L’incompatibilité entre l’UA et l’ICA est au cœur des défis juridiques rencontrés par la Cour pénale internationale dans l’affaire d’Omar el-Béchir. Cet article met en lumière les tensions entre le droit régional africain et les obligations internationales du Kenya.
§2.- Le problème de la compatibilité entre le Traité de l’UA et l’ICA
La question de la compatibilité entre le Traité de l’UA et l’ICA n’a pas été abordée par la Cour kenyane malgré son invocation par les autorités gouvernementales kenyanes. En effet, du fait de l’appartenance du Kenya à l’UA, les autorités gouvernementales kenyanes ont rappelé que ̏ Kenya is a member of the African Union and [its] decisions and resolutions are binding on Kenya and its people ̋ 1 pour souligner l’incompatibilité qui existe entre leurs obligations vis-à-vis de l’UA, qui a appelé tous les Etats africains membres de cette organisation à ne coopérer avec la CPI et celles contenues dans l’ICA. La problématique soulevée par cette question et ses enjeux méritent qu’on s’y penche.
Ainsi, on analysera d’abord cette incompatibilité indirecte entre les deux textes (A), avant de se pencher sur la question de la valeur juridique du droit de l’UA et son caractère primant sur le droit interne kenyan (B).
A.- L’incompatibilité indirecte entre les deux textes
Les autorités gouvernementales kenyanes ont d’abord invoqué la décision de l’UA prise en 2009, à Syrte (Libye), qui oblige tous les Etats africains membres de cette organisation à ne pas coopérer avec la CPI dans le cas d’Omar El BECHIR, avant de souligner l’appartenance de leur pays à cette organisation régionale, comme le laisse voir cette décision,
[t]he African Union’s decision adopted in july […] directed all AU member States to withhold co- operation with the ICC in respect of arrest and surrender of President Omar Hassan Ahmad Al Bashir [and] Kenya [being] a member of the African Union [its] decisions and resolutions […] are binding on Kenya and its people2.
Ces moyens consistaient à amener la Cour kenyane à ne pas faire droit aux prétentions de l’ICJ et justifiaient aussi leur refus d’arrêter et de remettre Omar El BECHIR à la CPI. Ces moyens ont aussi permis aux autorités gouvernementales kenyanes de démontrer à la Cour kenyane, qu’en exécutant les mandats d’arrêt de la CPI comme l’exige l’ICA, elles ne pouvaient pas, en même temps, satisfaire les exigences de l’UA. A s’en tenir à ces arguments, il ressort une certaine incompatibilité entre le droit de l’UA et l’ICA.
Contrairement à l’incompatibilité entre la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques et l’ICA, qui visait directement les normes contenues dans les deux textes, les autorités gouvernementales kenyanes n’ont pas expressément invoqué le Traité de l’UA pour soulever l’existence d’une incompatibilité entre le droit de l’UA et les dispositions de l’ICA.
Elles ont plutôt invoqué le droit dérivé3 de cette organisation régionale à laquelle le Kenya appartient. L’incompatibilité entre le Traité de l’UA et l’ICA ne concerne donc pas directement les normes contenues dans ce traité international. Elle est indirecte, dans la mesure où elle oppose le droit dérivé de l’UA contenu dans ses décisions, aux dispositions de l’ICA.
Ces deux obligations contradictoires ne peuvent s’appliquer, de façon harmonieuse dans cette espèce sans que l’une ne constitue la violation de l’autre.
Le droit de l’UA peut être originaire ou primaire, c’est-à-dire issu directement de son Traité. Il peut aussi être dérivé, en ce sens qu’il peut résulter des actes pris par ses organes. C’est dans ce cadre que l’UA a usé de son pouvoir normatif et de son droit de « définir les politiques communes de l’Union »4 pour adopter les décisions qui invitent les Etats africains membres de cette organisation à ne pas coopérer avec la CPI dans le cas de l’affaire Omar El BECHIR. Ces décisions de l’UA, il faut le rappeler, lient tous les Etats africains membres de cette organisation5.
Ainsi, à moins de nier l’existence du droit communautaire africain6 ou du droit communautaire en Afrique7, la Cour kenyane devait se prononcer sur le moyen tiré de l’inconventionnalité de l’ICA au droit de l’UA8. D’autant que ce droit, même s’il est qualifié de sui generis9 (de son propre genre), s’impose dans les Etats membres de l’UA. Et c’est avec raison que les autorités gouvernementales kenyanes l’ont invoqué pour contrecarrer les prétentions de l’ICJ10.
Après avoir brièvement exposé l’état de l’incompatibilité entre le droit de l’UA et l’ICA, il convient de s’appesantir dès lors sur la valeur ou la portée du droit de l’UA au Kenya et son caractère primant sur le droit interne kenyan.
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1 International Commission of Jurists v. Attorney General and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 11. ↑
2 Ibid., pp. 10 – 11. En ce qui concerne les décisions par lesquelles l’UA a appelé tous les Etats africains membres de cette organisation à ne pas coopérer avec la CPI, voir Union africaine, Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement, 25ème session ordinaire Johannesburg (Afrique du Sud), Décision sur le Rapport de la Commission sur la mise en œuvre des décisions antérieures relatives à la Cour pénale internationale (CPI), op. cit. (note n° 77). Cette décision s’inscrit dans la suite logique des décisions de l’UA, notamment celle de 2009 qui pose les fondements du refus de l’UA de coopérer avec la CPI en vue de l’arrestation et de la remise d’Omar El BECHIR. Voir Union africaine, Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement, 13ème session ordinaire Syrte (Libye), Décision sur le Rapport de la Commission sur la Réunion des Etats africains parties au Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), 1er-3 juillet 2009, Assembly/AUDec. 245 (XIII), Doc. Assembly/AU/13(XIII), op. cit. (note n° 77). Il faut rappeler que l’Acte constitutif de l’UA a été adopté le 11 juillet 2000, à Lomé, au Togo, lors de la trente-sixième (36ème) session ordinaire de la Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement de l’Organisation de l’Unité Africaine (ci-après : « OUA ») et est entré en vigueur le 26 mai 2001, après la ratification par les deux tiers des Etats membres, conformément à l’article 28 dudit traité. On doit relever que le Kenya l’a signé le 2 mars 2001et l’a ratifié le 4 juillet de la même année, avant de déposer finalement sa signature auprès du Secrétariat général de l’organisation le 10 juillet 2001. Voir http://www.au.int/…/Constitutive%20Act%20-%20Final.pdf (consultée le 12 septembre 2014). ↑
3 Le droit dérivé des organisations internationales représente les actes normatifs adoptés par leurs organes, dans l’exercice des compétences que leur confère le Traité constitutif. Ces actes ont pour vocation d’instituer, dans un domaine particulier, une règlementation spécifique. Ainsi, dans le cadre de l’UA, il apparaît que les actes juridiques de cette organisation régionale sont classifiés soit en avis, soit en décision, soit en résolution, soit en recommandation, etc. Il faut relever que la Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement peut, conformément à l’article 9 (1) g, donner des directives au Conseil exécutif. Sur la notion de droit dérivé en droit international, voir notamment Geneviève BASTID BURDEAU, « Quelques remarques sur la notion de droit dérivé en droit international », in : Droit du pouvoir : pouvoir du droit, Mélanges offerts à Jean SALMON, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp. 161 – 175. Selon cette auteure, on parle de droit dérivé « lorsqu’il y a […] création des véritables normes nouvelles, développant, complétant celles qui figurent dans le traité », p. 165. Jacques MEGRET rappelait déjà en 1967 que le droit communautaire trouve sa source dans le traité constitutif de l’organisation d’intégration et dans le droit dérivé, c’est-à-dire les actes pris par les organes de la communauté pour mettre en œuvre la politique définie dans le traité constitutif. Voir de cet auteur, « La spécificité du droit communautaire », RIDC, vol. 19, n° 3, juillet – septembre 1967, pp. 565 – 577 (spéc. pp. 566 – 567). ↑
4 Cf. l’alinéa a du paragraphe 1 de l’article 9 de l’Acte constitutif de l’UA. ↑
5 Voir James MOUANGUE KOBILA, Droit institutionnel de la CEMAC, op. cit. (note n° 104), p. 46. Cet auteur, en procédant à une catégorisation des actes de droit dérivé et en évaluant leur force juridique, souligne pertinemment que, « [l]es décisions sont obligatoires dans tous leurs éléments pour les destinataires qu’elles désignent »; voir également Constantin ECONOMIDES, « Les actes institutionnels internationaux et les sources du droit international », AFDI, vol. 38, 1988, pp. 13 – 145 (spéc. p. 139). ↑
6 Sur la problématique de l’existence du droit communautaire africain, voir Joseph KAZADI MPIANA, « La problématique de l’existence du droit communautaire africain. L’option entre mimétisme et spécificité », Revue Libre de Droit, 2014, pp. 38 – 78. Cet auteur souligne que le droit communautaire africain se caractérise par la dualité de son but : d’une part, le développement économique et la paix, la stabilité et la sécurité ; et d’autre part, sa tendance hésitante vers le supranationalisme. Même s’il admet l’existence d’un droit communautaire africain, il souligne toutefois que ce droit n’est pas suffisamment ancré, s’agissant principalement du droit dérivé au sein des Etats africains. Voir pp. 42 et 58, http://www.revue- libre-de- droit.fr/articles/JOSEPH%KAZADI%20MPIANA_LA%PROBLEMATIQUE%20DE%L’EXISTENCE%D U%DROIT%COMMUNAUTAIRE%AFRICAIN.pdf (consultée le 12 mars 2015). ↑
7 A ce titre, James MOUANGUE KOBILA souligne que l’ordre communautaire n’est pas étranger aux Etats et reconnaît sa primauté sur le droit national. Voir de cet auteur, Droit institutionnel de la CEMAC, op. cit. (note n° 104), pp. 52 – 53. Dans l’affaire de la Société des cafés Jacques Vabres, la Chambre mixte de la Cour de Cassation française a dit pour droit que le droit communautaire constitue un ordre juridique qui est intégré dans l’ordre juridique interne des Etats. Voir Cour de cassation, chambre mixte, Société des cafés Jacques Vabres, op. cit. (note n° 552). Le juge de la Cour de Justice des Communautés Européennes (ci-après : « CJCE ») a relevé dans l’affaire Simmenthal que l’ordre juridique communautaire est « un ordre juridique propre, intégré au système juridique des Etats membres [de la Communauté] ». Voir CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, affaire 186 / 77, Rec. 1978, 9 mars 1978, p. 629. ↑
8 Voir Karine MICHELET, « La loi inconventionnelle », op. cit. (note n° 550), p. 32. Cette commentatrice conseille vivement au juge national de soulever d’office les moyens tirés de l’incompatibilité d’une loi nationale avec le droit communautaire et de se prononcer sur ces cas d’incompatibilité entre la norme communautaire et le droit national, en invalidant la norme interne dans une espèce donnée. ↑
9 Voir Joseph KAZADI MPIANA, « La problématique de l’existence du droit communautaire africain. L’option entre mimétisme et spécificité », op. cit. (note n° 563), pp. 42 – 47. Cet auteur reprend les caractéristiques du droit communautaire africain dégagées par O. NDESHYO RURIHOSE dans son Manuel de droit communautaire africain. Introduction générale : objet, sources, caractéristiques et domaine, Tome I, Kinshasa, éd., Etat et Société, Coll. Bibliothèques des Facultés de Droit des Universités congolaises, 2011, 566 pp. (spéc. p. 35 – 36). Il s’agit en l’occurrence du « caractère élémentaire, sui generis, prospectif, programmatique, progressif, étapiste, transitoire, inachevé, en voie de se faire multidimensionnel etc. ». ↑
10 Même si, l’article 38 du Statut de la CIJ ne cite pas les actes des organisations internationales comme sources du droit, ceux-ci, du fait de leur abondance et du développement qualitatif et quantitatif des organisations internationales, constituent désormais une véritable source du droit. Voir à ce sujet Constantin ECONOMIDES, « Les actes institutionnels internationaux et les sources du droit international », op. cit. (note n° 562), pp. 132 – 135 ; voir également Emmanuel DECAUX, Droit international public, op. cit. (note n° 250), pp. 57 – 59. ↑