Désinstitutionnalisation de la notion de qualité de la Cour des comptes

Désinstitutionnalisation de la notion de qualité de la Cour des comptes

II. La caractérisation du changement

La caractérisation du changement de la politique qualité de la Cour des comptes est développée selon l’approche « structurationniste » de Greenwood et al. (2002). Découpé en six étapes, le changement institutionnel suit le déroulement présenté dans le schéma suivant :

Schéma 43 : Les étapes du changement institutionnel selon l’approche « structurationniste » de Greenwood et al. (2002)

La première étape se produit lorsqu’un événement déstabilise les pratiques établies qu’il soit d’ordre technologique, social ou régulateur (Powell, 1993). Ce changement entraîne le début de la deuxième étape, la désinstitutionnalisation avec l’apparition de nouveaux acteurs ou la prise d’ascendance d’acteurs déjà présents (DiMaggio, 1988).

L’entrée dans le « jeu » de nouveaux acteurs précipite la désinstitutionnalisation du champ organisationnel établi (Greenwood et al., 2002, p. 60) et introduit ainsi l’ouverture d’un champ du possible pour le changement. Ces deux premières étapes constituent une phase que l’on pourrait qualifier de phase préparatoire.

La troisième étape, la pré-institutionnalisation, également évoquée par Tolbert et Zucker (1996), consiste, pour l’organisation, à concevoir des innovations ou des solutions techniques viables qui pourront constituer la base du changement. La quatrième étape, la théorisation est fondamentale pour pouvoir atteindre la complète institutionnalisation du changement. Il s’agit du développement et de la spécification d’une chaîne de cause à effet comme une chaîne documentaire par exemple. Tolbert et Zuker (1996, p. 183) suggèrent que la théorisation nécessite deux points majeurs : la spécification d’un nouveau contexte organisationnel et la justification de la solution technique développée en étape trois afin de montrer l’existence d’une légitimité normative ou pragmatique211.

La théorisation réussie permet d’atteindre l’étape cinq, la diffusion qui nécessite une objectivation, c’est-à-dire la création d’un consensus autour de la nouvelle technique pour que la diffusion au sein de l’organisation soit réalisable. Les deux étapes de théorisation et de diffusion constituent la phase de semi-institutionnalisation de Tolbert et Zucker (1996).

Le passage à la dernière étape, la ré-institutionnalisation212 (ou institutionnalisation complète selon Tolbert et Zucker, 1996) est possible lorsque l’adoption du changement procure une légitimité cognitive. La légitimité cognitive est atteinte lorsque le changement est reconnu comme approprié, interprétable, compréhensible et cohérent pour l’environnement interne et externe de l’organisation (Suchman, 1995). Cette dernière étape permet au changement d’être accepté sans critique (Tolbert et Zucker, 1996, p. 184).

L’adaptation du modèle de caractérisation du changement selon une approche institutionnelle dynamique et « structurationniste » au cas de la Cour des comptes consiste à repositionner au sein de cette approche les trois phases temporelles utilisées dans la section 2.

211 Définie comme une congruence entre les valeurs sociales associées avec les activités organisationnelle et les normes comportementales d’un système social large (Dowling et Pfeffer, 1975 cité dans Suchman, 1995, p. 573) la légitimité est développée dans l’étude référence de Suchman (1995). Elle peut prendre trois formes : pragmatique, morale ou cognitive. La légitimité pragmatique est une légitimé basée sur l’influence car elle implique des échanges directs entre l’organisation et son audience. La légitimité morale est davantage fondée sur un jugement reflétant les croyances sociales de l’organisation selon un système de valeur construit. La légitimité cognitive n’est plus fondée sur la notion d’intérêt ou d’évaluation mais plutôt sur l’importance de la compréhensibilité et de la cohérence. Ces différentes approches de la légitimité sont développées dans la partie II de cette section 3 du chapitre 4.

212 L’institutionnalisation est à la fois « un processus phénoménologique par lequel certaines relations sociales et actions deviennent évidentes » et un état de chose dans lequel des connaissances partagées deviennent évidentes » et un état de chose dans lequel des connaissances partagées définissent « ce qui a du sens et les actions qui sont possibles » (Zucker 1983).

II. 1) La préparation du premier exercice de certification, une place marginale de la politique qualité – la désinstitutionnalisation de la notion de qualité

La première phase temporelle de l’étude de cas correspond aux deux premières étapes de l’approche de Greenwood et al. (2002) présenté dans le Schéma 43 : Les étapes du changement institutionnel selon l’approche « structurationniste » de Greenwood et al. (2002).

En effet, la LOLF en 2001 crée le premier stade de l’étape d’événement perturbateur en instituant la mission de certification des comptes de l’État pour la Cour des comptes et par la suite le choix de la Cour de se conformer aux normes internationales d’audit crée l’obligation pour l’institution de mettre en œuvre un système de contrôle et d’assurance qualité comme prévu dans la norme ISQC1. Cette première étape a donc lieu avant la première phase d’étude débutant en 2006, la préparation du premier exercice de certification.

L’étape de désinstitutionnalisation213 se déroule durant la phase étudiée, elle consiste selon Greenwood et al. (2002) à l’apparition de nouveaux acteurs et également au bouleversement de l’ordre social par l’introduction de nouvelles idées créant une ouverture pour le changement.

La mission de certification implique le bouleversement de l’ordre social et remet en question pour la Cour sa conception de la qualité car les recommandations du référentiel normatif international d’audit nécessite la mise en place de procédures et de mécanismes spécifiques à l’audit financier comme les différentes étapes des revues des travaux ou encore la réalisation d’un suivi du contrôle qualité.

Les mécanismes traditionnels de la qualité pour la Cour, la contradiction, la collégialité, le rôle du Parquet, s’ils peuvent être réintégrés dans la politique qualité dédiée à la certification, voient tout de même leur rôle bouleversé car ils doivent intégrer une politique qualité plus vaste.

Les nouveaux acteurs qui interviennent alors suite à l’émergence d’un événement perturbateur sont principalement des acteurs normatifs, l’organisme régulateur en termes de normes internationales d’audit, l’IFAC et ses normes ISAs comme le présente le cadre de la politique qualité de la Cour développé dans le chapitre 2. Un des acteurs de l’environnement de la Cour des comptes voit son rôle évoluer et prendre de l’ascendance comme le prévoit Greenwood et al. (2002). Il s’agit des institutions supérieures de contrôle précurseurs, ayant déjà réalisé un audit financier des comptes publics.

Elles sont ainsi des exemples pour la Cour qui étudie leurs pratiques avant de définir sa propre méthodologie. À ce stade du changement institutionnel présenté par Greenwood et al. (2002) on ne constate pas encore de changement concernant les outils et les procédures de la politique qualité de la Cour. Comme le montre la section 2 du chapitre 4, la place de la qualité est encore marginale dans la documentation et la méthodologie. Il s’agit donc d’une phase de préparation au changement.

213 La désinstitutionnalisation peut également être entendue au sens donné notamment par Oliver (1992) qui définit cette notion comme un processus par lequel la légitimité établi est érodée et plus spécifiquement comme la « délégitimation » d’une pratique ou procédure établie résultant d’un nouveau challenge organisationnel ou de l’échec de l’organisation à reproduire la légitimité acquise (p. 564).

Pour approfondir la définition cette phase temporelle de l’étude dans le processus global de changement institutionnel, Townley (2002) préconise d’étudier la nature de la rationalité214 accordée à l’objet étudié. A ce stade de la désinstitutionnalisation, la rationalité accordée à la politique qualité de la Cour peut être rapprochée de la rationalité substantielle de Townley (2002, p. 165) qui attribue à cette typologie de la rationalité donnée à l’objet étudié la volonté de toujours faire référence aux valeurs du passé (les mécanismes traditionnels de la Cour et sa vision de la qualité).

La politique qualité pour la Cour ne peut donc pas afficher pour le moment sa rationalité propre ce qui explique sa place marginale à ce stade de l’étude.

II. 2) La première campagne de certification : un déploiement détaillé de la politique qualité mais un déficit de structuration et de prise en compte – la pré-institutionnalisation

La deuxième phase temporelle de notre étude correspond à l’étape de pré-institutionnalisation consistant au choix de solutions techniques viables. Suite au premier exercice de certification, la Cour des comptes a défini ce qui composait sa politique qualité et l’a détaillé et formalisé notamment dans son guide de la certification comme le détaille la section 2 du chapitre 4.

Cette phase s’arrête à l’étape de pré-institutionnalisation et ne se propage pas jusqu’à l’étape de théorisation, car l’étude des documents retranscrivant cette politique qualité a montré un déficit de structuration et un déséquilibre entre la mise en œuvre de solutions techniques pour le contrôle qualité et pour l’assurance qualité. Ces deux points permettent de conclure à l’absence de justification de la politique qualité de la Cour et de légitimité nécessaire pour atteindre l’étape de théorisation du changement institutionnel.

214 Depuis Scott (1995), il y a une reconnaissance du lien entre le processus institutionnel et le rôle de la rationalité. La rationalité, vue comme un processus universel historique impliquant l’émancipation de la tradition par Townley (2002, p. 164) permet de défendre un ensemble de valeurs et d’actions. La reconnaissance de l’existence de multiples rationalités a fait émerger une question touchant la dimension de la rationalité. Selon les ensembles de valeurs ou les actions étudiés, quelle dimension de la rationalité est nécessaire pour permettre le changement ? La définition de la dimension de la rationalité donnée à l’objet étudié permet donc d’apporter des éléments de réponse pour l’étude du changement.

La rationalité est alors plus proche de la rationalité pratique développée par Townley (2002) qui consistent à donner à l’objet étudié une rationalité permettant de gérer au quotidien et épisodiquement les problèmes rencontrés lors du changement. L’objectif avec une rationalité pratique est de guider l’action pour le changement vers une routine quotidienne permettant une gestion des difficultés pratiques immédiates.

S’il est possible de caractériser cette phase temporelle comme une étape du changement institutionnel, il est également possible de la caractériser selon une typologie de réponses aux tensions créées par l’introduction de cette nouvelle mission de certification et plus précisément par l’introduction de nouvelles recommandations normatives. Étudiant les différentes réponses possibles d’une organisation à l’apparition d’une réforme sous une perspective institutionnelle, Hernes (2005) identifie quatre modes de réponse possibles : la paralysie, de découplage ritualiste, le couplage perdant (loose coupling) et l’adaptation organique215.

La seconde phase temporelle de l’étude de cas ou la pré-institutionnalisation du changement est en fait une réponse de la Cour des comptes à la nécessité de mettre en place une politique qualité, une réponse caractérisée par un loose coupling216. Cela consiste à résister pour une partie au changement imposé en sous optimisant la performance possible de l’organisation à répondre ou à s’adapter au changement (Hernes, 1995).

La Cour des comptes a en effet, comme souligné en section 2, mis en place des outils et procédures pour la qualité mais la politique qualité manque de structuration et présente des déséquilibres. Ce type de réponse au changement implique ainsi un couplage ou une connexion floue et un peu décousue entre les différentes pratiques mises en œuvre. Selon Dambrin et al. (2007), le loose coupling apparaît lorsque le changement débute sa phase d’internalisation.

215 La paralysie correspond à l’incapacité de réaliser une action ou d’implanter de nouvelles procédures. Un découplage ritualiste est réalisé lorsque les actions réalisées simplement pour obtenir une légitimité sont distinguées des pratiques opérationnelles de l’organisation. L’adaptation organique a lieu lorsque les pratiques et l’organisation sont caractérisées par une coordination informelle, la discrétion et acceptent l’improvisation et le changement (Hernes, 1995).

216 Il n’est pas possible de parler de paralysie à ce stade car cela nécessite alors une incapacité totale à mettre en place des actions ou à implémenter de nouvelles procédures (Hernes, 2005, p. 10) ce qui n’est pas le cas pour la Cour qui a déjà mis en œuvre et décliné dans un guide une partie de sa politique qualité. L’étape de désinstitutionnalisation n’est également pas caractérisée par un découplage ritualiste définit par Meyer et Rowan (1977).

On constate un découplage entre les pratiques ritualisées (dans le but d’accéder à une légitimité) et les pratiques opérationnelles lorsque cela crée une sorte de double vie pour l’organisation. En fait, l’adoption de structures formelles institutionnalisées peut survenir indépendamment de l’existence de problème de coordination et de contrôles spécifiques immédiats, ce qui explique alors un découplage entre les pratiques légitimées à l’extérieur et les pratiques opérationnelles (Meyer et Rowan, 1977).

Cette situation ne semble pas transposable à la Cour des comptes qui a un réel problème de contrôle, l’adoption du référentiel international d’audit imposant la mise en place de contrôles non existants au sein de la Cour. De plus, le découplage correspond au fait que les structures formelles affichées ont une fonction de « vitrine symbolique » (Carruthers, 1995) qui n’induit pas forcément des pratiques effectives et complètement cohérentes avec cet affichage. Pour le cas de la Cour des comptes, il n’a pas été constaté l’existence de pratiques « vitrine » ou de pratiques (outils et procédure de la qualité) non cohérentes avec les préconisations des normes d’audit.

II. 3) La deuxième campagne de certification : une adaptation et une appropriation de la politique qualité – la théorisation de la qualité

Cette dernière phase temporelle de l’étude de cas est celle de la théorisation selon l’approche de Greenwood et al. (2002). En effet, l’étude de la documentation, des entretiens et des pratiques présentée en section 2 a montré une évolution de la politique qualité de la Cour vers une adaptation plus importante à l’institution et ainsi vers une appropriation de cette politique par la Cour. Les solutions techniques proposées dans l’étape de pré-institutionnalisation acquièrent ainsi une justification, légitimité morale qui permet de passer à l’étape de la théorisation.

Toujours en évolution, la rationalité accordée à l’évolution de la politique qualité devient théorique (Townley, 2002) car le changement de la politique qualité est davantage fonction d’une construction plus précise de concepts abstraits reliés par les liens de causalité. Cette rationalité permet de définir clairement l’ensemble des connaissances théoriques liées à la politique qualité de la Cour et semble bien correspondre avec l’étape de théorisation dans le processus de changement institutionnel.

A ce stade du changement institutionnel, la réponse de la Cour des comptes à l’introduction d’une nouvelle mission, la certification, et donc de nouvelles pratiques concernant la qualité, se rapproche de l’adaptation mécanique développée par Hernes (1995). L’adaptation mécanique représente un premier pas vers l’adaptation organique car il s’agit alors de mettre en place des règles formelles, une hiérarchie, des routines et une stabilité dans le changement en cours.

L’adaptation organique est formalisée lorsque les pratiques sont complètement coordonnées et de façon informelle en laissant place à la discrétion, à l’improvisation et à de nouveaux changements (Burns et Stalker, 1961). L’étude de la documentation, des pratiques et de la perception des acteurs révèle une stabilisation de la politique qualité pour la Cour des comptes ainsi qu’une meilleure définition des rôles et des responsabilités (hiérarchie) permettant de caractériser l’adaptation mécanique.

L’adaptation organique, même si elle est abordée notamment lors des entretiens qui révèlent une évolution de la perception de la qualité vers de nouveaux enjeux, n’est pas encore effective et pourrait alors prendre place lors des dernières étapes du changement institutionnel de Greenwood et al. (2002) non encore approchées par la Cour, la diffusion et la ré-institutionnalisation.

À cette étape du changement, il est possible de qualifier le changement subit par la politique qualité tout au long des trois phases étudiées selon deux principales typologies. La première oppose le changement évolutionnaire au changement révolutionnaire (Greenwood et Hinings, 1996).

Le changement évolutionnaire (qui corrobore notre approche évolutionniste du changement présenté en introduction de la section 3) se réalise lentement et graduellement alors que le changement révolutionnaire affecte toutes les composantes d’une organisation simultanément (Greenwood et Hinings, 1996). Ce qui distingue également le changement évolutionnaire du changement révolutionnaire est l’échelle d’ajustement (McNulty et Ferlie, 2004).

Le changement évolutionnaire, illustré par le cas de la politique qualité de la Cour, est ainsi caractérisé par une progression lente et graduelle privilégiant l’ajustement à l’organisation (le cas de la définition du rôle du Parquet général est une illustration de l’ajustement de la politique qualité de la Cour à l’institution). La qualification du changement s’établit ensuite selon l’opposition entre changement radical et changement convergeant (Greenwoog et Hinings, 1996).

Alors que le changement radical s’opérationnalise lorsqu’une organisation abandonne une procédure par exemple pour en adopter une autre, le changement convergent réside dans la modification de plusieurs paramètres de cette procédure.

Le changement de la politique qualité de la Cour peut ainsi être rapproché d’un mode convergent puisque le contrôle qualité et l’assurance qualité pour l’audit financier intègrent des paramètres déjà présents au sein de l’institution comme la collégialité ou la contradiction. Même si le processus de changement institutionnel représenté par les différentes étapes le constituant est moins visible lorsqu’il est évolutif, il modifie fortement à terme les rôles et la bureaucratie au sein de l’organisation (Caccia et Steccolini, 2006).

Pour conclure sur la caractérisation du changement de la politique qualité de la Cour, le schéma suivant illustre l’avancée de la politique qualité de la Cour des comptes dans les étapes du changement institutionnel en mettant en avant en noir les étapes franchies.

Schéma 44 : Les étapes du changement institutionnel selon l’approche institutionnelle « structurationniste » adapté au cas de la politique qualité de la Cour des comptes

Source : Schéma adapté et traduit de Greenwood et al. (2002, p. 60)

Concernant le rôle de la rationalité accordé à la politique qualité de la Cour, celui-ci a évolué tout au long des trois phases étudiées en passant d’une nature substantielle, à une nature pratique puis à une nature théorique, permettant une définition claire des concepts (outils, procédures, rôles, responsabilités) ayant traits à la politique qualité de la Cour217.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
La politique qualité de la certification des comptes publics
Université 🏫: Université de Poitiers - Ecole doctorale sociétés et organisations
Auteur·trice·s 🎓:
Marine Portal

Marine Portal
Année de soutenance 📅: Thèse présentée et soutenue publiquement à la Cour des comptes - en vue du Doctorat des Sciences de Gestion - 4 décembre 2009
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