Le Dictionnaire des francophones : un outil politique innovant

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🏫 Université Jean Moulin Lyon 3 - Institut international pour la francophonie
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Master - 2021-2022
🎓 Auteur·trice·s
Florine CHATILLON
Florine CHATILLON

Ce mémoire analyse le Dictionnaire des francophones (DDF) comme un outil politique et linguistique novateur, issu de la Stratégie internationale pour la langue française et le plurilinguisme. Il explore les enjeux de gouvernance linguistique, la lutte contre la glottophobie et les liens avec l’agenda politique français.


Université Jean Moulin Lyon 3

Institut international pour la francophonie

Master 2 Francophonie et relations internationales

Mémoire de fin d’études

Le Dictionnaire des francophones : entreprise politique pour une langue française polycentrique

Dictionnaire des francophones : enjeux politiques

Florine Chatillon

Dirigé par: Thomas Meszaros,
Maître de conférences et Directeur de l’Institut international pour la francophonie (2IF)

2021-2022

Résumé

Par l’intermédiaire de treize entretiens menés avec des acteurs de la francophonie, ce travail de recherche décrypte la commande d’État du Dictionnaire des francophones, issue de la Stratégie internationale pour la langue française et le plurilinguisme présentée par Emmanuel Macron à l’Institut de France le 20 mars 2018. Nous revenons sur le caractère novateur de la politique linguistique établie et tentons de percer à jour les intentions politiques ayant généré ce troisième dictionnaire institutionnel français.

L’ancrage du DDF dans la francophonie est appréhendé dans une optique de gouvernance de la diversité linguistique et sondé au prisme des notions de décentrement et polycentration. Dans un second temps, le rôle joué par la visibilisation des variations géographiques de français dans la lutte contre la glottophobie est examiné. Enfin, les accointances avec l’agenda politique français sont débattues ainsi que l’élément de langage « universaliste », fortement mobilisé au sein des discours officiels.

Mots-clés : DDF, décentrement, français standard, francophonie, Francophonie, glottophobie, gouvernance linguistique, hégémonie, langue française, linguasphère, planification linguistique, politique linguistique, polycentration, postcolonialisme, universalisme, variation géographique, variation légitime, variation de français.

Summary

Through thirteen interviews conducted with francophone actors, this research work deals with the state commission of the Dictionary of Francophones, stemming from the International Strategy for the French Language and Plurilingualism presented by Emmanuel Macron at the Institut de France on March 20, 2018. The innovative nature of the established language policy is studied as well as the political intentions that generated this third French institutional dictionary.

The anchoring of the DDF in the francophonie is apprehended from the perspective of governance of linguistic diversity. A terminologic debate is led between the notions of decentering and polycentration. Secondly, the role played by the visibilization of the geographical variations of French in the fight against glottophobia is examined. Finally, the links with the French political agenda are discussed as well as the « universalist » language element, which is strongly mobilized within official discourses.

Keywords: DDF, decentering, francophonie, Francophonie, French language, French variation, geographical variation, glottophobia, hegemony, language governance, language planning, language policy, legitimate variation, linguasphere, polycentration, postcolonialism, standard French, universalism.

Sommaire

Partie I – Un renouvellement fondamental des politiques linguistiques du français

Chapitre 1 : Le DDF : acteurs et processus d’une commande d’État

Section 1 :

Examen du plan d’action impulsé

Section 2 :

Analyser l’ancrage institutionnel du DDF dans la Francophonie

Chapitre 2 : Positionnements officiels sur le français : ossature des discours

Section 1 :

Comprendre le changement de paradigme du monde francophone

Section 2 :

Ambitions du DDF : ce que disent les acteurs de la ligne éditoriale

Partie II – Gouverner la diversité linguistique : pierre angulaire du DDF

Chapitre 1 : Instituer un français pluriel et décentré : enjeu clé du projet

Section 1 :

Reconfigurer la Francophonie : la polycentration comme point de bascule

Section 2 :

Rendre visible les variétés géographiques de français : une démarche militante

Chapitre 2 : Considérer la scission entre les intérêts français et francophones

Section 1 :

Posture du DDF à l’égard de l’universalisme républicain

Section 2 :

Questionner le rapport ambigu entretenu à l’agenda politique français

Introduction

A-Présentation et cadrage du sujet

  1. Présentation du sujet

Qu’est-ce-que la langue ? Le français est, pour l’essentiel de ses locuteurs, un objet allant de soi. Multiple, varié, fluide, on l’interroge rarement, sur la scène publique, au prisme de la métalinguistique. En janvier 2018, une initiative déroge à la règle. Sous le patronage des ministères de l’Europe et des affaires étrangères et de la Culture, la plateforme « Mon idée pour le français » est inaugurée, dans l’objectif d’initier une consultation citoyenne « sur la promotion de la langue française et du plurilinguisme dans le monde » (Service presse du ministère de la Culture, 2018a). Complétée par une conférence internationale tenue à Paris les 14 et 15 février 2018 et octroyant un espace de parole aux projets innovants portés par des citoyens francophones, elle aboutit à la politique linguistique Une ambition pour la langue française et le plurilinguisme, présentée le 20 mars 2018, à l’occasion de la journée internationale de la francophonie, par Emmanuel Macron à l’Institut de France.

En souhaitant replacer au cœur des priorités les enjeux linguistiques dans la francophonie, le sommet de l’État français donne à voir une initiative historique, concrétisée par 33 mesures, dont l’une aboutit à la création d’un Dictionnaire des francophones, projetant de se faire le miroir d’un français coloré et pluriel :

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Source : Gasparini, N., Sefiane, N. (2022a, 7 février). Logo [Diapositive]. Conférence Dictionnaire des francophones, un commun citoyen, forum « Innovation, Technologies et Plurilinguisme ».

Numérique et participative, l’application mobile résulte d’une commande publique de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France du ministère de la Culture (DGLFLF), confiée à l’Institut international pour la Francophonie (2IF) de l’Université Jean Moulin Lyon 3. Présenté comme une « ambition politique » (Service Presse du ministère de la Culture, 2018b, Meszaros et Gasparini, 2021), sa première version est rendue publique le 16 mars 2021, lors de la Semaine de la langue française et de la francophonie initiée par le ministère de la Culture. À l’occasion de son premier anniversaire, nous revenons sur les intentions politiques dans lesquelles le projet a pris racine.

  1. Pertinence et intérêt de l’objet

L’étude de cas que nous proposons de mener sur le Dictionnaire des francophones est le support d’une métaréflexion : il est question de se demander ce qu’est un dictionnaire et, par extension, quel sens donner à la langue qu’il véhicule (Cerquiglini, dans Binge Audio, 2020a). Élaborer un dictionnaire, c’est également s’interroger sur ses concepteurs, et sur le public auquel on le destine. Bien qu’il soit dans son acception première voué à faire état des usages d’une langue, des dimensions politiques ou commerciales supplantent généralement le simple intérêt linguistique. En témoigne l’hétérogénéité des lignes éditoriales présentes sur le marché dictionnairique et qui, tour à tour, mettent en exergue ou invisibilisent certains mots, révélant se faisant d’importants enjeux sociétaux.

L’analyse d’un dictionnaire comme fait politique est d’autant plus éloquente qu’une grande partie de l’histoire française s’est construite autour de la langue. Socle de l’État-Nation, le français est imprégné par la devise « Une nation, une langue, un peuple », inscrite dans l’article 2 de la Constitution de la Vème République. Des enjeux identitaires prenant source dans la politique linguistique de standardisation du français initiée par Richelieu au XVIIe siècle (Véron et Candea, 2019, page 105). Sous le verbe d’éminentes figures comme Vaugelas, Bouhours ou Rivarol, la langue française devient pièce maîtresse du processus identitaire, et se grime aux suites de la Révolution française en étendard des ambitions universalistes.

Cette anthologie historique est challengée par le DDF, qui pose la question de la place octroyée à la francophonie et aux locuteurs francophones. À contrefil d’une perception exclusive et excluante de la langue française, il modifie par essence les aprioris dessinant les contours d’une identité linguistique franco-centrée. Optant pour la description plutôt que pour la prescription, il se fait le vecteur d’une ligne éditoriale novatrice : celle d’une langue conçue pour et avec ses locuteurs, émancipée de son carcan hexagonal. Noé Gasparini l’assure, « reconnaître cette diversité des normes est un changement de paradigme fort par rapport aux politiques linguistiques précédentes » (2021).

À la lumière de ces éléments, le DDF peut être raisonnablement conçu comme un outil idéologique et politique. Dès lors, l’objectif de notre travail sera d’analyser les intérêts ayant motivé sa mise en oeuvre.

  1. Bornages de la recherche

Le bornage de notre recherche s’établit à deux niveaux. Celui de l’axe temporel, d’abord. Le cadre pour lequel nous avons opté s’élève du discours présidentiel prononcé à Ouagadougou, Burkina Faso, en 2017, au premier anniversaire du DDF, célébré le 16 mars 2022.

Celui de l’axe spatial, ensuite. Au premier abord, l’objet étudié ne revêt pas de cadre géographique défini, puisque le DDF se veut transnational et déterritorialisé. L’outil numérique induit donc un effacement des frontières au profit d’une diffusion immatérielle. Néanmoins, sa conception résultant d’une intention politique formulée par le président de la République Emmanuel Macron, choisissons également, en complément, de nous calquer au pourtour géographique du territoire français.

Dans un même ordre d’importance, les 52 pays figurant dans le dictionnaire – membres pour la plupart de l’OIF – seront pris en référence, puisque les acteurs francophones interviewés en sont issus. Plus exactement, les acteurs avec lesquels nous sommes entrés en contact représentent les politiques linguistiques des pays et gouvernements suivants : Belgique, Burkina Faso, Cameroun, France, Québec, Suisse et Tunisie.

B-Problématique, questions secondaires et pistes de réponses apportées

Nous organiserons la recherche autour d’une problématique de nature compréhensive, dont l’énoncé est le suivant : Quelles intentions politiques porte le DDF ?

Des questions sous-jacentes, davantage spécifiques, ponctueront le déroulé de notre enquête :

  • De quelle vision de la langue française le DDF se fait-il le miroir ?
  • Comment percevoir les potentielles retombées du DDF sous un prisme sociolinguistique ?
  • Dans quelle mesure le DDF impacte-t-il la gouvernance linguistique de la francophonie ?
  • Le DDF est-il le fruit d’une stratégie française ou francophone ?
  • L’universalisme est-il un élément de langage pertinent dans la promotion du DDF ?

Comme dans toute recherche qualitative, il n’est pas systématique et obligatoire de formuler des hypothèses à (in)valider. Nous estimons que, si celles-ci permettent de baliser un sujet, elles portent également le risque de le vider de sa substance, en le réduisant à une grille de lecture restrictive. Nous en avons néanmoins formulé quelques-unes aux prémices de notre travail d’enquête, sans pour autant s’y appuyer au fil de nos réflexions. Ces pistes de réflexion symbolisent le commencement de notre recherche et nous avons donc souhaité les faire figurer dans le résultat final. Pour autant, elles n’incarnent pas l’ossature de notre analyse. Nous avons conservé une grande liberté face à tout schéma hypothétique.

  • Le DDF incarne la fin de la prédominance de la France sur le monde francophone.
  • Le DDF permet de réduire les inégalités sociolinguistiques.
  • Le DDF ouvre la voie à des instances de concertation francophone sur la diversité linguistique.
  • La Stratégie internationale pour la langue française et le plurilinguisme vise à renforcer le Soft power français et à appuyer ses intérêts en Afrique.
  • Le modèle universaliste républicain est incompatible avec la défense de la diversité des expressions linguistiques.

C- Motivations personnelles

Forte de ma curiosité pour le(s) français, je m’intéresse depuis mon entrée dans le circuit universitaire à l’instrumentalisation faite d’une langue et de ses usages. Mes deux années d’expérience en tant que professeure de FLE (français langue étrangère) m’ont permis de remettre en question mon rapport au français « normatif ». Au contact d’apprenants polonais et ukrainiens, j’ai compris l’importance que revêtait à leurs yeux la figure du « français parisien ». En effet, mes propositions d’aborder d’autres pays, accents, cultures francophones n’ont jamais suscité les faveurs des élèves. Concomitamment, j’ai constaté les nombreuses incohérences grammaticales présentées comme des « exceptions », rendant l’apprentissage du français particulièrement difficile. Mon postulat était alors simple : si la langue française était réputée si compliquée, c’est qu’elle manquait de logique. Si elle manquait de logique, c’est que l’intérêt des locuteurs avait été relayé en arrière-plan, au profit d’une représentation élitiste et discriminante de la langue.

Ma réflexion s’est accompagnée de la découverte de (socio)linguistes contemporains comme Maria Candea ou Michel Francard, s’accordant à consacrer un français mouvant, fluide et transcendant, ce faisant, toute frontière territoriale ou identitaire. Ayant si longtemps cantonné la langue aux délimitations de l’État-Nation français, j’ai progressivement intégré que sa fixation résultait plus d’une volonté politique que linguistique.

Mon intérêt, déjà vif, s’est accru à la découverte de Ce que parler veut dire de Pierre Bourdieu (1982) et de Discriminations : combattre la glottophobie de Philippe Blanchet (2017). Deux lectures nécessaires pour prendre la mesure des discriminations linguistiques portant atteinte aux locuteurs, et dont j’avais moi-même été témoin direct ou victime, en gommant mon accent ch’ti par exemple – ayant particulièrement peu bonne presse sur le territoire hexagonal -.

Porter à la connaissance du monde universitaire les discriminations linguistiques prend sens au vu de la glottophobie présente au sein du système éducatif. Lors de ma scolarité en Hypokhâgne au lycée Faidherbe de Lille, une des mes camarades – originaire du bassin minier – avait été convoquée par la direction au motif que son accent n’était pas présentable. Il lui avait été demandé de cesser de s’exprimer ainsi, sous couvert de n’avoir aucune chance d’être acceptée à l’ENS. L’ouvrage de Laélia Véron et Maria Candea Le français est à nous ! (2019) m’a appris que de telles injonctions étaient monnaie courante dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Par ailleurs, j’ai, durant ma première année de Master, observé une étudiante mauricienne – dont le français est la langue première – se faire reprendre sur ses « inexactitudes langagières », qui s’avéraient en réalité être des formulations usitées à l’île Maurice. En novembre 2021, alors que j’assistais au salon du livre des petits éditeurs à Chêne-Bougeries dans la banlieue genevoise en Suisse, une lectrice est venue féliciter l’éditeur avec lequel j’étais attablée pour avoir publié des auteurs sachant encore employer « le vrai français ». Toutes les expériences citées ci-dessus sont extrêmement récentes puisqu’elles ont eu lieu au cours des cinq dernières années. Cela démontre à quel point notre rapport trompeur au français demeure une question d’actualité, largement nourrie par la rubrique « Le bon français » du Figaro ou par la section « Dire, ne pas dire » du site internet de l’Académie française.

La prépondérance d’un français prescriptif est donc encore bien vivace. J’ai voulu faire valoir mon engagement à son encontre par le biais de mémoire de fin d’étude.

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