Les défis d’exécution des mandats sont au cœur de l’analyse des obstacles juridiques et politiques rencontrés par la Cour pénale internationale dans l’affaire Kenya Section of the International Commission of Jurists. Cet article met en lumière les tensions entre le droit régional africain et le droit universel.
CONCLUSION GENERALE
L’affaire Kenya Section of the International Commission of Jurists v. Attorney General and the Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, a permis de révéler certaines irrégularités dans la décision de la Cour kenyane en ce qui concerne l’interprétation et l’application des règles de droit ; elle a aussi permis d’analyser les problèmes auxquels sont confrontés les Etats en général et les Etats africains en particulier, dans l’exécution des mandats d’arrêt de la CPI contre Omar El BECHIR, notamment la concurrence entre le droit international (Statut de la CPI) et le droit régional.
L’on a relevé que la Cour kenyane est allée au-delà du verrou légal et institutionnel qui encadre l’application des mandats d’arrêt de la CPI au Kenya. En effet, elle a, par un raisonnement peu convaincant et mollement soutenu, admis la recevabilité de la requête de l’ICJ, alors que sa qualité et son intérêt à agir dans cette espèce font cruellement défaut1. Aussi, au moment où l’ICJ introduisait sa demande, des événements susceptibles de priver la demande de son objet essentiel se sont produits, en l’occurrence le déplacement du sommet de l’IGAD à Addis-Abeba. Une telle circonstance devait logiquement conduire au rejet de la requête pour défaut d’objet2.
L’on a aussi déploré le fait pour la Cour kenyane d’examiner la requête de l’ICJ. En effet, la qualité de chef d’Etat étranger en exercice d’Omar El BECHIR l’empêchait logiquement de recevoir la demande de l’ICJ et d’exercer une quelconque compétence3. Malgré ces empêchements légaux et institutionnels, la Cour kenyane s’est employée à examiner la requête de l’ICJ et à ordonner l’arrestation d’Omar El BECHIR, au cas où il foulerait à nouveau le sol kenyan.
Au-delà des problèmes de recevabilité soulevés dans cette espèce, celle-ci témoigne aussi de la difficulté qu’ont les autorités gouvernementales kenyanes dans l’exécution des mandats d’arrêt de la CPI contre Omar El BECHIR. En effet, il a été relevé que l’application desdites mesures se heurte aux règles et principes du droit international, notamment le respect des immunités diplomatiques dues au chef d’Etat en exercice, à la souveraineté des Etats qui est une réalité vivace en droit international, même si une partie de la doctrine reconnaît son affaiblissement4.
Cette espèce démontre aussi que le chemin de la Haye est, à l’état actuel, peu probable à emprunter par Omar El BECHIR, dans la mesure où l’UA et les Etats africains semblent déterminer à ne pas le livrer à la CPI5. En effet, cette organisation panafricaine a, au lendemain de l’émission des mandats d’arrêt de la CPI contre Omar El BECHIR, pris une décision non convergente avec celle de la CPI, en appelant tous ses Etats membres à ne pas coopérer avec cette JIP dans l’application desdits mandats d’arrêt6. Ainsi, dans un contexte où la solidarité africaine se manifeste à l’égard du chef de l’Etat soudanais et où la CPI est de plus en plus décriée7, il est difficile d’envisager une coopération active des Etats africains avec la CPI en ce qui concerne l’arrestation et la remise d’Omar El BECHIR à ladite Cour.
D’autant qu’il existe une différence d’approche pour la résolution de ce conflit. En effet, les Etats africains et l’UA prônent une solution politique à ce conflit et affirment de plus en plus le leadership africain en ce qui concerne la résolution des problèmes africains8. Il en résulte que, ni la CPI, ni la Cour kenyane ne devraient ignorer l’approche régionale9 en ce qui concerne le conflit soudanais, d’autant plus que celle-ci se veut réaliste et pragmatique, même si elle peut léser les intérêts des victimes en quête de justice. Ce faisant, la CPI ne devrait pas se passer de l’UA dans la lutte contre l’impunité sur le continent africain. Car, l’Afrique a été et demeure le théâtre « des […] expérimentations » de la CPI10 et se positionne aujourd’hui comme sa principale pourvoyeuse en affaires et en situations.
D’autant que l’UA et la CPI manifestent leur attachement à la lutte contre l’impunité en Afrique, il est impératif que les deux organisations dialoguent. En effet, l’on a relevé une concurrence et une antinomie entre les obligations des Etats africains vis-à-vis de l’UA et vis-à-vis de la CPI dans l’affaire Omar El BECHIR, mettant ainsi les Etats africains dans un dilemme.
Il faut souligner que ce conflit est dû à l’absence de tout dialogue et à l’existence d’un conflit institutionnel entre les deux organisations internationales. Ce faisant, l’UA et la CPI devraient travailler en coordination en Afrique, afin d’exorciser ce continent des violations graves des droits de l’homme. Ainsi, les deux organisations pourraient par exemple adopter, à la suite de leur dialogue, une clause qui intégrerait les accords régionaux et les positions de l’UA dans la lutte contre l’impunité en Afrique, d’autant plus que ceux-ci participent au développement et à l’application du droit international en Afrique11.
La création d’une Cour pénale africaine apparaît comme une solution et une réponse au problème de la lutte contre l’impunité en Afrique. En effet, celle-ci va dissiper les critiques de la justice raciale et impérialiste reprochée à la CPI, dans la mesure où seuls les Africains jugeraient les Africains12. Cette juridiction pénale africaine correspond aussi au vœu qu’émet Antoine GARAPON d’ « adapter la justice à la diversité des situations »13, d’autant que l’UA prône le respect des spécificités africaines en matière de justice qui se veut moins répressive et plus reconstructive. Toutefois, cette future Cour tant annoncée pourrait être confrontée à de nombreux problèmes, en l’occurrence ceux relatifs à son financement, à la souveraineté des Etats africains, à l’immunité des chefs d’Etat africain en exercice14, etc.
La création d’une future juridiction pénale africaine suscite quelques interrogations. Comment les Etats africains et l’UA vont-ils surmonter les questions de financement de cette Cour, lorsqu’on sait que le fonctionnement de l’UA et de certaines institutions régionales et sous-régionales dépend essentiellement du financement extérieur ? Les bailleurs de fonds occidentaux accepteraient-ils financer une Cour régionale africaine sans exiger l’exclusion des immunités des chefs d’Etat en exercice et sans avoir un droit de regard sur son fonctionnement, notamment le déclenchement des poursuites?
Quelle serait l’attitude des chefs d’Etats africains lorsqu’un autre chef d’Etat serait poursuivi par ladite Cour ? Accepteraient-ils de le livrer sans soulever les questions d’immunité, de souveraineté et de préservation de la paix et de la stabilité qui constituent les véritables entraves à l’épanouissement de la justice internationale pénale ?
L’UA devrait ainsi inciter et encourager les Etats africains à doter leurs juridictions nationales des moyens juridiques et matériels afin qu’elles s’engagent activement dans la lutte contre l’impunité15. Cette initiative permettra sans doute aux Etats africains de « juger eux- mêmes leurs criminels pour éviter l’affront de les voir jugés par un autre [Etat non africain ou par une JIP] »16.
D’autant que pour justifier leur refus d’exécuter les mandats d’arrêt de la CPI contre Omar El BECHIR, les Etats africains évoquent le respect des règles et principes de droit international, à travers le respect des immunités dues au chef d’Etat en exercice cristallisé par la coutume internationale et par la jurisprudence constante de la CIJ17.
Etant donné que la CPI a une autre interprétation des règles d’immunités en matière pénale, un avis de la CIJ, qui fait office de Cour mondiale, pourrait être sollicité à l’effet d’harmoniser les positions et les interprétations jusque-là divergentes des JIP et des Etats. Et comme le conseille vivement Gilbert GUILLAUME, les Etats, les organisations internationales et les juridictions internationales, y compris pénales, peuvent « demander à la Cour internationale de justice des avis sur les points douteux et importants de droit international général soulevés dans les différentes affaires dont elles sont saisies »18. Un avis de la CIJ sur la situation des chefs d’Etat en exercice en matière pénale pourrait ainsi régler les conflits liés à l’interprétation et à l’application de règles du droit international qui opposent l’UA et la CPI.
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1 Voir les arguments des autorités gouvernementales kenyanes, Kenya Section of the International Commission of Jurists v. Attorney general and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), pp. 9 – 10. ↑
2 Voir Maryline GRANGE, Compétence du juge et recevabilité de la requête : leurs relations dans l’exercice du pouvoir juridictionnel. L’exemple de la Cour internationale de justice, op. cit. (note n° 147), pp. 499 – 526. ↑
3 Voir André HUET / Renée KOERING JOULIN, Droit pénal international, op. cit. (note n° 273), p. 224 ; voir aussi Fouard ZARBIEV, « Quelques observations sur le traitement de l’exception d’immunité juridictionnelle de l’Etat étranger par la Cour européenne des droits de l’homme », op. cit. (note n° 276), p. 626. Voir également la position des Lords britanniques dans l’affaire Pinochet. Voir Jean Yves De CARA, « L’affaire Pinochet devant la Chambre des Lords », op. cit. (note n° 180), p. 89. ↑
4 Voir John HOOBROOK, « The tension between international law and international justice », op. cit. (note n° 494), p. 74. ↑
5 Voir Patricia HUON, Libération (15/6/2015), Omar el-Béchir défie (encore) la CPI, http://www.liberation.fr/planete/201/06/15/omar-el-bechir-defie-encore-la-cpi_1330087 (consultée le 6 juillet 2015). ↑
6 Voir aussi Union africaine, Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement, 13ème session ordinaire Syrte (Libye), Décision sur le Rapport de la Commission sur la Réunion des Etats africains parties au Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), 1er– 3 juillet 2009, Assembly / AUDec. 245 (XIII), Doc. Assembly / AU / 13 (XIII), op. cit. (note n° 77), point 10. ↑
7 Voir à ce titre Julian FERNANDEZ qui évoque la « période » du « désenchantement à l’égard de la justice pénale internationale [et de la CPI] ». Voir de cet auteur, « Puissance fictive et puissance réelle de la Cour pénale internationale : The Ghost writer de Roman POLANSKI », op. cit. (note n° 15), p. 345. Il faut aussi rappeler que certains Etats africains Parties au Statut de la CPI, notamment le Burundi, l’Afrique du Sud et la Gambie ont déjà mis en exécution leur menace de se retirer du Statut de la CPI pour protester contre ce qu’ils qualifient la chasse des Africains à laquelle se livre la CPI. ↑
8 Voir Pacifique MANIRAKIZA, « L’Afrique et le système de justice pénale internationale », op. cit. (note n° 130), pp. 31 – 32. Dans une interview accordée à Jeune Afrique, le chef de l’Etat tchadien, Idriss DEBY ITNO, a affirmé qu’ « il n’est pas question qu’El-Bechir, s’il doit être jugé, le soit ailleurs qu’en Afrique ». Voir François SOUDAN, Jeune Afrique (26/12/2011), Idriss Déby Itno : « En Libye, l’histoire me donnera », op. cit. (note n° 585). Selon Dlamini ZUMA, la Présidente de la Commission de l’UA, « nous devons (…) toujours trouver des solutions à nos conflits », car se demande-t-elle, « [s]i nous n’en trouvons pas, qui le fera ? ». Voir Jeune Afrique (2/8/2012), UA-CPI : Dlamini-Zuma estime qu’il serait ̏ néfaste d’arrêter Omar el-Béchir ,̋ op. cit. (note n° 710). ↑
9 Voir Patrick DAILLIER / Mathias FORTEAU / Alain PELLET, Droit international public, op. cit. (note n° 68), pp. 86 – 89. Ces auteurs rappellent en effet que le droit régional est un utile laboratoire d’idées et de pratiques susceptibles de permettre de nouveaux progrès du droit international au niveau mondial. ↑
10 Voir Julian FERNANDEZ qui relève pertinemment que, « [l]a réalité est que la Cour [pénale internationale] reste aujourd’hui cantonnée au terrain africain ». Il se fonde notamment sur le fait que toutes les situations et les affaires qui sont pendantes devant la CPI concernent seulement le continent africain. Voir de cet auteur « Genèse et déclin de l’esprit de Rome », op. cit. (note n° 520), p. 73. ↑
11 Patrick DAILLIER / Mathias FORTEAU / Alain PELLET, Droit international public, op. cit. (note n° 68), pp. 86 – 89. ↑
12 Abdoulaye SOMA note pertinemment que l’UA « semble vouloir privilégier la répression pénale internationale des criminels africains par des juridictions africaines pour le compte des victimes africaines ». Voir de cet auteur, « Vers une juridiction pénale régionale pour l’Afrique », op. cit. (note n° 628), p. 121. ↑
13 Voir Antoine GARAPON, Des crimes qu’on ne peut ni punir ni juger. Pour une justice internationale, op. cit. (note n° 73), p. 271. ↑
14 Sur le projet de création d’une Cour pénale africaine, parmi les problèmes que cette juridiction pourrait rencontrer, Abdoulaye SOMA relève les problèmes relatifs à « la légalité, à la légitimité, à l’opportunité, à l’originalité, à l’opérationnalité, à l’efficacité et à la durabilité d’une telle juridiction pénale régionale en Afrique ». Voir de cet auteur, « Vers une juridiction pénale régionale pour l’Afrique », op. cit. (note n° 628), p. 124. ↑
15 Voir Pacifique MANIRAKIZA, « L’Afrique et le système de justice pénale internationale », op. cit. (note n° 130), pp. 38 – 40. ↑
16 Voir Antoine GARAPON, Des crimes qu’on ne peut ni punir ni juger. Pour une justice internationale, op. cit. (note n° 73), p. 317. ↑
17 Abdoulaye SOMA note pertinemment que l’UA « semble vouloir privilégier la répression pénale internationale des criminels africains par des juridictions africaines pour le compte des victimes africaines ». Voir de cet auteur, « Vers une juridiction pénale régionale pour l’Afrique », op. cit. (note n° 628), p. 121. ↑
18 Voir Gilbert GUILLAUME, « La Cour internationale de Justice et les juridictions internationales », op. cit. (note n° 739). ↑
738 Voir CIJ, Affaire relative au mandat d’arrêt du 11 avril 2000, op. cit. (note n° 17) ; voir aussi CIJ, Affaire des immunités de l’Etat (Allemagne c. Italie, Grèce (intervenant), op. cit. (note n° 267).
739 Voir Gilbert GUILLAUME, « L’unité du droit international public est-elle aujourd’hui menacée ? », op. cit. (note n° 542), p. 30.