Le clown en pédiatrie joue un rôle crucial dans les services cliniques, en apportant une légitimité fondée sur des retours d’expérience et des observations. Cet article analyse les mécanismes sociologiques qui justifient sa présence dans un environnement hospitalier, souvent perçu comme un « non-lieu ».
Apports théoriques
Approche sociologique de l’hôpital
Du prisme hospitalier
Dans nos sociétés occidentales, l’hôpital, en tant que « établissement (…) où peuvent être admis tous les malades pour y être traités » (Larousse, 2016), constitue un passage systématisé car habilité à accueillir la vie et à constater la mort. Considérée sous l’angle de son objet social et de sa dimension scientifique invariables, cette structure pourrait être perçue comme un « non-lieu » (Augé, 1992:100) tant elle apparaît relativement interchangeable, en contenu comme en contenant.
Pourtant, l’hôpital, au-delà du lien contractuel entretenu respectivement avec ses différents occupants, est également « un espace », à savoir « un lieu pratiqué » (Certeau (de), 1990 :172). Pour le personnel, dont les tâches quotidiennes sont planifiées et foncièrement récurrentes, et, pour le patient hospitalisé, a fortiori pour une durée indéterminée voire longue, l’hôpital constitue en effet un « lieu pratiqué » en raison des inéluctables développements relationnels qui s’y opèrent.
L’hôpital possède en outre la capacité de transformer la façon de percevoir notre environnement grâce à l’importance de l’imaginaire qu’il suscite (Soussan (Ben), 2012 :4). Au cœur de cette enclave « hyper technique », le temps, plus exactement le rapport aux rythmes du quotidien, se voit perturbé. L’enfant y est d’ailleurs différemment sensible de l’adulte, spécifiquement sur le plan sensoriel : confrontés à l’absence de bruit et aux murs blancs, les plus jeunes, parce qu’incapables de penser l’autre – notamment le parent – sans la présence de celui-ci, perçoivent ce monde tel « un désert ».
De la singularité du service de pédiatrie
« (…) l’accès à tous aux soins de santé est un droit et l’égalité de traitement un devoir. L’hôpital n’opère pas de distinction sur base des revenus, de l’assurabilité, des convictions philosophiques, religieuses ou culturelles des patients. »1 Comme l’affichent plus d’un hôpital à travers leurs supports de communication, chaque patient est censé être traité de façon égale.
Cependant, l’adulte et l’enfant, au regard de la notion d’individu, c’est le général et le particulier, comme l’entend le politique. « (…) Les enfants ne doivent pas être admis dans des services adultes. Ils doivent être réunis par groupes d’âge pour bénéficier de jeux, loisirs, activités éducatives adaptés à leur âge, en toute sécurité. (…) »2 Et si chaque service d’un hôpital présente des caractéristiques propres en fonction des pathologies qui y sont traitées, la première du service de pédiatrie concerne par définition l’âge des patients.
A la croisée de l’artistique et du scientifique : du non-soignant dans le soignant
Entre Culture et culture du soin
La première trace culturelle dans un hôpital n’est-elle pas exprimée implicitement par le « lieu » lui-même, soustrait à sa qualité d’« espace »3 ? Un lieu indissociable de son architecture, voire de son histoire, parfois religieuse, avec, le cas échéant, de possibles reliquats artistiques symboliques y associés (Bubien et al., 2004). Certes, mais ce n’est raisonnablement pas cette esthétique passive, dans son extériorité comme dans son intériorité, qui détermine la relation première avec, toutes catégories confondues, chacun des occupants.
En d’autres mots, appliqués à la pédiatrie, la famille d’un jeune patient, par exemple, choisira un hôpital hautement plus pour la qualité des soins qui y sont dispensés que pour son apparence générale et ses éventuelles traces de l’expression culturelle, la guérison escomptée d’une maladie grave dépendant de loin des compétences du corps soignant en comparaison de la beauté subjective des peintures murales qui jalonnent les murs des couloirs.
Assurément parce que le premier critère est plus objectivable en termes d’efficacité que le second. Et que la science, lorsque réponse empiriquement éprouvée à une problématique, débouche sur les notions de reproductibilité et de modélisation, alors que la Culture, en tant que voie alternative facilitatrice du développement anthropologique (Denys, 2010), s’affranchit, dans son usage contemporain, de pareil enclavement rationnel pour faire individuellement et donc diversement sens.
Entre identité intrinsèque et identité hétéronomique
« Clown », « artiste », voire « artiste-clown » ? Si les mots revêtent leur importance dans la rhétorique scientifique, nous perdre en conjectures quant au terme le plus approprié serait faire abstraction du fait que le clown, à l’hôpital, du moins, semble plus se définir par ce qu’il est, ce qu’il a de profond, ce qui est difficilement perceptible par le public, que par ce qu’il fait, ce qu’il a de léger, à savoir la partie tangible de sa prestation. Nous devons toutefois considérer que ce qu’il est peut influer plus ou moins sensiblement sur son action.
Le « clown générique » (Grippon, 2010 :74), soit la figure du clown envisagée au sein de Bataclown4, se caractérise dans son rapport au public par la naïveté, l’empathie, la transparence, la proximité, l’humanisme, la sociabilité, l’empirisme, la liberté d’expression, le décalage, la mobilité entre réel et imaginaire. Mais c’est surtout son « optimisme à toute épreuve », sa capacité communicative à relever les bras lorsque la situation pousse à les baisser que nous retiendrons.
D’une pareille attitude positivement volontaire, voire volontariste, se dégage la notion de pouvoir, celui qui, dans une approche de l’identité, permet une action potentiellement transformatrice sur ce qui nous entoure (Codol, 1981). Une identité qui peut contribuer en tant que moteur endogène à développer l’énergie nécessaire pour honorer le lien contractuel entre le clown et l’association ou l’hôpital qui l’emploie.
Autrement formulé, seule la tâche à effectuer de façon définie, condition pragmatique d’une reconduite de l’engagement entre les deux parties, n’explique pas en tout la performance du clown. Cet conception de l’agir, nous pourrions à la fois le rattacher à celle d’un monde caractérisé par la entre une classification hiérarchique des besoins (en l’occurrence de reconnaissance) telle que décrite à travers la pyramide éponyme réalisée sur base des théories d’Abraham Maslow (1943) et une expression créative individuelle, intime, au sein de contraintes structurelles (Touraine, 2005).
Entre liberté artistique et contrainte médicale
« Prendre soin de » (Titi et Roudoudou, 2010:40) n’est pas prodiguer un soin à. Le clown à l’hôpital propose une approche du patient distincte de celle du personnel soignant, et ce même lorsqu’il porte la blouse blanche, comme aux origines5 ou dans le cas du clown Angus6. En cause, la finalité première de son intervention, à la fois complémentaire et soustraite à la raison d’être médicale du contexte.
En outre, cette distinction s’inscrit pleinement dans son atypisme car, derrière le masque et autres accessoires fantasques, le clown, contrairement aux autres personnes qui visitent (acception large) les jeunes patients, se présente dépouillé de la plupart des codes sociaux, ce qui le distingue, interpellant inexorablement et, selon l’effet provoqué, favorisant ou non la prise de contact : « Les clowns sont dans un état de liberté que l’enfant sent aussi. » (Delrée, 2010, p. 21). Dépouillé des codes sociaux, comme l’illustre entre autres signes son accoutrement fantasque, il se permet des attitudes à l’avenant : « (…) le nom de clown véhicule des notions de maladresse feinte, de ridicule, de grossièreté, voire d’obscénité, de lourdeur et de gros comique. » (Cosnier-Helard, 1999:67)
Le clown ne peut pourtant inscrire son action en dehors du cadre qui l’accueille, qui est traversé en permanence par des procédures médicales plutôt contraignantes pour le patient. Et, en cascade, pour le clown qui, de surcroît, s’adapte à l’état physique et mental de ce dernier. D’où, au-delà du néanmoins respect des procédures élémentaires, la nécessité d’être en phase avec la réalité pour l’appréhender au mieux et guider l’enfant dans le dépassement de celle-ci, par l’esprit, durant la prestation artistique, voire au-delà.
Entre médiation et thérapie
Le clown, par sa naïveté sociale, par sa capacité à exprimer tout haut ce que l’on ressent tout bas et par son incapacité délibérée à faire de l’abstraction, fait émerger l’absurdité de chaque situation.
Si le recours à cet « art minimum » qui affronte un « risque maximum » (Kohler, 2008:275) passe par différents rôles, notamment celui visant à divertir (voire à faire diversion), une forme de médiation, préméditée ou spontanée, s’opère également au sein de la triangulation enfants-parents-soignants, mais aussi entre parents, entre soignants et entre enfants, à l’image de cette jeune patiente qui accompagne les clowns dans différentes chambres de pédiatrie. La portée de cette médiation semble même avoir une conséquence inattendue à travers le processus de résonnance entre le clown et son public : « (…) l’enfant, lui, nous soigne et nous transforme. Ca, c’est sûr ! » Cela renvoie à la difficulté des nez rouges à garder leur place, cette place difficilement définissable, en particulier lorsque l’émotion est vive, comme l’illustre la rencontre avec cette gamine amputée : « Dans la chambre, la jambe absente prend toute la place (…) Nous ne réussissons pas à partir (…) ».
« Inutile » dans l’hyper fonctionnalisme de l’hôpital, la « dimension perfectible » du clown amène pourtant l’enfant à se valoriser (Kohler, 2008:147). Une valorisation qui renvoie à cette notion de pouvoir offert par le clown au jeune patient7. En outre, l’humour, canal de communication qui est parfois cause de sourire ou de rire, extériorisé ou non, joue ce rôle de distanciacion entre le jeune patient et ses propres affects.
Le jeu (comédie) et les jeux (animations participantes) proposés par le clown interviendraient dans le développement cognitif et réduiraient même l’impact des aspects traumatisants de l’hospitalisation. Et de traumatisme, il peut en être question dans le rapport que l’enfant entretient avec son corps lorsque celui-ci fait l’objet d’un acte médical invasif.
Maxime Menanteau (2012 :148) élargit le champ de ses recherches aux services de chirurgie viscérale et orthopédique, avec l’hypothèse que « les clowns oeuvrant à l’hôpital favorisent l’amélioration de l’état psychique du patient, dans l’ensemble de sa prise en charge globale (…) ». Son biais : le dessin d’un « bonhomme » réalisé individuellement par une soixantaine d’enfants de 6 à 12 ans et demi, répartis en trois groupes : ceux accueillis dans les services ne travaillant pas avec des clowns, ceux en contact indirect avec des clowns et ceux qui ont effectivement reçu la visite de clowns. De ce qui résulte de l’analyse psychologique détaillée des dessins, Maxime Menanteau (2012 :154) parle (avec la réserve qu’il s’impose) de « médiation pertinente » en évoquant la pratique clownesque clinique. Une pratique « bénéfique » qui révèle une occasion de concevoir le soin d’une façon spécifique. Il relève d’autre part la contradiction entre la volonté qu’il y aurait à vouloir doter le clown d’un statut et le côté non normatif qui caractérise celui-ci et, surtout, le distingue des soignants8.
Entre empathie et action-réaction
Le rapport de l’enfant à son corps et à sa sensorialité commence à la naissance par la déferlante de stimuli naturels, doublés de ceux causés par l’entourage. Dès cet instant, toute expérience est par définition originelle, en l’occurrence, cette sensation de stimulation qui réapparaît lors de son hospitalisation. D’où la nécessité, dans le chef de l’artiste, de ne pas en faire trop, de ne pas en ajouter : « Quand on fait une proposition artistique, on doit aussi parler à cet enfant qui pense et pas simplement à cet enfant qui a besoin d’être cajolé. » (Soussan (Ben), 2012:11)
Et cette faculté d’empathie doit être personnalisée car elle intervient dans le processus de compréhension des émotions de l’enfant mais également de celles des parents, indissociables de celui-ci. Plus largement, le travail du clown ne doit être conçu de façon solitaire mais avec chacune des autres parties prenantes d’une hospitalisation. Concrètement, il s’agit de « s’inscrire dans l’ensemble de la vie du service » (Kohler, 2008 :257), tout en évitant la confusion des genres entre statuts d’artiste et de thérapeute, ses propres affects, pour préserver la qualité de sa prestation et, in fine, protéger l’enfant : « Nous, en tant que soignants, nous sommes dans le passé et dans le futur, entre anamnèse et désir de guérison. Vous, les clowns, vous êtes dans le présent, uniquement dans le présent. On est complémentaires. »9
Une complémentarité qui ne se construit toutefois pas sans difficulté. A l’hôpital, l’art renvoie à la notion « être vivant » (se sentir vivant), à distinguer de « être en vie » (Soussan (Ben), 2012:6). Du « vivant » qui, suite aux stimuli sensoriels et cognitifs induits par le clown, se traduit par des « mouvements » (des réactions) de la part du jeune patient.
L’art clownesque et, donc, le clown, en tant que pratiquant de celui-ci, s’avèrent ainsi « utiles » en termes d’offre de distraction et de regain de capacité à interagir. Ce qui, sans paradoxe aucun, ne les empêche pas de constituer néanmoins une source de gêne dans la pratique thérapeutique strictement scientifique, de manière synchrone ou de façon différée. La complémentarité évoquée est au prix de ce risque.
Retour aux hypothèses
Au regard de ce qui précède, nous constatons que dans un lieu où il n’est comparable à nul autre occupant, le clown se définit par ce qui le matérialise de façon plutôt spectaculaire et, moins ostensible, par ce qu’il incarne au-delà du divertissement qu’il propose, à savoir un moyen, un outil, un objet de médiation qui l’expose non seulement à son public cible, mais également à ceux qui gravitent autour de ce dernier. A ce stade théorique, nous ne pouvons déduire que, dans la mesure où il n’est pas un intrus, où il est même le bienvenu, la légitimité du clown est avérée. Or, à la lecture de nos hypothèses, c’est ce qui précède cet aboutissement qui nous intéresse véritablement : le cheminement. Nous allons donc tenter ci-après de suivre celui-ci depuis les notions de « reconnaissance » et de « compétences », potentiellement liées à celle de « légitimité ».
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1 CHR Citadelle Liège (Valeurs du) http://www.chrcitadelle.be/fr/accueil/chr-de-la-citadelle/valeurs-missions-et-attractivite/index.html (consulté le 1er juin 2016) ↑
2 Charte des droits de l’enfant malade de la Fédération Wallonie-Bruxelles http://archive.pfwb.be/03024CCFI226395?action=browse (consulté le 1er juin 2016) ↑
3 Cf. « 4.1.2. Du prisme hospitalier ». ↑
4 Bataclown, la compagnie à laquelle fait référence Odile Grippon http://www.bataclown.com (consulté le 8 mai 2017) ↑
5 Les premières interventions de clowns en milieu hospitalier remontent à 1986, à New-York, via le programme « Clown-doctor ». A cette époque, K. Ridd, alias le clown « Robo », participe au programme des « clowns thérapeutes » de Winnipeg, où l’enfant hospitalisé est amené à se faire l’interprète de ce personnage grimé qui se veut muet (Menanteau, 2012:146). ↑
6 C.f. « 2.3. Ewan MacKinnon : de la proxémique entre le clown et le patient ». ↑
7 Cf. « 5.3.2. Le regard de l’artiste sur sa prestation » et « 5.4. Du pouvoir d’offrir à offrir du pouvoir : entretiens avec trois clowns ». ↑
8 « (…) si on est dans un raisonnement, on est déjà dans quelque-chose de scientifique. » (Cf. Catherine Vanandruel – « 8.2. Contenu des entretiens avec trois clowns »). ↑
9 Un médecin (non cité) à l’adresse de Caroline Kohler (2008:275), psychologue-clinicienne et artiste-clown d’hôpital. ↑