Le changement de paradigme dans la francophonie : une analyse des discours

Pour citer ce mémoire et accéder à toutes ses pages
🏫 Université Jean Moulin Lyon 3 - Institut international pour la francophonie
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Master - 2021-2022
🎓 Auteur·trice·s
Florine CHATILLON
Florine CHATILLON

Le changement de paradigme francophone est analysé à travers le Dictionnaire des francophones, un outil politique et linguistique qui défend une langue française polycentrique. L’article aborde les enjeux de gouvernance linguistique et la lutte contre la glottophobie dans le contexte de l’agenda politique français.


Chapitre 2

Positionnements officiels sur le français : ossature des discours

Section 1. Comprendre le changement de paradigme du monde francophone

[img_1]

Source : Gasparini, N. (2021a, 3 mars). Changement de paradigme dans la francophonie [Diapositive].

Formation « La langue est politique », Masters Francophonie, Université Jean Moulin Lyon 3.

A-Le français comme « langue-monde » : une reconnaissance historique

1. L’émancipation du français actée au sommet de l’État français

Un glissement dans les discours des chefs d’Etat français a été constaté depuis le début du XXIe siècle. On retrouve dans les quinquennats Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron un refus de faire l’apologie de quelque domination française sur l’espace francophone. L’idéal d’une francophonie plurilingue est conjointement défendu (Véron et Candea, 2019, p. 149).

De Saint-Robert situe cette bascule idéologique à 1987, année lors de laquelle « l’État cherche à porter remède aux conséquences du processus de démission politique et linguistique qu’instaure le modèle d’intégration mondial […] ». (2000, p. 119) L’accent est mis sur « la défense du plurilinguisme » dont l’objectif fixé est double : « préserver la diversité linguistique du monde et […] conforter la place du français ». (Idem)

Changement de paradigme francophone : enjeux et discours

Les trois prises de parole d’Emmanuel Macron confirment l’éclosion d’une ambition nouvelle. À Ouagadougou, il institue que la langue française « n’est plus uniquement française » et met en exergue sa diffusion dans « le monde entier » (2017). Il consolide ce changement de cap en affirmant à l’Institut de France que « le français s’est au fond émancipé de la France. » (2018a)

La langue française, taxée de « langue monde », « langue archipel » est présentée comme « le centre de toutes les nations et de tous les peuples » (Idem). Un affranchissement définitivement scellé à Érevan en Arménie. Le Sommet de la Francophonie y accueille cette nouvelle conception de la langue, « émancipée de son lien avec la nation française pour accueillir tous les imaginaires » (2018b)

La pensée d’une francophonie renouvelée est synthétisée par Emmanuel Macron en un axe majeur : l’amenuisement de la place accordée à la France dans la Francophonie. Il prend acte de ce décentrement délibéré : « Nous passons de l’idée ancienne d’une francophonie qui serait la marge de la France à cette conviction que la francophonie est une sphère dont la France avec sa responsabilité propre et son rôle historique n’est qu’une partie agissante. » (2018a)

C’est en tant qu’acteur autonome que la Francophonie se fait le miroir du DDF. La réflexion initiée sur un nouveau dictionnaire catalyse des « choses tout à fait inédites dans un discours présidentiel. » (Petit, 2022, p. 86) En effet, un tournant sans précédent est amorcé lorsqu’Emmanuel Macron évoque le projet d’un nouveau dictionnaire comme symbole de d’une francophonie définitivement affranchie du carcan français : « Le président de la République, quand il va à Ouagadougou en 2017, devant les étudiants de l’Université, parle déjà de cette idée de dictionnaire. » (Petit, 2022, p. 86)

Les discours présidentiels dessinent donc les contours d’une politique linguistique émancipatrice : […] hormis dans des moments où, comme dans le plan présidentiel – qui était quelque chose d’exceptionnel, enfin je veux dire, ça n’avait jamais eu lieu et je ne suis pas certain que l’on revoit ça –, il y a eu une série de mesures, d’orientations qui sont données au plus haut niveau, on a rarement une politique linguistique avec un cadre ou des orientations aussi nettes. (Ibid., p. 89)

Ce changement de paradigme est perçu par notre interlocutrice Adeline Simo-Souop comme une prise de conscience par la France de la déterritorialisation des langues françaises : « Ça veut dire au moins une chose : c’est qu’au sommet de l’État français, on s’est finalement bien rendu compte que le français qui a été exporté n’appartient plus à la France. » (2022, p. 62)

Le renouvellement du rapport entretenu par la France à la Francophonie passe également par la mobilisation d’outils numériques : « promouvoir la francophonie par les outils du numérique » est, d’après Jean-Baptiste Lemoyne – Secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, chargé du Tourisme, des Français de l’étranger et de la francophonie – une des « ambitions exprimées par le président de la République en 2018 » (Délégation à l’information et à la communication du ministère de la Culture, 2021, p. 9).

Le renversement orchestré par le chef d’Etat français est relayé par le Dossier de presse « Lancement du dictionnaire des francophones». Roselyne Bachelot-Narquin relève dans son éditorial « la volonté du président de la République d’une francophonie renouvelée, unie par sa “langue-monde”, langue de tous les continents. » (2021, p. 6)

Nous prenons connaissance des propos apparentés tenus par Leïla Slimani dans son Mot. Elle fait le récit de l’urgente nécessité de « prendre acte que la francophonie devait être transformée, modernisée, repensée comme une réalité ouverte, plurielle et surtout décentrée. » (Ibid., p. 11) Elle prête à Emmanuel Macron la volonté de concrétiser cette conscientisation : C’est l’ambition qu’a fixée le Président de la République, en partageant plusieurs constats : que le français est aujourd’hui davantage parlé hors de France que sur notre territoire ; qu’en 2050, l’Afrique sera le premier continent francophone : que la France, si elle a un rôle majeur à jouer, n’est plus le centre de la francophonie ; enfin, qu’il n’y a plus de centre ni de périphérie ! (Idem)

Ainsi, cet ancrage discursif marque un tournant historique matérialisé par le « plan d’action [tout autant] historique » Une ambition pour la langue française et le plurilinguisme (Bachelot-Narquin, dans Délégation à l’information et à la communication du ministère de la Culture, 2021, p. 6).

Ce changement s’incarne aussi par la désignation de l’autrice franco-marocaine Leïla Slimani comme représentante personnelle du président de la République pour la francophonie lors du déplacement d’Emmanuel Macron à Ouagadougou en 2017. Une prise de fonction destinée à établir « le moment nouveau de notre histoire et de l’histoire de notre langue » (Macron, 2018a).

C’est à ce titre que Leïla Slimani s’est vue attribuer la mission d’incarner le nouveau visage de la Francophonie : Dans le cadre de sa fonction, Leïla Slimani portera au plus haut le rayonnement et la promotion de la langue française et du plurilinguisme, ainsi que des valeurs que les membres de la Francophonie ont en partage, indique l’Elysée dans un communiqué. Elle représentera une politique francophone ouverte, en action, centrée sur des projets concrets liés aux priorités du Président de la République telles que l’éducation, la culture, l’égalité femmes-hommes, l’insertion professionnelle et la mobilité des jeunes, la lutte contre le dérèglement climatique et le développement du numérique. (Leduc, 2017)

Ce choix assumé de faire porter l’ordre du jour « par une personnalité à part » plutôt que par « classiquement un ministre » a été salué par l’OIF : « Elle n’est pas seulement une auteure, c’est une femme engagée dont la popularité ne peut que jeter une lumière positive sur la francophonie », réagit un porte-parole de la Secrétaire générale de la Francophonie, interrogé par France 24 (Leduc, 2017).

Pour l’OIF, cette nomination confirme l’engagement d’Emmanuel Macron pour la francophonie. Si l’on reprochait jusqu’alors au Président de faire peu cas de la francophonie, l’OIF affirme en 2017 avoir « d’excellents rapports avec l’Élysée » et travailler régulièrement avec Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État référent en la matière, rattaché au Quai d’Orsay. (Idem)

Le renouvellement des représentants de la Francophonie s’est également manifesté par la nomination, en mars 2018, de Jean-Marc Berthon comme conseiller pour les politiques de développement, le climat, la francophonie, les droits de l’Homme et la société civile pour une durée de six mois. Un renouveau gageant le changement de paradigme voulu par le sommet de l’État français, et qui s’accompagne par une prise en compte croissante de la diversité.

2. Une prise en compte croissante de la diversité

La tournant pris par l’État français concorde avec le combat mondial mené pour la reconnaissance de la diversité. Adeline Simo-Souop prête ce tour de force au constat « qu’aujourd’hui, nous sommes dans un monde où la diversité est davantage prise en compte à tout point de vue ». (2022, p. 63)

Une remise en question est avancée : la diversité, autrefois « taxée d’exotisme, de mauvaise appropriation, d’approximation » (Ibid., p. 66) est repensée : Il y a une nouvelle façon d’aborder la complexité et de voir que rien n’est linéaire comme on a pu le penser, qu’on ne peut rien définir d’un seul point de vue, qu’il y a plusieurs perspectives et que toutes sont acceptables, pourvu que l’on comprenne les tenants et les aboutissants de la perspective. (Idem)

Un parallèle est établi entre la conception du DDF et le contexte mondial dans lequel il s’inscrit. Selon Adeline Simo-Souop, « cette vision du français diversitaire est tout simplement corollaire de ce qui se passe dans le monde » (Idem). Elle affirme que l’application de ces nouvelles lunettes à la gestion du français est un impératif : « On est dans un contexte global où la diversité, la fluidité considérées sont considérées donc ce n’est pas la langue française qui va restée campée dans la rigidité ». (Ibid., p. 63)

Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la Culture en 2018, atteste aussi de la posture révolutionnaire et sans précédent adoptée pour le DDF : « Pour la première fois, c’est toute la langue française, dans sa mondialité, dans la diversité et la richesse de ses expressions et de ses variétés, qui est partagée. » (Délégation à l’information et à la communication du ministère de la Culture, 2021, p. 6).

Ainsi, et pour reprendre les mots d’Adeline Simo-Souop, l’instauration d’« une société plurielle où la complexité, la fluidité est de plus en plus admise et est entrée comme la norme des choses » est un facteur bénéfique pour la langue française (2022, p. 66).

3. Défendre une linguasphère francophone déterritorialisée

À l’ère du numérique, la déterritorialisation – concept emprunté à Deleuze et Guattari – des langues devient un défi majeur. Les perspectives de décontextualisation de la langue française peuvent être analysées au prisme des travaux d’Argod-Dutard (2003), Roy (2008) et Francard (2015). Tous trois ont effectivement produit un matériel scientifique portant sur l’avenir et les perspectives du français et de la francophonie. Nous pouvons également mobiliser l’ouvrage La fin des territoires de Bertrand Badie (1995).

Le constat établi en creux du renouvellement de la Francophonie est celui d’une « extension de l’espace » qui s’élargit de « l’hexagone à la francophonie » (Pruvost, 2021, p. 183). C’est ici la dimension spatiale de la langue qui est scrutée. Alain Rey rappelle qu’un locuteur établit un pont entre sa langue et sa « nation, patrie, clocher ou continent » (2007, p. 12).

Une grille de lecture est également avancée par Calvet qui dénonce l’illusion selon laquelle « le monde [est] découpé, de façon isomorphe, en pays et en langues, les frontières linguistiques correspondant aux frontières étatiques et nationales. » (1999, p. 124) Il acte du caractère immatériel de la langue qui « est rarement confinée à un seul pays. » (Idem)

Ben Jelloun rejoint cette position lorsqu’il écrit que le français « se développe à l’insu de la fameuse souche hexagonale. » (2007)

De la même manière, Mbembe et Mabanckou, dans leur Plaidoyer pour une langue-monde, fixent que « l’époque est à la déterritorialisation linguistique », le monde contemporain donnant à voir un français « transnational et transversal » (2018). La disparition totale des « frontières infranchissables » du monde francophone serait pour eux la condition nécessaire à l’évènement d’une « langue-monde » (Idem).

La réflexion menée par Meszaros et Gasparini pour Agora Mag témoigne du même souci de ne pas réduire la Francophonie à « une aire géographique » (2021). Ils la décrivent comme « un réseau dont l’ambition est de faire vivre un patrimoine immatériel précieux : la langue française. » et font de la dématérialisation du DDF un facteur clé de sa conception, destiné à « s’adapter aux réalités nouvelles » (Idem).

Nous avons tiré de l’intervention du politologue Bernhard Altermatt lors du colloque Les « linguasphères » dans la gouvernance mondiale de la diversité, organisé par l’OPALE en 2018, une méthode d’interprétation que nous retiendrons dans le cadre de cette recherche : celle de l’axe de la « personnalité » (DLF, 2019, p. 24).

Selon les travaux en sciences politiques de Laponce (1984, 1991 dans DLF, 2019, p. 24), les politiques linguistiques peuvent être analysées au prisme de la « territorialité » ou de la « personnalité » (Idem). La première impute les aménagements linguistiques mis en place « à un territoire, une aire géographique délimitée au sein de laquelle un ou plusieurs groupes ou communautés profitent d’une autonomie ou de protections généralisées ou spécifiques » (Idem).

La seconde s’accorde à dire que les droits linguistiques sont attribués « à une ou plusieurs communautés indépendamment de leur localisation au sein d’un territoire plus large » (Idem). La deuxième option nous permet donc de doter notre recherche d’un bornage théorique. L’« axe de la personnalité » – dépassant les critères géographiques imputés à une langue – est taillé sur mesure pour incarner la discontinuité territoriale de la francophonie, dont le DDF s’est accommodé.

Néanmoins, l’édition 2018 du rapport La langue française dans le monde révèle que les français détiennent encore une « perception encore assez territoriale » de la langue (Chap. 7, p. 84). Un sondage réalisé par l’OLF en février 2018 identifie que, pour les trois quarts des répondants, « la première qualification qui s’attache à la langue français en fait “une composante majeure de l’identité française” » (Idem).

L’étude mentionnée appuie les résultats d’un autre sondage mené en mars 2017, et dont les conclusions désignent également la langue française comme étant le premier facteur de l’identité des Français. Malgré une volonté idéologique et pragmatique de ne pas borner la langue française à des limites spatiales, elle demeure – dans les imaginaires – enclavée au territoire métropolitain français. (OIF, 2019, p. 84)

Une idéalisation territoriale qui pourrait empêcher le rayonnement du DDF, puisque l’ouverture à la différence linguistique n’est pas à l’ordre du jour chez l’ensemble des francophones.

Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top