L’assimilation du risque de développement scientifique au cas fortuit

C. L’assimilation du risque de développement au cas fortuit
Comme nous l’avons déjà signalé dans le chapitre précédent, en droit français466 et québécois, le cas fortuit est assimilé à une force majeure. Néanmoins, si dans la pratique, les deux expressions recouvrent la même réalité467, d’après un auteur français, la théorie du risque de développement serait un prolongement du cas fortuit468.
Un auteur brésilien prétend que le risque de développement serait un cas « fortuit interne »469, c’est-à-dire que même s’il est imprévisible, il serait inhérent au produit et donc il représenterait un risque découlant de l’activité du fabricant470.
À notre avis, le risque de développement est une défense autonome, même si le caractère imprévisible du risque le rapproche du concept de cas fortuit. Lorsqu’on analyse l’imprévisibilité de l’événement pour savoir s’il constitue un cas de force majeure, la jurisprudence fait appel à la notion de « la personne raisonnablement prudente et diligente » placée dans les mêmes circonstances que celles du débiteur471.
Cela signifie qu’on tiendra compte de ses caractéristiques, et que le test suit le critère objectif. En outre, la force majeure exige la preuve du caractère extérieur de l’événement, qui diffère du risque de développement. À l’égard de celui-ci, le défaut est intrinsèque au produit.

466 Philippe Le Tourneau affirme que « la force majeure (vis maxima) serait toujours insurmontable, tandis que le cas fortuit (fors) serait essentiellement imprévisible ». L’auteur ajoute la jurisprudence qui a assimilé les expressions, exigeant la présence de ces deux caractères – l’insurmontable et l’imprévisible – pour configurer une cause d’exonération. Pourtant, il souligne que l’introduction dans le droit français du « risque de développement » aurait pu activer la notion de cas fortuit , néanmoins on favorise toujours l’expression « force majeure ». Philippe Le TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des contrats, Paris, Dalloz, 2008, p. 541.

467 Jean-Louis BAUDOUIN et Pierre-Gabriel JOBIN, Les obligations, 6e. éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2005, p. 938.
468 P. OUDOT, préc., note 378, p. 105-125.
469 Sergio CAVALIERI FILHO, Programa de responsabilidade civil, São Paulo, Editora Malheiros, p. 438.
470 Id. L’auteur, basé sur ce raisonnement, défend que le risque de développement ne doive pas exclure la responsabilité du fabricant.
471 J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, préc., note 140, p. 939-940.
Par ailleurs, en ce qui a trait au risque de développement, l’imprévisibilité découle de l’état des connaissances, qui sont analysées de manière objective. On considère les connaissances scientifiques et techniques disponibles à l’échelle mondiale et non celles d’un fabricant en particulier. Le critère est donc beaucoup plus rigoureux. Entre autres, le défaut ou le risque doit être inhérent au produit, c’est-à-dire qu’il doit avoir existé lorsque celui-ci a été mis en marché. Il nous semble donc que malgré les ressemblances présentées par le risque de développement et la force majeure, le premier ne peut être assimilé au deuxième, comme il en a été pour le cas fortuit, étant donné ses caractères particuliers.
D. Les arguments qui soutiennent l’adoption ou le refus du risque de développement
La défense du risque de développement suscite la polémique, puisqu’elle met en jeu des intérêts opposés. D’un côté, il y a les fabricants, qui veulent diminuer le fardeau de leur responsabilité, et de l’autre, les consommateurs, qui désirent obtenir une protection maximale à leur santé et à leur sécurité.
Comme nous le verrons, les arguments qui soutiennent l’une ou l’autre des positions sont plus économiques que juridiques.
1. La non-responsabilité pour le risque de développement : l’approche économique
Le principal argument des fabricants qui prônent l’exonération de leur responsabilité pour les risques de développement est que l’imposition d’une telle responsabilité menacerait le progrès scientifique et technique en raison des coûts qu’elle entraînerait. Ces coûts seraient liés non seulement aux recherches, mais également aux assurances.
Chez les fabricants, l’industrie pharmaceutique est une grande partisane de cette défense. Malgré leur noble objectif de promouvoir le traitement et la guérison des maladies, nous ne devons pas oublier que les laboratoires sont des entreprises à but lucratif qui investissent des milliards de dollars en recherche et développement472, et ce dans le but d’étendre leurs activités et, par conséquent, leurs profits.
Selon l’industrie pharmaceutique, l’exclusion de cette défense, au lieu de protéger, serait nocive à long terme pour les consommateurs, surtout en ce qui a trait aux produits de haute technologie comme les médicaments. L’industrie prétend en effet que les laboratoires s’abstiendraient de développer et de commercialiser un nouveau médicament, de crainte qu’à l’avenir, les connaissances scientifiques déterminent que celui-ci n’était pas à l’époque aussi sûr qu’on le pensait. Qui plus est, cela pourrait affecter surtout les personnes soumises à des maladies rares et importantes.
Un deuxième enjeu économique signalé par les fabricants concerne les assurances. Étant donné le caractère indécelable et imprévisible du risque, les assureurs se disent dans l’impossibilité de fixer une prime. Ils auraient ainsi tendance à l’exclure de la couverture473. Une telle exclusion cause de l’inquiétude dans les laboratoires, puisque lorsqu’un médicament présente un défaut et cause un dommage, des dizaines, des centaines, voire même des milliers de personnes peuvent être affectées. Par conséquent, le coût des indemnisations est alors proportionnel aux préjudices, ce qui représente un fardeau économique très lourd.

472 Une étude menée par des chercheurs du York University, à Toronto, a conclu qu’en 2004, les laboratoires américains ont dépensé davantage en publicité qu’en recherche. Selon les chercheurs, 24,4 % de l’argent des ventes aurait été versé en publicité, contre 13,4 % investi en recherche et développement. L’étude indique encore que pour l’année 2004, les ventes internes ont atteint la valeur de 235.4 milliards US $. Marc-André GAGNON et Joel LEXCHIN, The Cost of Pushing Pills: A New Estimate of Pharmaceutical Promotion Expenditures in the United States, dans Plos Medicine, 2008. Site [En ligne] http://www.plosmedicine.org/article/info:doi/10.1371/journal.pmed.0050001 (Page consultée le 13 juillet 2009).

473 Fondazione Rosselli, préc., note 417.
2. Le refus du risque de développement : l’approche axée sur une protection maximale du consommateur
Ceux qui prônent la défense des consommateurs soutiennent que si le fardeau économique du risque de développement est lourd pour les fabricants, il se présente de manière encore plus exigeante pour le consommateur, qui est clairement la partie économiquement et techniquement la plus faible. En outre, ces risques font partie de l’activité exploitée par le fabricant, qui est récompensé par les profits réalisés.
Un auteur brésilien474 affirme qu’exclure la responsabilité du fabricant pour les risques de développement dans le but d’assurer le développement scientifique serait accepter de financer le progrès au détriment des consommateurs, ce qui représenterait un net recul au plan de la responsabilité civile. De plus, cet auteur remarque que la responsabilité objective visant la socialisation du risque, c’est-à-dire que les dommages constituent un fardeau pour toute la société, c’est à elle de bénéficier du progrès scientifique et technologique. Pour les partisans de cette théorie, la responsabilité des risques de développement ne signifie pas que les fabricants seront tenus de supporter seuls les coûts de sa responsabilité, car en réalité, ils auront la possibilité de partager ce fardeau avec les consommateurs par le biais de l’augmentation du prix du produit.
Un outre auteur remarque que l’ordre juridique accorde plus d’importance à la sécurité du destinataire final du produit qu’à la liberté commerciale. Même si cette dernière exerce un rôle important dans la société, le droit doit lui imposer certaines limitations475. Des auteurs français, pour leur part, contestent les arguments des fabricants, en affirmant qu’une éventuelle perte économique serait récompensée à long terme, car « les produits se vendent d’autant plus facilement qu’ils sont réputés plus sûrs ; et ils sont réputés plus sûrs s’ils sont fabriqués dans un pays » qui impose une responsabilité plus lourde aux fabricants476.
3. L’acceptation ou le refus de la défense du risque de développement entraîne-t- il des conséquences économiques ?
Malgré les arguments invoqués ci-dessus par les fabricants et les défenseurs des consommateurs, aucune opinion n’est pour le moment confirmée. En nous basant sur les études réalisées à la demande de la Commission européenne477 afin de constater les effets de l’adoption de certaines défenses dans les États membres, nous avons constaté qu’il n’y a pas encore de données réelles capables de confirmer l’impact négatif ou positif de l’acceptation de la responsabilité pour le risque de développement.
Par ailleurs, si on transpose le débat au domaine pharmaceutique, d’après nous, deux éléments exercent présentement une influence directe dans l’évaluation de l’impact de l’adoption ou du refus du risque de développement. Premièrement, considérant que cette défense est relativement récente, il est encore difficile d’évaluer les effets réels de ces risques, malgré la quantité importante de médicaments qui est consommée. Comme cela a été constaté dans le cadre de la communauté européenne, l’absence de données concernant les accidents de consommation contribue à aggraver la tâche, car il y a moins d’éléments disponibles pour évaluer l’impact du risque de développement.
Deuxièmement, il ne s’avère pas nécessairement facile à prouver que le défaut découle d’un risque de développement. Le fabricant doit démontrer l’impossibilité objective de dévoiler le défaut à l’époque de sa fabrication ou de sa mise en marché. Il faut prouver que même le fabricant ayant le niveau le plus élevé de connaissances dans l’échelle mondiale ne pouvait prévoir le défaut, ou alors que les connaissances ne lui étaient pas accessibles.
Il nous semble toutefois clair que jusqu’à maintenant ce sont des raisons de politique économique qui amènent les législateurs à adopter ou non la défense du risque de développement. En fait, il doit opter entre la protection absolue du consommateur ou la protection du marché. Il s’agit donc d’une question essentiellement d’affaires.

476 Jean CALAY-AULOY et Frank STEINMETZ, Droit de la consommation, Paris, 2000, p. 320.

477 Supra, notes 397,401, 407,415-417.
Lire le mémoire complet ==> (La responsabilité civile de l’industrie pharmaceutique : le risque de développement)
Étude comparative des droits brésilien et québécois
Mémoire présenté à la Faculté de droit en vue de l’obtention du grade de Maîtrise en droit (LL.M.)
Université de Montréal – Faculté des études supérieures et postdoctorales

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