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Analyse du jus standi de l’ICJ dans l’affaire kenyane

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🏫 Université de Douala - Faculté des Sciences Juridiques et Politiques
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Master II Recherche - 2010 / 2011
🎓 Auteur·trice·s
Pierre Paul EYINGA FONO II
Pierre Paul EYINGA FONO II

Le jus standi de l’ICJ est au cœur des débats sur la légitimité de la Cour kenyane dans l’affaire d’Omar el-Béchir. Cet article explore les implications juridiques de cette décision, révélant les tensions entre le droit régional africain et les normes universelles de la CPI.


§2.- La question du jus-standi de l’ICJ accordé par la Cour kenyane

Le fondement juridique de la qualité de demandeur de l’ICJ ne se trouvant pas dans les textes (Statut de la CPI et ICA entre autres) qui régissent la coopération entre la CPI et le Kenya, la Cour kenyane a dû le rechercher en dehors des textes. Ce qui est d’ailleurs surprenant et incompréhensible. En décidant que l’ICJ ̏ has the necesary locus-standi to bring this application ̋1, alors que la loi qui régit la coopération entre la CPI et le Kenya ne lui confère pas cette qualité, la Cour kenyane a sans doute contourné les obstacles légaux et institutionnels qui entourent cette procédure hautement délicate et sensible2. Pour parvenir à cette solution, la Cour kenyane a dû se fonder sur le caractère sérieux des arguments soulevés par la requérante comme motif justifiant sa qualité de demandeur (A) et sur le fait que l’ICJ soit affectée par des violations alléguées du Statut de Rome et de l’ICA (B).

A.- Le caractère sérieux des problèmes soulevés par l’ICJ comme motif justifiant sa qualité de demandeur

La Cour kenyane a semblé justifier la qualité de demandeur de l’ICJ par le bien-fondé et le sérieux de sa demande, puisqu’elle a posé la question suivante : ̏ [i]s there a serious issue raised by the applicant? ̋3. Il faut relever de prime abord cette maladresse de la Cour kenyane qui n’aurait pas dû soulever cette question au moment d’apprécier la recevabilité de la demande de l’ICJ, car celle-ci relève essentiellement du fond de la demande.

En effet, elle aurait dû se limiter au problème de savoir si l’ICA a doté les OSC (ICJ y comprise) du droit d’exiger et d’obtenir des autorités judiciaires l’émission de mandats d’arrêt en vue de l’arrestation de suspects recherchés par la CPI, lorsqu’ils se trouvent sur le territoire kenyan4.

Il faut relever, qu’après avoir invoqué les ̏ serious issues raised by the applicant ̋, la Cour kenyane n’a pas apporté d’argument voire de réponse à cette question qu’elle a pourtant soulevée. D’autant que la question du « sérieux » que pose la Cour kenyane aurait dû se rapporter, non pas à la demande, mais au sérieux de l’ICJ5; une telle question sur l’ICJ aurait permis d’éviter ce qu’Isabelle SOUMY appelle « des excès indigènes du mouvement non gouvernemental »6 et de traiter des demandes abusives.

La Cour kenyane, après avoir posé maladroitement la question du sérieux des problèmes soulevés par l’ICJ pour examiner sa qualité de demandeur, est paradoxalement restée muette sur cette question.

B.- Le fait que l’ICJ soit affectée par les violations alléguées du Statut de Rome et de l’ICA

La question de savoir si l’ICJ a été affectée par les violations du Statut de la CPI et de l’ICA a été soulevée en ces termes par la Cour kenyane, ̏ [h]as it been established by evidence that the applicant [ICJ] is directly affected by the issue raised ? In order words, is it within the mandate of the applicant? ̋7. Tout au long de son raisonnement, elle ne démontre pas que l’ICJ peut se prétendre victime de la violation du Statut de Rome ou de l’ICA; alors que cette condition est déterminante pour le juge dans la résolution du problème lié à la qualité de demandeur8.

Pourtant, dans la justification de la qualité de demandeur, cette condition est souvent exigée et examinée. Dès lors, la Cour kenyane aurait dû se référer à la jurisprudence du juge européen des droits de l’homme dans l’espèce Mamatkulov et Abdurasulovic c. Turquie. Dans cette espèce, la CEDH a en effet dit pour droit que l’ONG doit, en plus d’entrer dans la catégorie des demandeurs mentionnés à l’article 25 (nouvel article 34) de la Convention européenne des droits de l’homme, « […] se prétendre victime d’une violation de la convention »9. Ainsi est clairement posé le problème de l’ONG en qualité de victime10.

D’autant que la Cour kenyane a clairement énoncé la question cruciale de savoir si l’ICJ pouvait se sentir affectée par les multiples violations du droit dont elle a fait état; une telle question lui aurait probablement permis de justifier la qualité de demandeur qu’elle a accordé à l’ICJ. Mais on s’aperçoit qu’elle n’y a apporté aucune réponse ; elle n’a pas non plus démontré que l’ICJ était directement concernée par les violations du droit qu’elle a dénoncées11. Il ne fait donc aucun doute que la Cour kenyane a fait preuve de diversion sur ce point et qu’il s’agit de l’ « impressionnisme juridique » qu’évoque Jean RIVERO.

Il faut admettre que, se prétendre victime d’une violation du droit occupe une place de choix dans la justification de la qualité de demandeur. En effet, lorsqu’on invoque certaines violations du droit devant le juge comme l’a fait l’ICJ12, il faut démontrer qu’on en est directement affecté. L’absence d’une telle exigence entraîne le rejet de la demande13. A défaut de prouver que l’ICJ a été affectée par la non arrestation du président soudanais ou par les violations du Statut de Rome et de l’ICA, la Cour kenyane devait tout simplement déclarer irrecevable la demande de l’ICJ14.

L’on a démontré que l’ICA n’a pas octroyé aux particuliers, notamment à l’ICJ la qualité pour demander à la Cour kenyane l’émission d’un mandat d’arrêt provisoire contre Omar El BECHIR. Il ne fait aucun doute que les énonciations du Statut de Rome15 et les dispositions de l’ICA ne permettent pas à l’ICJ de prétendre à une quelconque qualité de demandeur, encore moins de saisir la Cour kenyane à l’effet d’émettre un mandat d’arrêt provisoire comme elle l’a affirmé16.

Dans cette espèce, la Cour kenyane n’aurait pas dû trancher le problème de la qualité de demandeur de l’ICJ sur les seuls points qu’elle a invoqués comme devant être pris en compte, notamment le caractère sérieux de la demande de l’ICJ et la question de savoir si cette dernière a été affectée par les violations alléguées du droit, car elle n’a apporté aucun motif pour les éclairer.

Au regard de ce qui précède, on doit admettre que les motifs sur lesquels la Cour kenyane a jugé que l’ICJ a qualité ne sont pas décisifs et susceptibles de convaincre17. C’est donc à tort que la Cour kenyane a accordé la qualité de demandeur à l’ICJ.

Le problème de la qualité de demandeur de l’ICJ ainsi été analysé, il convient à présent de s’appesantir sur le problème de son intérêt à agir.

________________________

1 International Commission of Jurists v. Attorney General and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), pp. 8 – 10.

2 Voir Bérangère TAXIL, « La Cour pénale internationale et la Constitution française », op. cit. (note n° 15). Cette auteure remarque en effet qu’en France, la coopération avec la CPI est mise sous contrôle des autorités gouvernementales et judiciaires, excluant ainsi de la procédure les OSC.

3 Voir International Commission of Jurists v. Attorney General and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 17.

4 Dans l’affaire de la Réparation des dommages subis au service des Nations Unies, affaire dite « Comte Bernadotte », la CIJ a été confrontée au problème de la qualité de demandeur de l’ONU. Pour trancher ce problème, elle a dû chercher à déterminer si la Charte des Nations Unies octroyait à cette organisation internationale la qualité nécessaire pour demander à ses Etats membres le respect des droits issus de la Charte. Voir CIJ, Réparation des dommages subis au service des Nations UniesComte Bernadotte »), avis consultatif, Rec. 1949.

5 Dans le système africain de protection des droits de l’homme, l’accès des ONG à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après :« CrADHP ») est conditionné par l’obtention d’un statut d’observateur auprès de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après : « ComADHP ») ou par une reconnaissance de la part de l’UA. Pour une partie de la doctrine, en l’occurrence Jean Louis ATANGANA AMOUGOU, cette condition ne suffit pas dans la mesure où le problème du sérieux des ONG se pose. Aussi relève-t-il « [certaines] ONG ne font pas plus preuve de sérieux que les Etats dont elles dénoncent les agissements ». Voir de cet auteur, « La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples », Droits-fondamentaux, juillet-décembre 2001, n° 1, pp. 91 – 117 (spéc. p. 115). Cette question du manque de sérieux de certaines ONG a été soulevée par l’ONU dans un rapport publié en 1998. Cf. Rapport du Secrétaire général des Nations Unies, Arrangements et pratiques régissant l’interaction des organisations non gouvernementales dans toutes les activités du système des Nations Unies, Doc. A/53/170 du 10 juillet 1998, AG/NU http://www.un.org/french/esa/coordination/ngo/A53170HTM (consultée le 13juillet 2013). William BOURDON observe pertinemment que, « les ONG ont une obligation de sérieux ; [et en plus] il ne faut pas qu’elles deviennent aux yeux des victimes des marchands d’illusions ». Cette observation de William BOURDON a été faite dans les colonnes du journal Le Monde des 26 – 28 septembre 1999 et citée par Alain FENET, « La responsabilité pénale internationale du Chef de l’Etat », RGD, vol. 32, 2002, pp. 585 – 615 (spéc. p. 604). Serge SUR s’insurge que l’on accorde un « brevet de respectabilité » aux ONG alors qu’elles n’offrent aucune garantie sérieuse. Voir de cet auteur, « Vers une Cour pénale internationale : la Convention de Rome entre les ONG et le Conseil de sécurité », op. cit. (note n° 115). Isabelle SOUMY renchérit que « [s]eule la crédibilité irréprochable des ONG va leur permettre d’accéder au juge […] ». Voir de cette auteure, L’accès des organisations non gouvernementales aux juridictions internationales, op. cit. (note n° 129), p. 152.

6 Isabelle SOUMY, ibid., p. 391.

7 Voir International Commission of Jurists v. Attorney General and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 17.

8 Cette condition a été à plusieurs reprises cristallisée par certaines juridictions internationales. Voir CIJ, Affaires du Sud-ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud), (Libéria c. Afrique du Sud), op. cit. (note n° 146), §49 ; voir aussi CEDH, Ilhan c. Turquie, 27 juin 2000, req. n° 22277/93, §§52.

9 Voir CEDH, Mamatkulov et Abdurasulovic c. Turquie, op. cit. (note n° 180) §7. Voir également CEDH, Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, op. cit. (note n° 177), §§35 – 36.

10 Voir Isabelle SOUMY, L’accès des organisations non gouvernementales aux juridictions internationales, op. cit. (note n° 129), pp. 413 – 420. Cette auteure rappelle que l’ONG, pour se prétendre victime, doit avoir subi et souffert dans son propre chef des violations alléguées.

11 Dans l’affaire ZZ NOV et autres contre Slovénie, la CEDH rappelle pertinemment que, « […] tout requérant doit être en mesure de démontrer qu’il est directement concerné par la ou les violations de la Convention qu’il allègue ». Voir CEDH, ZZZ NOV et autres c. Slovénie, 15 mai 2003, req. n° 53292/99.

12 Voir International Commission of Jurists v. Attorney General and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), pp. 4 – 9.

13 Dans l’affaire D. Norris et National Gay federation, la Com.EDH a jugé irrecevable la requête de la National Gay Federation au motif qu’elle ne « subi[ssait] pas directement les effets de la législation attaquée ». Voir Com.EDH, D. Norris et National Gay federation c. Irlande, 16 mai 1985, req. 10481/83.

14 Ibid.

15 Dans l’affaire qui a opposé la Belgique au Sénégal sur le refus de ce dernier d’extrader Hissène Habré vers la Belgique ou à défaut de le juger, la CIJ a jugé que la qualité de demandeur de la Belgique ne souffrait d’aucun problème, car elle est partie à la Convention contre la Torture. Voir CIJ, Questions concernant l’obligation de poursuite ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, Rec. 2012, p. 422, §§64 – 70. L’ICJ n’étant pas partie au Statut de Rome, l’on se demande en vertu de quel titre peut-elle exiger des autorités gouvernementales kenyanes qu’elles arrêtent Omar El BECHIR?

16 Voir International Commission of Jurists v. Attorney General and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 20.

17 Voir CIJ, Affaire relative à certains emprunts norvégiens (France c. Norvège), arrêt, Rec. 1957, p. 25.

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