La démocratisation du dictionnaire francophone est au cœur de l’analyse du Dictionnaire des francophones, considéré comme un outil politique et linguistique novateur. Cet article explore ses implications pour la gouvernance linguistique et la lutte contre la glottophobie dans un contexte postcolonial.
B-Inscrire le DDF dans son époque : la pensée postcoloniale prise comme assise
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Source : Gasparini, N. (2021e, 3 mars). Une nouvelle vision du dictionnaire [Diapositive]. Formation « La langue est politique », Masters Francophonie, Université Jean Moulin Lyon 3.
1. Démocratiser le dictionnaire : photographie d’une ligne éditoriale ouverte
La promotion d’un français dynamique est une ambition ouvertement affichée par les instances chargées de planifier le DDF. La note interne à la DGLFLF en rend compte : « […] le projet d’un dictionnaire francophone, ou « des francophonies », est bien d’aller vers la plus grande ouverture et l’exhaustivité […] » (2019, p. 2).
L’OQLF s’accorde à dire qu’un aspect phare des choix éditoriaux est « l’idée de dynamisme » (2022, p. 80). François Grin les rejoint en stipulant que « le projet reflète une position […] qu’on peut considérer comme ouverte et dynamique. » (2022, p. 18) Selon l’OQLF, le DDF participe de la « promotion et […] la valorisation de la langue française tant au Québec qu’à l’échelle internationale ».
Une dimension promotionnelle qui doit être, pour l’OQLF, l’une des finalités principales. Et de rajouter que « Le français est un bien commun à tous les francophones et sa vitalité dépend de la participation de chacun. » (Idem) Selon François Grin, la dimension d’ouverture dont le DDF se fait le vecteur tient à « […] la vision de la langue française que porte Bernard Cerquiglini » (2022, p. 26).
Le président à la DLF de Suisse romande énumère « l’ouverture totale, l’intérêt sincère et dépourvu de tout préjugé que Bernard porte à la langue française dans ses différentes manifestations à travers l’espace et le temps. » (Idem) Il rend hommage à l’absence de « snobisme linguistique » des parties prenantes du DDF dont la mentalité permet à l’initiative d’être « ouverte et prometteuse » (Idem).
Les résultats de nos entretiens ne nous permettent pas d’affilier le DDF à quelque courant de pensée préétabli. Paul Petit exprime, dans ce sens, son incertitude quant à l’attribution d’une théorie politique ou sociologique. Il note néanmoins que la ligne directrice du DDF est de faire « […] fructifier […] ce point de départ qui est celui du décentrement des représentations. » (2022, p. 93)
L’ouverture de la ligne éditoriale permet, selon Michel Francard, de relativiser l’importance de la France dans la linguasphère francophone. Pour illustrer cela, il établit un parallèle avec les résultats d’une recherche de terrain menée en Acadie :
En Acadie – où j’ai fait d’autres enquêtes –, c’était le même discours : le français, c’est la langue des Français. Il y avait une forme de dépossession. Donc tous les efforts du DDF me semblent devoir aller dans ce sens-là, celui de réconcilier les francophones – d’où qu’ils soient – avec leur langue maternelle telle qu’elle est parlée chez eux. Il faut créer des ponts entre le français d’ici – avec un “ici” qui varie selon les endroits – et la base commune qui demeure nécessaire. (2022, p. 135)
Pour reprendre l’interrogation fondamentale autour de laquelle s’est articulé le podcast Binge Audio « Votre dictionnaire est-il de droite ? », faire un dictionnaire, c’est se questionner idéologiquement sur ce qu’est le français. C’est décider sciemment de véhiculer une vision progressiste ou à contrario, davantage conservatrice de la langue.
Bien qu’aucune ligne idéologique n’ait été explicitement formulée dans la couverture médiatique mais également en creux de nos entretiens – ceci tenant sans doute à l’apparence régalienne du projet –, nous nous proposons de rapprocher le DDF du courant de pensée postcolonial qui « […] presents inequalities political, economic and discursive in the global system. It includes world economic exploitation, politics of subjugation and unequal cultural power relations. » (Mongia, 1996)
Questionnant les rapports de domination encore à l’œuvre malgré la décolonisation, il propose de refondre la production de la connaissance, en offrant à lire des perspectives nouvelles, véritablement décolonisées. Il est fréquent que la Francophonie soit taxée de néocolonialiste par des auteurs francophones tel qu’Alain Mabanckou (2018).
L’ouverture d’un dictionnaire à l’ensemble des communautés francophones pourrait permettre d’agir comme un rempart à toute vision néocolonialiste de la langue française. Nous nous proposons donc d’appliquer au DDF des lunettes postcolonialistes, dont la définition est la suivante :
Postcolonialism refers to the theories that challenge the colonial and universalizing European logics of appropriation. It can be seen as a radical separatist resistance to Western cultural hegemony and as a body of writing that attempts to shift the dominant ways in which relations between Western and non-Western people and their world are viewed forcing its alternative knowledges into the power structures of the West as well as the non-West. (Sen, 2005)