Activation du réseau personnel et difficultés de recrutement
3.1.4. Activation du réseau personnel et difficultés de recrutement dans le cas du BTP
Antoine Tomasi a mené en 199160 une enquête auprès des employeurs du BTP du pays aixois, à propos de la même question, les difficultés de recrutement.
Il constate que ces employeurs, qui recrutent principalement par leurs réseaux de relations personnelles, rencontrent des difficultés de recrutement alors même qu’une main d’œuvre correspondant à leurs attentes « objectives » existe sur le bassin aixois d’après les informations données par l’agence locale de l’ANPE.
Il note ainsi que ces réseaux personnels « ont un mérite primordial du point de vue des entrepreneurs rencontrés durant l’enquête de terrain.
Ils constituent un garant relativement fiable du rapport de confiance qu’ils doivent tisser avec leur futur salarié, dans la mesure où ils engagent (ne serait-ce que partiellement) la responsabilité de l’intermédiaire à qui l’employeur s’est adressé ».
En d’autres termes, l’information fournie par l’intermédiaire (un autre employeur du BTP dans la plupart des cas) a un sens pour l’employeur, non par son contenu objectif, mais parce qu’elle lui arrive à travers un canal signifiant quelque chose pour lui.
Tomasi émet ensuite une hypothèse sur les difficultés de recrutement que rencontrent ces employeurs, qui pourraient provenir d’un « malaise » vis à vis des réseaux habituellement sollicités.
On peut tenter de poursuivre plus loin cette idée. Tout se passe en fait comme si les difficultés de ces employeurs du BTP aixois provenaient de l’abandon – pendant une période assez longue – d’une pratique antérieure de sollicitation régulière de leur réseau d’accès à la main d’œuvre.
Ils auraient en quelque sorte « perdu » l’habitude de se contacter mutuellement les uns les autres quand ils étaient en phase de recherche de personnel, pendant en particulier le creux de conjoncture de la période 1986-1988.
Or on peut estimer pertinente l’hypothèse qu’un réseau relationnel doit être entretenu et ne fonctionne correctement que s’il est régulièrement activé. C’est le fait même de le solliciter qui le fait exister : tout d’abord, il s’agit de le solliciter régulièrement car l’activation d’un réseau a une durée de vie limitée dans le temps.
Et ensuite, il s’agit que celui-ci permette une concrétisation, fournisse des résultats positifs (que le candidat obtenu par ce canal se révèle à l’usage satisfaire l’employeur qui recrute) sous peine d’être disqualifié ou de tomber en désuétude.
Seules ces conditions permettent l’instauration de pratiques sociales interindividuelles ayant un minimum de stabilité, et de ce fait économes d’énergie et de temps (coûts d’organisation dans la recherche de personnel), et garantissant la confiance nécessaire dans ce type d’échanges relationnels, même si ces pratiques peuvent être par ailleurs relativement volatiles.
D’où l’apparition d’une difficulté pour ces employeurs : si l’ensemble ou la majeure partie de ces employeurs, en cessant de recruter, cessent de rencontrer réellement, voire de tester à l’occasion d’un chantier61, des personnes susceptibles de travailler avec eux, le « filon » a toutes les chances de se tarir au bout d’un certain temps.
Et lorsqu’un employeur en contacte un autre, celui qui est contacté n’a plus personne sous la main, présent à l’esprit, pour répondre positivement, et ainsi de suite.
Les « capteurs » sont toujours en place, mais il n’y a plus d’information à capter. Le vivier de « salariés potentiels »62 s’est retrouvé hors des circuits, en tout cas hors d’accès rapide quand la conjoncture vient à se retourner, générant ainsi des « tensions » exprimées par les employeurs.
Ainsi, tout s’est passé comme si, ayant arrêté de recruter pendant un certain temps, les employeurs du BTP se retrouvaient à activer des réseaux qui ne répondent plus, et qui nécessiteront du temps pour se reconstituer (ce qui n’est d’ailleurs pas garanti), plus en tout cas que ne l’impose une réaction rapide à un retournement de conjoncture de l’activité du BTP au niveau local.
60 TOMASI A., 1991, Problème d’emploi dans le bâtiment en pays aixois, L. E. S. T., décembre, 68p.
61 C’est la question de l’appréciation de leur « valeur » (leur « qualification » ?). Comme le suggère V. Henguelle (1994), lorsqu’une personne effectue un CDD chez un employeur, le lien avec celui-ci n’est pas rompu pour autant après la fin de ce CDD, et les employeurs entretiennent ainsi un contact avec des salariés potentiels. Et si ceux-ci ont pu travailler auparavant lors de petites périodes d’un à deux mois par ex., les employeurs qui les ont recrutés les ont « testés » en quelque sorte et peuvent donc fournir un avis autorisé et donner du sens à leur réponse, en tout cas pour un autre employeur du BTP, déjà connu d’eux, inséré dans les mêmes réseaux, croisé sur des chantiers, etc.
62 Qu’on peut interpréter sous forme d’une chaîne relationnelle, au sens ou même si un demandeur d’emploi habituellement sollicité, car apprécié, ne répond plus présent, il peut indiquer une autre personne, etc. Les relations ne se limitent pas aux seuls autres employeurs ; bien sûr, dans ce cas, on peut estimer que le nombre de médiateurs est forcément limité, car très vite l’aspect « signifiant » du message se dilue, l’information fournie perd de son « sens », et la recherche n’aboutit pas en fin de compte.
L’important, le phénomène premier ici ne serait pas les acteurs en eux mêmes avec leurs caractéristiques objectives, mais les relations qu’ils nouent entre eux, comme le suggèrent les travaux de Gambier (1978) : « Le salarié ressent les contraintes du système productif à travers les structures avec lesquelles il entre en relation : sa connaissance concrète est de ce point de vue spatialement limitée.
De la même façon, l’entreprise entre en relation avec un nombre d’agents réduit que ce soit en ce qui concerne la concurrence salariale ou à travers les procédures de recrutement. Les relations concrètes entre agents ou imposées à eux, du point de vue du travail, ont une intensité qui décroît avec la distance ».