Quelles sont les motivations des infracteurs ? Les droits d'auteur

§2.Quelles sont les motivations des infracteurs ?
Une fois encore, l’on ne dispose que de peu de renseignements explicites sur cet aspect du problème ; s’il y est fréquemment fait allusion, la motivation des conduites délictueuses fait en effet l’objet de peu de développements en propre. Nous pensons malgré cela pouvoir conserver une triple classification, comparable à celle utilisée pour établir la typologie qui précède, les différents niveaux des deux typologies présentant par ailleurs une affinité logique, des “points de comparaison”, au sens wéberien de l’expression 68.
La présente classification prend essentiellement en compte l’aspect vénal. Même si nous partageons le point de vue de nombreux auteurs (notamment G.Guillotreau 69 ) qui s’accordent à écrire que si l’enjeu de la piraterie est à la fois économique et social 70 , il est aussi culturel, dans la mesure où la piraterie compromet la production même d’œuvres musicales et la créativité des artistes, nous croyons pouvoir affirmer que les motivations majeures des infracteurs tournent principalement autour de l’enjeu financier. La volonté de nuire réellement à un artiste ou à une maison de disques nous apparaît en effet comme une motivation tout à fait secondaire par rapport à l’argument économique du moindre coût.
a. Absence de motivation réelle – la musique, un “bien culturel universel”
M.Chion expose qu’“en dehors de l’expérience esthétique et du plaisir qu’elle procure, la musique est amenée aujourd’hui, par la radio et les médias, à se prêter à un certain nombre d’usages” 71. Ceux-ci seraient au nombre de trois : le premier est celui de “masque acoustique”, qui permet à tout individu de s’isoler acoustiquement dans un continuum musical. Deuxièmement, la musique agit comme stimulateur, en tant que “caféine sonore des radios musicales ou des musiques rythmées”. Le troisième usage de la musique, essentiellement instrumentale, est la détente, voire la préparation à la relaxation.
Nous tenions à reproduire ces utilisations pour énoncer qu’ainsi considérée, la musique n’est guère plus qu’un produit secondaire, dont les vertus sont agréables ou utiles, mais pas primordiales. Ainsi entendu, le rôle de la musique n’est aucunement exclusif ; d’autres substituts peuvent servir aux différents usages recensés. Sans entrer dans le débat sur l’utilité de la musique ou l’usage qui en est fait – l’on pense, pour notre part, que la musique, au sens fort du terme, a vocation à être écoutée et vécue pour elle-même -, on peut grâce à ces exemples, mieux appréhender la première catégorie d’individus de notre typologie. Ce sont les personnes pour lesquelles il n’existe pas de raison impérieuse qui motive la violation de la loi ; la justification invoquée est que la musique fait partie de la culture, et que la culture doit être accessible à tous.
A.Berenboom décrit le phénomène en ces termes : “une fois révélées, les œuvres devraient circuler librement, soutient-on parfois, car elles véhiculent des pensées, qui sont le reflet de la nation ou du groupe culturel dont l’auteur n’est que l’interprète, ou des informations auxquelles le public doit avoir accès. C’est pourquoi les œuvres devraient être la propriété de la collectivité qui les a inspirées” 72. Les internautes ont souvent pris cette argumentation comme étendard : l’Internet met la culture à disposition de tous, pourquoi la musique devrait-elle échapper à la règle ? En tant que “bien culturel universel”, elle appartient à tous. Qu’on ne s’y méprenne pas, le trait est à peine forcé.
On répliquera à ces arguments en empruntant le point de vue des artistes eux-mêmes. Lars Ulrich, représentant le groupe Metallica au procès Napster, explique en toute simplicité que (nous traduisons) : “si vous n’avez pas suffisamment de moyens pour posséder un ordinateur, vous n’avez qu’une seule et unique possibilité de rassembler une collection musicale comparable à celle d’un utilisateur de Napster : le vol” 73. Les choses ainsi dites sont claires : le titulaire de droit d’auteur sur une œuvre jouit de prérogatives opposables à tous, tant dans le monde réel qu’immatériel. De la même manière que voler un CD en magasin est interdit, faire circuler illicitement des fichiers musicaux sur le Net l’est tout autant.
Un autre argument des utilisateurs renvoie aux valeurs retrouvées de la “communauté et du partage”, que celles-ci s’exercent dans la vie réelle ou virtuelle 74. C’est la tradition qui est cette fois appelée à la rescousse comme justificatif. Lars Ulrich toujours, y répond de façon extrêmement pragmatique, à l’aide d’un exemple simple : “partager signifie que nous retirons chacun quelque chose de l’échange. Si je partage mon sandwich avec vous, vous en avez une moitié et je dispose de l’autre” 75. Cette modeste analogie suffit à faire comprendre ce qu’une problématique comme celle engendrée par Napster a de flouant pour les auteurs et les artistes : le prêt d’un CD (le “partage” au sens du présent paragraphe) suppose de son propriétaire une dépossession matérielle de la chose pendant un certain temps, c’est-à-dire une restriction ou une perte de liberté sur son bien ; par contre, la duplication de fichiers musicaux (le “clonage” pour reprendre l’expression du rapport français sur le droit d’auteur et l’internet 76 ) permet de faire profiter un tiers de l’œuvre alors que le propriétaire du fichier musical conserve son entière mainmise sur celle-ci et n’est aucunement restreint dans son utilisation, puisqu’il dispose toujours du fichier d’origine 77 ; il n’y a donc pas de partage, puisque celui-ci suppose une certaine forme de privation. Tel est l’un des mythes de l’Internet dont on perçoit mieux, par cette illustration, le biais de raisonnement.
Nous pouvons également insister, dans la continuité de cet exemple illustrant l’illusion du partage, sur ce que les artistes ne retirent aucun bénéfice de l’échange des fichiers musicaux, si ce n’est la possibilité de voir leur nom figurer en tête des téléchargements les plus demandés, et ainsi de jouir d’une notoriété indéniable, mais qui n’est généralement qu’une confirmation de leur bonne popularité (évaluable d’après les ventes de CD, les places de concert vendues…) 78.
Une réflexion de J.Deborchgrave, datée de 1916, reste étonnamment d’actualité et nous permet de clore cette première catégorie : “ce que réclame l’auteur, ce n’est pas la libre disposition du produit créé par son travail, c’est que personne n’ait le droit de reproduire son œuvre sans son autorisation (…). Or, ce droit exclusif de reproduction, ce droit exclusif aux profits de sa conception, l’auteur n’en jouit pas indépendamment de la possession de l’objet matériel qui la renferme. Il aurait donné cet objet, il l’aurait vendu, détruit, que son droit primaire n’en serait pas diminué. Et, réciproquement, il en garderait la pleine propriété incontestée alors même que tout le monde reproduirait son œuvre et reporterait sur un autre objet matériel l’expression des mêmes pensées” 79. En vertu de son droit de reproduction, mais aussi de communication au public, l’auteur est autorisé à contrôler la destinée de son œuvre, que celle-ci soit matérielle ou virtuelle.
b. Motivations économiques – le commerce au service du droit d’auteur ?
La légitimation financière à ce stade est clairement prépondérante : soit la personne refuse de payer un produit qu’elle peut – illicitement la plupart du temps – obtenir “gratuitement” 80 , soit elle s’est investie, comme mentionné dans la précédente typologie des délinquances, dans le commerce lucratif de produits contrefaits ou pirates, que ce soit à une échelle micro-sociale ou macro-sociale 81!. Dans les deux cas, nous osons affirmer que le candidat délinquant opère par rationalisation de ses choix, et profite de la théorie des opportunités. L’on y s’attardera plus amplement, lorsque nous entamerons la partie de ce travail qui tente d’expliquer le passage à l’acte 82.
L’argument économique repose sur ce que le marché de la musique est prospère et qu’elle est omniprésente. Si la piraterie à plus ou moins grande échelle a toujours existé, l’étendue et la diversité du marché musical aujourd’hui en font une cible de choix. C’est précisément la démocratisation de l’accès à la musique, couplée avec celle des moyens technologiques rendant possibles les copies à l’identique qui expliquent, pense-t-on, l’invasion par les pirates et contrefacteurs potentiels ou avérés.
Il n’est pas aisé de répondre à l’argument économique en invoquant simplement l’interdiction légale. S’il s’agit là de la première raison qui devrait être rappelée aux candidats infracteurs, elle paraît revêtue de peu de poids dans la réalité contemporaine. Beaucoup de comportements de nos jours ne sont d’ailleurs plus motivés majoritairement par le respect ou non des prescriptions légales ; il semble que les conduites soient mues plutôt par le calcul du niveau de risques encourus que par la volonté de respecter la loi 83.
Nous pouvons déjà nous risquer à souligner, non sans une certaine ironie, que le droit d’auteur, de plus en plus perçu comme un instrument à finalité marchande 84 , voit en quelque sorte son expansion commerciale se retourner contre lui à cause de phénomènes comme la piraterie, qui entravent sa prospérité économique. Sans s’appesantir sur cet aspect du problème qui nécessiterait de plus amples développements, nous osons écrire qu’il y a là un signe, un avertissement dont l’objet est de rappeler que le droit d’auteur, s’il sert des intérêts financiers, représente avant tout la créativité et le legs culturel de la société 85. Perdre de vue cet élément, c’est oublier les racines fondatrices du droit d’auteur.
c. Piraterie et mafias – La musique, nouveau marché
Il ne fait à l’heure actuelle plus guère de doute de la connexion qui existe entre le marché de la piraterie et les organisations criminelles et mafieuses. Si l’avantage économique renseigne pour une bonne partie sur l’intérêt de la contrefaçon ou du piratage par le crime organisé, l’on tenait à dissocier celles-ci des “pirates ordinaires” ; leur logique de fonctionnement semble en effet, comme nous l’avons remarqué précédemment 86 , requérir une analyse plus spécifique.
Une illustration – parmi de nombreux autres exemples – nous est fournie par un des bulletins “Enforcement” de l’IFPI 87 : le 20 septembre 2000, des arrestations ont eu lieu au sein du gang de la Camorra par la police anti-mafieuse de Naples. L’opération a mené à la saisie d’une usine entière de CD-R, renfermant près de 120 graveurs, 15!000 jaquettes, 10!000 CD et 10!000 boîtiers. Le chef de l’organisation, également soupçonné d’être un membre à part entière d’une autre branche renommée de mafia, a été arrêté avec trois complices.
Comment comprendre ces chiffres étourdissants, qui s’ajoutent à ceux qui ont rapportés précédemment ? Pour les organisations mafieuses, le marché du disque est alléchant : les contrefaçons sont faciles à produire, leur écoulement est rapide (les points de vente sont multiples), et surtout, l’activité est extrêmement lucrative tout en restant moins visible que certaines autres activités illicites, le trafic de drogue en tête. Les instances douanières – de même que les organismes de répression en général – sont au fait de ce dernier et sur leurs gardes ; elles s’éveillent à peine au commerce de produits illicites. Il faut ajouter, à décharge de ces organismes, que certaines contrefaçons requièrent une attention minutieuse pour être décelées. Et si le phénomène n’est pas nouveau, il atteint avec les avancées technologiques et les moyens actuels son paroxysme ; il semble d’ailleurs ressortir des entretiens que le commerce de la contrefaçon ait supplanté celui de la drogue 88.
A titre d’illustration 89 , on peut signaler que les États connus pour être concernés par la piraterie liée à la mafia sont essentiellement les pays de l’ex-bloc de l’Est (Russie, Lettonie…) et d’Europe centrale (Bulgarie, Tchèquie, Pologne, Roumanie…), tant pour la production que l’écoulement des contrefaçons et produits pirates. L’Asie représente un marché prépondérant, essentiellement pour la production (Philippines, Thaïlande, Chine…), de même que l’Amérique du Sud (Mexique, Paraguay, Brésil). L’Europe occidentale est également concernée par la production de produits illicites liée à des organisations criminelles ou mafieuses (Espagne, Italie, Grèce, Pays-Bas…), mais paraît plutôt représenter, comme l’Amérique du Nord (Canada inclus), un marché d’écoulement des produits.
On remarque sans difficulté que le phénomène est incontestablement international. L’ouverture des frontières (notamment au sein de l’Union européenne) ne facilite certes pas la répression et les contrôles, mais l’on peut penser que les remous de l’actualité et l’harmonisation progressive des législations mèneront à une meilleure conscientisation des intervenants sur le terrain.
Lire le mémoire complet ==> (Piratage et contrefaçon : Approche socio-criminologique des violations au droit d’auteur et aux droits voisins en matière musicale)
Travail de fin d’études en vue de l’obtention du diplôme de licencié en criminologie
Université de Liège – Faculté de Droit – École de Criminologie Jean Constant

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