L’intérêt à agir de l’ICJ est central dans l’analyse des obstacles juridiques rencontrés par la CPI pour l’arrestation d’Omar el-Béchir. Cet article met en lumière les implications du déplacement du Sommet de l’IGAD sur la pertinence de la requête kenyanes.
Section II.- La question de l’intérêt à agir de l’ICJ
Le problème de l’intérêt à agir du demandeur s’est posé lorsque les autorités gouvernementales kenyanes ont pertinemment relevé que le Sommet de l’IGAD qui pouvait donner l’occasion à Omar El BECHIR de revenir au Kenya s’est finalement tenu à Addis-Abeba, mettant ainsi un doute sur l’existence de l’objet du litige. D’où la question cruciale de savoir si la requête est devenue sans objet en raison du déplacement du sommet de l’IGAD?
(§1). Ce problème de l’intérêt a aussi été invoqué lorsque l’ICJ a saisi la Cour kenyane à l’effet d’émettre un mandat d’arrêt provisoire à l’encontre du chef de l’Etat soudanais Omar El BECHIR, en lieu et place de la CPI ou des autorités gouvernementales kenyanes. Sur ce, il convient de se demander si l’ICJ devait agir au nom de la CPI ou en lieu et place de l’Attorney general ou du Ministre de la sécurité intérieure?
(§2).
§1.- La requête est-elle devenue sans objet en raison du déplacement du sommet de l’IGAD?
La question de l’absence d’objet dans la requête de l’ICJ s’est posée lorsque les autorités gouvernementales kenyanes ont laissé comprendre que ̏ [the application of the ICJ] is moribund and fruitless since the IGAD Summit meeting which could provide an opportunity for President Omar Ahmad Hassan Al Bashir [Omar Al Bashir] was held in Addis-Ababa in November 2010 ̋1.
L’objet d’une requête que le juge apprécie au moment de statuer sur une affaire lui confère un caractère concret. C’est l’exigence d’un litige réel qui est ainsi posée2. Cette absence d’objet dans la requête de l’ICJ a été relevée par les autorités gouvernementales kenyanes dans le but d’amener la Cour kenyane à la déclarer irrecevable.
Il convient donc d’analyser la question de l’absence d’objet dans la demande de l’ICJ, due au déplacement du sommet de l’IGAD à Addis-Abeba (A). Toutefois, malgré son invocation par les autorités gouvernementales kenyanes, l’on a noté l’absence d’impact du déplacement du sommet de l’IGAD sur la recevabilité de la requête de l’ICJ par la Cour kenyane (B).
A.- La question de l’absence d’objet dans la demande de l’ICJ, due au déplacement du sommet de l’IGAD à Addis-Abeba
Il est tout d’abord remarquable de reconnaître que la Cour kenyane tranche un cas abstrait; puisque le Sommet de l’IGAD que le président kenyan, Mwai Kibaki avait annoncé vouloir organiser lors de son discours à la tribune des Nations Unies, le 23 septembre 2010 et auquel le chef de l’Etat soudanais Omar El BECHIR devait participer, s’est finalement tenu dans la capitale éthiopienne à Addis-Abeba3. Ainsi, la venue imminente d’Omar El BECHIR au Kenya qui a été invoquée par l’ICJ comme moyen pour obtenir de la Cour kenyane son arrestation au Kenya est devenue hypothétique et a privé la demande de l’essentiel de son objet.
D’autant que l’arrivée voire la présence d’Omar El BECHIR au Kenya qui a été abondamment invoquée comme argument par l’ICJ pour justifier sa requête4, constituait l’un des arguments essentiels sur lequel la demanderesse s’est fondée pour faire état des multiples ̏ violation[s] of Kenya’s obligations under the Rome Statute, the International Crimes Act, 2008 and the new Constitution of Kenya, 2010 2̋5 par les autorités gouvernementales.
Lorsque la CPI a été informée de l’éventuelle arrivée d’Omar El BECHIR au Kenya à l’occasion du Sommet de l’IGAD, elle a aussitôt exigé des autorités gouvernementales kenyanes qu’elles lui fournissent toutes les raisons nécessaires qui pourraient ̏ impede or prevent the arrest and surrender of President Omar Ahmad Hassan Al Bsahir [Omar Al Bashir] in the event he visits Kenya ̋6. Or, face à la mobilisation de la société civile, des ONG, des puissances occidentales et face surtout aux pressions de la CPI7, les autorités gouvernementales kenyanes ont finalement renoncé à organiser le Sommet de l’IGAD à Nairobi.
Ce Sommet a par conséquent été délocalisé à Addis- Abeba8. On peut donc constater que la cause de la violation des obligations kenyanes résultant du Statut de la CPI et de son droit interne (la visite d’Omar El BECHIR qui a été soulevée par l’ICJ pour fonder sa demande) a disparu et, par conséquent, a largement privé la demande de l’essentiel de son objet au moment où elle était examinée.
Il ne fait aucun doute qu’au moment où la Cour kenyane examinait la requête de l’ICJ, celle-ci avait déjà perdu l’essentiel de son objet. Dès lors, la Cour kenyane devait alors se souvenir de la jurisprudence de la CIJ dans l’affaire du Mandat d’arrêt du 11 avril 20009. Dans cette espèce, la Cour mondiale généraliste a pertinemment dit pour droit qu’elle « a déjà rappelé à plusieurs reprises que les événements postérieurs à l’introduction de la demande pouvaient priver celle-ci de son objet »10. Il convient de rappeler qu’à la date de l’introduction de la requête de l’ICJ, le Sommet de l’IGAD avait déjà été délocalisé à Addis-Abeba. La Cour kenyane aurait donc dû tenir compte de ce changement de circonstances et constater que le déplacement du sommet a privé la demande de l’essentiel de son objet11.
En acceptant de voir le Sommet de l’IGAD se tenir finalement à Addis-Abeba en lieu et place de Nairobi, on remarque que les autorités gouvernementales kenyanes n’ont pas voulu se mettre dans une « situation bien délicate »12, qui aurait pu leur attirer à nouveau les critiques de la CPI et de la société civile internationale. Cependant, malgré le déplacement du Sommet de l’IGAD qui a largement privé le recours de son objet, la Cour kenyane a tenu à examiner l’affaire.
B.- L’absence d’impact du déplacement du sommet de l’IGAD sur la recevabilité de la requête de l’ICJ
En dépit du déplacement du Sommet de l’IGAD allégué par les autorités gouvernementales kenyanes, la Cour kenyane n’a pas jugé utile d’en tenir compte pour constater que la demande de l’ICJ manquait d’objet, de telle sorte qu’il n’y avait plus lieu de la recevoir et de statuer au fond13.
Il ne fait aucun doute que la Cour kenyane connaît de cette affaire sur le fondement des spéculations14, dans la mesure où l’Attorney general a tranché la question de la présence et de l’arrivée probables d’Omar El BECHIR au Kenya dans la réponse qu’il a donnée à la CPI, dans laquelle il est mentionné que, ̏ […] IGAD meeting would not be held in Kenya and hence President Omar Ahmad Hassan Al Bashir [Omar Al Bashir] would not be coming to Kenya ̋15.
D’autant que la présence du président Omar El BECHIR au Kenya fait partie des conditions qui permettent à la Cour kenyane d’émettre le mandat d’arrêt provisoire. En effet, aux termes du paragraphe 1 (b) de la Section 32 de l’ICA, il est clairement mentionné que
[a] Judge of the High Court may issue a provisional warrant in the prescribed form for the arrest of a person if the Judge is satisfied on the basis of the information presented to him that-
(b) the person named in the warrant or judgment is or is suspected of being in Kenya or may come to Kenya […].
La présence du chef de l’Etat soudanais, Omar El BECHIR au Kenya qui doit constituer l’objet de la demande faisant défaut, la Cour kenyane aurait dû déclarer la requête de l’ICJ irrecevable pour défaut d’objet16. D’autant que l’objet de la demande s’apprécie tant au moment où celle-ci est introduite17 qu’au moment où elle est examinée, étant donné que l’avènement de circonstances nouvelles entre le dépôt de la requête et le jour où elle est examinée peut altérer son objet18.
En effet, au moment où l’ICJ introduisait sa requête auprès de la Cour kenyane, l’annonce relative au déplacement du sommet de l’IGAD avait déjà été faite19. Dès lors, la décision de la Cour kenyane d’émettre un mandat d’arrêt provisoire en l’absence d’Omar El BECHIR sur le territoire kenyan et dans un contexte où aucun espoir de le voir revenir au Kenya ne pointait à l’horizon a abouti à un résultat qui est incompatible avec l’esprit, l’objet et le contexte dans lequel l’ICA doit s’appliquer20.
Au regard de ce qui précède, il ne fait aucun doute que le changement de circonstance (le déplacement du Sommet de l’IGAD à Addis-Abeba) a privé la demande de l’ICJ de l’essentiel de son objet et devrait avoir un impact sur sa recevabilité. D’autant que les dispositions de l’ICA exigent que le suspect soit présent ou qu’il y ait une certitude sur sa présence (actuelle ou future) au Kenya pour que la Cour kenyane émette un mandat d’arrêt provisoire à son encontre. Ayant été informée du déplacement du Sommet de l’IGAD à Addis-Abeba, la Cour kenyane aurait dû constater que la demande manquait d’objet.
C’est donc à tort que la Cour kenyane a jugé recevable la demande de l’ICJ, alors qu’elle aurait dû la rejeter, non seulement comme sans objet, mais aussi parce que l’ICJ a agi au nom de la CPI et en lieu et place de l’Attorney general ou du Ministre alors que cette possibilité n’est admise dans aucun texte.
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1 Voir International Commission of Jurists v. Attorney General and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 10. ↑
2 Voir CIJ, Affaire du mandat d’arrêt du 11 avril 2000, op. cit. (note n° 17), §25. Maryline GRANGE note que l’irrecevabilité de la requête est l’unique sanction envisageable à tout défaut d’une condition d’ester en justice. Voir Maryline GRANGE, Compétence du juge et recevabilité de la requête : leurs relations dans l’exercice du pouvoir juridictionnel. L’exemple de la Cour internationale de justice, op. cit. (note n° 147), p. 500. Cette dernière parle en effet de l’ « actualité du différend », qui permet au juge de « vérifie[r], non pas si un différend oppose les parties entre elles au moment du dépôt de la requête, mais si un tel différend existe toujours au moment où [il] se prononce sur la possibilité, ou l’impossibilité, d’exercer son pouvoir juridictionnel ». ↑
3 Voir International Commission of Jurists v. Attorney General and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 10. Cf. Egalement ICJ-Kenya Press Release (29/10/2010), Kenya Government bows pressure as IGAD Summit is moved, op. cit. (note n° 20). Lire également Michael ONYIEGO, Voice of America News (28/10/2010), IGAD Summit Postponed Amid Controversy Surrounding Bashir Attendance, http://www.voanews.com/english/news/africa/-Summit-Postponed-Amid-Controversy-%20Surrounding-Bashir-Attendance-106107494.html (consultée le 22 novembre 2013). ↑
4 Voir International Commission of Jurists v. Attorney General and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, ibid., pp. 3 – 8. ↑
5 Ibid., p. 8. ↑
6 Ibid., p. 8. Lire également le communiqué de presse de la CPI du 26 octobre 2010: La Chambre préliminaire I demande des observations au Kenya à propos de l’exécution des mandats d’arrêt à l’encontre d’Omar Al Bashir, http//:www.icc-cpi.int/menus/press  media/press release/pre_trial%20chamber i requests observations from kenya on the enforcement%20of warrant of arrest agains?lan=fr-FR (consultée le 26 novembre 2013). ↑
7 Lire Afrique en ligne (27/10/2010), La CPI demande au Kenya d’arrêter le président soudanais, http//:www.afriquejet.com/afrique-de-l'est/kenya/la-cpi-demande-au-kenya-d#x27;arreter-le-president-soudanais-2010102759454.html (consultée le 25 novembre 2012). ↑
8 Lire Afrique Avenir (27/10/2010), La réunion de l’IGAD délocalisée à Addis-Abeba pour éviter l’arrestation du président soudanais Al Béchir, http://www.afriqueavenir.org/2010/10/28/la-reunion-de-lâ&x80;™igad-delocalisee-a-addis-abeba-pour-eviter-l’arrestation-du-president-al-bechir (consultée le 24 octobre 2012). ↑
9 Voir CIJ, Affaire du mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), op. cit. (note n° 17). ↑
10 Ibid., §32. Il faut relever que l’intérêt s’apprécie tant au moment où la demande est introduite qu’au moment où elle est examinée. Voir Philippe THERY, « A quel moment s’apprécie la recevabilité d’une demande ? Ou l’intérêt ne se perd pas en route… », Revue trimestrielle de droit civil, 2006, p. 624. ↑
11 Dans l’affaire de l’Application de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, la CIJ a rappelé qu’ « [e]n principe, [l’objet du] différend doit exister au moment où la requête [lui] est soumise [et au moment où elle l’examine] ». Voir CIJ, Application de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, Rec. 2011, p. 84, §30 ; voir également CIJ, Certaines terres à phosphate à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, Rec. 1992, pp. 264 – 267, §69 – 70. ↑
12 C’est l’expression que le porte-parole du gouvernement congolais, Lambert MENDE a utilisée pour justifier le refus de la RDC d’arrêter Omar El BECHIR lors de son séjour à Kinshasa, les 26 et 27 février 2014, à l’occasion du XVIIème Sommet du Marché commun de l’Afrique orientale et australe (ci-après : « COMESA »). Lire Trésor KIBANGULA, Jeune Afrique (26/2/2014), RDC : pourquoi Kinshasa ne peut pas arrêter Omar el-Béchir sur son sol, http://www.jeuneafrique.com/ARTJAWEB20140226131254/soudan-cpi-justice-internationale-omar-el-bechir-rdc-soudan-rdc-pourquoi-kinshasa-ne-peut-pas-arreter-omar-el-bechir-sur-son-sol.html (consultée le 18 avril 2014). ↑
13 Voir CIJ, Affaire du mandat d’arrêt du 11 avril 2000, op. cit. (note n° 17), §32; voir aussi Maryline GRANGE, Compétence du juge et recevabilité de la requête : leurs relations dans l’exercice du pouvoir juridictionnel. L’exemple de la Cour internationale de justice, op. cit. (note n° 147), pp. 499 – 526, notamment sur le changement d’objet d’une demande et ses conséquences sur sa recevabilité. ↑
14 Parlant de « spéculation », les autorités gouvernementales kenyanes ont soutenu que ̏ [h]ence the argument that the said President [Omar Al Bashir] might come to Kenya is speculative and cannot be a basis upon which the court can issue warrant[ …] ̋. Voir International Commission of Jurists v. Attorney General and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 9. ↑
15 Ibid., p. 8. ↑
16 Voir Carlo SANTULLI, « Observations sur les exceptions de recevabilité dans l’affaire du Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique)», op. cit. (note n° 148), p. 272. ↑
17 Voir CIJ, Application de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, op. cit. (note n° 214) ; voir aussi Philippe THERY, « A quel moment s’apprécie la recevabilité d’une demande ? Ou l’intérêt ne se perd pas en route… », op. cit. (note n° 213), p. 624. ↑
18 Voir Philippe THERY, ibid. ↑
19 Ibid. Il convient de rappeler que le déplacement du Sommet de l’IGAD a été annoncé le 27 octobre 2010. Or, l’ICJ n’a introduit sa demande que le 18 novembre 2010. Logiquement la Cour aurait dû constater que la demande était dépourvue d’objet en raison du déplacement du Sommet et aurait dû la déclarer irrecevable. D’autant que l’objet de la demande s’apprécie au moment de l’introduction de la demande. ↑
20 Voir CIJ, Affaire du mandat d’arrêt du 11 avril 2000, op. cit. (note n° 17), §32. ↑