 87 (7) du Statut de Rome concernant le prétendu refus de la République du Tchad et de la République du Malawi d’accéder aux demandes de coopération émises par la Cour dans le cadre de l’arrestation et de la remise du Président Omar Hassan Al Bashir de la République du Soudan, op. cit. (note n° 608), p. 3. ↑
4 Voir James MOUANGUE KOBILA, ibid., p. 31. Cet auteur note en effet qu’en présence de décisions contradictoires des organisations internationales, les instances régionales, qu’elles soient politiques ou juridictionnelles, privilégient leurs propres décisions. Dans le cadre de l’UA, voir le Communiqué de presse N° 002/2012 du 9 janvier 2012. Sur les décisions de la Chambre préliminaire I de la Cour pénale internationale (CPI) en vertu de l’article 87 (7) du Statut de Rome concernant le prétendu refus de la République du Tchad et de la République du Malawi d’accéder aux demandes de coopération émises par la Cour dans le cadre de l’arrestation et de la remise du Président Omar Hassan Al Bashir de la République du Soudan, ibid., pp. 2 – 3. ↑
5 Dans le cadre d’un conflit entre un accord multilatéral, même postérieur et un traité d’intégration régionale, Silvio MARCUS-HELMONS suggère l’application du principe de la prééminence du traité d’intégration. Ainsi, si l’on transpose cette solution à cette espèce, le droit de l’UA doit l’emporter sur le Statut de la CPI. Voir de cet auteur, « Les effets en droit communautaire d’un accord international conclu par un des Etats membres des communautés en violation d’un engagement antérieur », RBDI, 2, 1962, pp. 379 – 402 (spéc. p. 387). ↑
6 Voir l’opposition de l’UA sur l’application du Statut de Rome au Soudan qui ne l’a pourtant pas ratifié. Voir le Communiqué de presse, op. cit. (note n° 608). ↑
7 Cf. Chacha BHOKE MURUNGU, Immunity of State officials and prosecution of international crimes in Africa, op. cit.(note n° 76), p. 68. Cet auteur critique l’extension par le Conseil de Sécurité des Nations Unies des effets du Statut de Rome aux Etats tiers à travers son droit de déférer une situation qui prévaut dans un Etat tiers à la CPI. Aussi, peut-on lire sous sa plume que ̏ the Security Council cannot contract on behalf of state and therefore, it cannot under normal circumstances, cause an international treaty to be binding on a third state ̋. ↑
8 Voir Joost PAUWELYN, Conflict of norms in international public law. How WTO law relates to other rules of international law, op. cit. (note n° 582), pp. 328 et 426 – 427. ↑
9 Sur l’application du Statut de Rome aux Etats tires, notamment l’opposition des Etats-Unis d’Amérique, voir Michael P. SCHARF, «The ICC’s jurisdiction over the nationals of non-party states : a critique of the U.S. position », op. cit. (note n° 420). Sur la question de la levée de l’immunité d’Omar El BECHIR par le Conseil de Sécurité des Nations unies, voir par exemple l’article de Sophie PAPILLON, « Has the UN Security Council removed Al Bashir’s immunity », op. cit. (note n° 120). ↑
10 Voir Felipe PAOLILLO, « Article 30 », op. cit. (note n° 592), p. 1281. ↑
11 Voir Julian FERNANDEZ, La politique juridique extérieure des Etats-Unis à l’égard de la Cour pénale internationale, op. cit. (note n° 497), p. 42. Cet auteur note qu’un Etat « défaillant » ne se verra opposer aucune sanction au cas où il refuserait de coopérer avec la CPI. Cette dernière a seulement la faculté d’en référer à l’AEP ou au Conseil de Sécurité des Nations Unies qui pourrait prendre des mesures contraignantes à son égard. ↑
12 Voir Paul Eric BATCHOM, « La double présence au sein des institutions internationales. Un analyse de la position des Etats africains face aux mandats d’arrêt de la CPI », op. cit. (note n° 591), p. 64. Cette solution de Paul Eric BATCHOM épouse les revendications autonomistes de l’ordre régional par rapport à l’ordre universel. Voir Stéphane DOUMBE-BILLE, « Propos introductifs », op. cit. (note n° 542), p. 12. ↑