Le mandat d’arrêt en droit international, tel que discuté dans le contexte du Kenya contre Omar el-Béchir, révèle les tensions entre le droit régional africain et les obligations de la Cour pénale internationale. L’article explore les défis juridiques et politiques entravant l’exécution de cet ordre d’arrestation.
B.- Le statut conceptuel de la notion de mandat d’arrêt
L’arrêt de la Cour kenyane du 28 novembre 2011 est un mandat d’arrêt, c’est-à dire un ordre donné à la force publique par un magistrat instructeur ou par une juridiction de jugement des crimes ou des délits, de rechercher la personne à l’encontre de laquelle il est décerné et de la conduire devant eux pour, selon le cas l’entendre ou la juger, après l’avoir, le cas échéant, conduite à la maison d’arrêt indiquée sur le mandat où elle sera reçue et détenue1.
C.- Prétentions et arguments des parties
Dans sa requête, l’ICJ demande à la Cour kenyane :
- […] to issue a provisional warrant of arrest against one Omar Ahmad Hassan Al Bashir [Omar Al Bashir] the President of Sudan.
- [to]issue[…] orders to the 2nd Respondent, the Minister of State for Provincial Administration, to effect the said warrant of arrest, if and when, the said President Omar Ahmad Hassan Al Bashir [Omar Al Bashir] sets foot within the territory of the Republic of Kenya.
- […] to issue such further orders, writ, or direction as the honorable Court shall deem fit and just in the circumstances2.
Le jus standi (le droit d’agir) de la requérante tenait sur deux volets. Elle a d’abord invoqué les textes qui font obligation au Kenya de coopérer avec la CPI, notamment la Constitution3 qui a été adoptée le 27 août 2010 et dont l’alinéa 5 de l’article 2 prévoit que tous les traités et conventions ratifiés par le Kenya font partie des lois de ce pays4.
Elle a ensuite invoqué le Statut de Rome qui a été ouvert à la signature le 17 juillet 1998 et est entré en vigueur le 1er juillet 2002. Il faut souligner que le Kenya a dûment ratifié ledit Statut le 15 mars 2005 et l’a incorporé dans son droit interne à travers l’International Crimes Act (ci-après : « ICA »)5.
Au soutien de ses prétentions, la requérante a rappelé l’existence de deux mandats d’arrêt émis par la CPI contre Omar El BECHIR6, ainsi que les demandes de coopération adressées aux Etats parties au Statut de Rome par le Greffe de la CPI en 2009 et en 20107.
Elle a également relevé que la visite d’Omar El BECHIR au Kenya et le refus des autorités gouvernementales kényanes de l’arrêter constituent une violation et un mépris souverain du droit international et des lois kényanes et, partant, des obligations du Kenya à l’égard de la CPI8.
L’ICJ a enfin noté que, si Omar El BECHIR venait à prendre part au sommet de l’IGAD ou à se rendre à nouveau au Kenya, les autorités gouvernementales kenyanes ne l’arrêteraient pas, d’autant plus qu’elles ont refusé de le faire au moment où il s’y est d’abord rendu9.
Pour faire échec aux arguments de la requérante, les autorités gouvernementales ont avancé trois principaux moyens. Elles ont d’abord contesté la recevabilité de la requête de l’ICJ, en soutenant qu’elle n’a ni qualité ni intérêt à agir dans cette affaire, dans la mesure où ̏ […] the request for a provisional warrant can only be made by the ICC in urgent cases ̋10.
Ensuite, elles ont relevé que, conformément aux dispositions des Sections 32 et 33 de l’ICA qui dérivent de l’article 92 du Statut de la CPI, il n’y a aucun ̏ doubt that the request [for provisional warrant] can only be made by the ICC in urgent case ̋11. Ce faisant, il revient au Ministre de demander l’émission d’un mandat d’arrêt à l’encontre de toute personne recherchée par la CPI et qui se trouverait au Kenya12.
Au Kenya, les demandes de remise et d’assistance émanant de la CPI sont donc transmises soit au Ministre, soit au Procureur général qui doit les examiner. Si ce dernier est convaincu de leur authenticité, il saisit alors la Cour kenyane à l’effet d’ordonner l’arrestation et la remise requises13.
Les autorités gouvernementales kenyanes ont contesté la pertinence, voire le bien fondé d’un mandat d’arrêt kenyan à l’encontre du président soudanais, en raison de ce que le sommet qui lui aurait donné l’occasion de se rendre au Kenya s’est tenu finalement à Addis-Abeba. Selon elles, la Cour kenyane ne peut donc fonder sa décision sur des spéculations14.
Enfin, pour contrecarrer la demande de l’ICJ, les autorités gouvernementales kenyanes ont fait état d’un conflit entre la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques de 1961 et la loi kenyane sur les crimes internationaux de 200815. Par ailleurs, elles justifient leur refus d’arrêter Omar El BECHIR par la décision de l’UA, qui a expressément demandé à tous les Etats africains de ne pas coopérer avec la CPI en vue de l’arrestation et de la remise d’Omar El BECHIR16.
Les autorités gouvernementales kenyanes ont par ailleurs noté le risque que représente une éventuelle arrestation d’Omar El BECHIR au Kenya, soulignant qu’elles n’ont pas voulu risquer la vie des milliers de kenyans qui vivent au Soudan ainsi que leurs biens ni détériorer les rapports que ces deux Etats entretiennent17. Elles entendent ainsi préserver la paix qui existe entre ces deux Etats voisins18.
Après avoir examiné les arguments et prétentions des parties et invoqué quelques règles de droit et autres motifs, la Cour kenyane a d’abord rejeté l’exception d’irrecevabilité soulevée par les autorités gouvernementales kenyanes, en admettant que l’ICJ a qualité et intérêt à agir dans cette espèce, avant d’ordonner aux autorités gouvernementales kenyanes de procéder à l’arrestation et à la remise d’Omar El BECHIR à la CPI, s’il devait fouler à nouveau le territoire kenyan, comme le laisse comprendre le texte de la décision, où la Cour kenyane mentionne qu’elle émet ̏ […] an order directed at the Minister in-charge of Internal Security to arrest Omar Ahmad Hassan Al Bashir [Omar Al Bashir] should he set foot in Kenya in future ̋19.
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1 Voir Serge GUINCHARD (dir), Lexique des termes juridiques, 17ème éd., Paris, Dalloz, 2010, 769 pp. (spéc. p. 451). ↑
2 Voir Kenya Section of the International Commission of Jurists v Attorney general and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 3. ↑
3 Ibid., p. 4. ↑
4 La teneur de cet alinéa 5 de l’article 2 est la suivante: ̏ [t]he general rules of international law shall form part of the law of Kenya .̋ Cf. http://www.kenyaembassy.com/pdf/TheConstitutionofKenya.pdf (consultée le 27 juillet 2012). ↑
5 Voir International Crimes Act, 2008, Act N° 16 of 2008, entrée en vigueur le 1er janvier 2009, http://www.issafrica.org/anicj/uploads/Kenya_International_Crimes_Act_2008.pdf (consultée le 27 juillet 2012). ↑
6 Voir International Commission of Jurists v Attorney General and the Minister of State of Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 4. ↑
7 Voir Chambre préliminaire I, Le procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir (« Omar Al Bashir ») ; Demande d’arrestation et de remise d’Omar Al Bashir adressée aux Etats parties au Statut de Rome, ICC – 02/05 – 01/09 – 7-tFRA du 6 mars 2009. Voir également Chambre préliminaire I, Le procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir (« Omar Al Bashir ») ; Demande supplémentaire d’arrestation et de remise d’Omar Hassan Ahmad Al Bashir adressée aux Etats parties au Statut de Rome, ICC – 02/05 – 01/09 – 96- tFRA du 21 juillet 2010. ↑
8 Voir International Commission of Jurists v Attorney General and the Minister of State of Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 3. ↑
9 Ibid. ↑
10 Ibid., p. 10. ↑
11 Ibid. ↑
12 Ibid. ↑
13 Ibid., voir aussi les Sections 28, 29 et 168 de l’ICA. ↑
14 Ibid. ↑
15 Ibid., p. 10. ↑
16 Ibid. Voir Union africaine, Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement, 25ème session ordinaire Johannesburg (Afrique du Sud), Décision sur le Rapport de la Commission sur la mise en œuvre des décisions antérieures relatives à la Cour pénale internationale (CPI), op. cit. (note n° 77). Lors du sommet de l’UA tenu à Johannesburg, en Afrique du Sud les 14 et 15 juin 2015, cette organisation régionale panafricaine a en effet « demand[é] la suspension de la procédure instituée contre le Président Omar Al Bashir et demand[é] au Conseil de sécurité des Nations Unies de retirer le renvoi du cas à la CPI ». Voir les points 2 ii) 17 (e). Voir aussi Union africaine, Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement, 13ème session ordinaire Syrte (Libye), Décision sur le Rapport de la Commission sur la Réunion des Etats africains parties au Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), 1er- 3 juillet 2009, op. cit. (note n° 77), point 10. ↑
17 Voir International Commission of Jurists v Attorney General and the Minister of State of Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), ibid., p. 11. Loin de se prononcer sur la qualité des relations entre le Kenya et le Soudan, l’on est tenté de reproduire cette interrogation de James MOUANGUE KOBILA qui, analysant le phénomène intégratif en Afrique centrale, a posé la question de savoir, « quel pays trouverait intérêt à déclarer la guerre à son meilleur client ou fournisseur [voire à son voisin] ? ». Voir de cet auteur, Droit institutionnel de la CEMAC, Cours de 1ère année de Doctorat, FSJP / Université de Douala et de Dschang, novembre-décembre 2005, 87 pp. (spéc. p. 3). L’on se souviendra qu’au lendemain de l’émission du mandat d’arrêt de la justice kényane contre le président Omar El BECHIR, les autorités soudanaises ont rappelé leur ambassadeur en poste à Nairobi et expulsé celui du Kenya. Cf. Cameroon Tribune, n° 9980/6182 du mercredi 30 novembre 2011, p. 30. ↑
18 Voir International Commission of Jurists v Attorney General and the Minister of State of Provincial Administration and Internal Security, ibid. En matière de lutte contre l’impunité, les exigences du maintien de la paix au détriment de la justice ont souvent été soulevées par les Etats lorsque la personne incriminée occupe une fonction importante dans l’appareil étatique. Voir à ce sujet Anne LAPORTE, Essai sur les conditions de la responsabilité pénale des chefs d’Etat et de gouvernement en droit international public, Thèse de Doctorat, Université du Maine, Faculté de droit et des sciences économiques, 2000, 682 pp. (pp. 582 – 583). Cf. également Courrier international (9/3/2009), Soudan quand la justice nuit à la paix. ↑
19 Ibid. ↑