Les limites de la stratégie de l’enracinement local

Les limites de la stratégie de l’enracinement local

2. Les limites de l’enracinement local

La formule du cercle de paroisse a permis dans un premier temps une rapide expansion de la société. Toutefois, malgré les prérogatives confiées aux cercles, les membres assistent peu aux réunions et la majorité ne pourvoit pas au recrutement de nouveaux membres. L’essoufflement de la croissance de la société (l’Alliance nationale) au tournant des années 1910 indique que la stratégie d’enracinement local a atteint ses limites.

2.1 Une participation ténue

Le déclin des cercles se fait surtout sentir après 1906. Du moins, c’est ce que la revue semble indiquer. Les articles visant à attirer les membres aux réunions, à leur rappeler leurs devoirs, tout comme ceux qui invitent les dirigeants des cercles à rendre leurs réunions plus intéressantes, sont beaucoup plus fréquents à partir de ce moment6. En 1909, devant le désintérêt des membres qui semble se généraliser, le Bureau exécutif émet même un avis de motion visant à circonscrire la durée des réunions.

Les assemblées devront commencer à 8:05 précises. Il doit y avoir 7 membres dans la salle pour avoir quorum. Les assemblées devront se terminer à 9:45 précises. À 9:30, le commissaire ordonnateur devra prévenir les officiers et les membres qu’il ne reste que 15 minutes.

Un orateur pourra parler une première fois plus de 5 minutes sur une question. Il ne pourra reprendre la parole que lorsque tous ceux qui voulaient parler sur le sujet l’auront fait. Toutefois, il ne pourra pas parler plus de 2 minutes lors de la deuxième intervention sur le même sujet. Personne de pourra parler plus de 2 fois sur la même question sans en avoir obtenu l’assentiment de l’assemblée. «Les officiers en charge devront exécuter leur travail avec autant de célérité que possible.

Avant de les déposer sur la table, ils communiqueront à l’assemblée les documents qu’ils auront en leur possession, intégralement, quant aux parties essentielles, mais aussi brièvement et succinctement que possible quant aux parties non essentielles. 7

En dépit des diverses initiatives visant à écourter les réunions et à les rendre intéressantes, les membres n’y assistent pas davantage. En 1915, la revue rapporte que des membres du Bureau exécutif ont rendu visite à plusieurs cercles au cours du mois de janvier8. Ils sont satisfaits des rapports, ce qui démontre que les dirigeants et les membres ont conservé leur confiance en l’administration de la société.

Toutefois, ils remarquent que l’assistance aux assemblées n’est pas ce qu’elle devrait être: «À quoi est due cette absence aux réunions des cercles ? Les uns donnent pour raison qu’ils sont satisfaits de laisser entre les mains de dirigeants compétents l’administration de leurs affaires, d’autres avouent leur négligence et leur apathie.»9

Pourquoi en est-il ainsi ? Les pouvoirs des membres restent malgré tout assez limités. Ils ont la possibilité de se prononcer sur des questions se rapportant au fonctionnement de leur cercle. Toutefois, lorsqu’il s’agit de gestion d’assurance, la direction considère qu’ils ne possèdent pas les connaissances appropriées, si bien qu’ils sont écartés des lieux où s’exerce véritablement le pouvoir.

C’est le cas lorsque la société doit procéder à un rajustement de ses taux de contribution en 1906. Comme plusieurs sociétés mutuelles américaines, l’Alliance nationale fait évaluer la valeur des certificats détenus par ses membres auprès d’un actuaire en 190510 pour faire la preuve de sa sécurité financière.

Or, après avoir proclamé depuis sa fondation que les taux qu’elle imposait étaient plus sûrs que ceux des autres sociétés mutuelles parce qu’ils incluaient un montant versé en réserve, il s’avère qu’ils sont tout de même insuffisants pour faire face à toute éventualité.

Ils ne fournissent qu’entre 47 et 62 % des montants requis pour payer 100 % des bénéfices promis11. En outre, les sommes accumulées en réserve ne couvrent que 21 % de la valeur des certificats. Autrement dit, chaque certificat de 1000$ ne vaut en réalité que 210$. Il suggère donc aux dirigeants de l’Alliance nationale d’adopter les taux du Congrès national fraternel12.

Lors de la convention de 1906, la question est soumise aux délégués. Dans son discours d’ouverture, le président leur demande de se prononcer sur cette question selon les intérêts de la société, et non pas selon leurs intérêts personnels, qui seraient de toujours payer le moins possible. 13 Ils adoptent finalement les taux du Congrès, bien que les membres s’y soient opposés14.

Les taux de cotisations, pour un certificat de 1000$15, passent de 0,66$ à 1,10$ par mois pour un membre admis à 18 ans, et de 3,30$ à 5,30$ pour un membre admis à 54 ans.

Dès lors, il est clair que les membres ont peu d’influence sur la gestion de la société. Leur participation est sollicitée davantage pour accomplir bénévolement des tâches qui autrement devraient être rémunérées, que pour obtenir leur avis sur l’administration de la société.

2.2 Le recrutement des membres par les membres

Les membres de l’Alliance nationale peuvent jouir d’une protection à faible coût parce que ce sont eux qui doivent assumer le recrutement de nouveaux adhérents. Or, la participation au recrutement n’étant pas obligatoire, la société doit avoir recours à diverses stratégies pour solliciter l’effort de ses membres.

Pour y parvenir, elle organise continuellement des concours de recrutement à la fin desquels des prix sont remis à ceux qui ont présenté le plus de candidats. Toujours dans le but d’encourager ses troupes, la revue publie régulièrement la liste des membres ayant recruté au moins un nouveau sociétaire16. Cette information nous permet aujourd’hui de constater que dès 1900, peu de membres participent au recrutement.

Sur les 6 292 sociétaires en règle que compte l’Alliance nationale en décembre 1899, seulement 320 ont recruté au moins une personne au cours de l’année 1900, ce qui signifie que seulement 5 % d’entre eux ont rempli leur devoir. S’il y en a 190 qui n’ont recruté qu’un seul membre, nous en comptons 17 qui en ont recruté au moins dix.

Celui qui a remporté le concours en 1900 a recueilli à lui seul l’adhésion de 37 sociétaires. C’est la forte implication d’un petit noyau de militants actifs qui explique que tout de même 65 % des nouveaux adhérents admis au cours de 1’année 1900 ont été recrutés par des membres.

Tableau 3.1 Évolution de la participation des membres au recrutement entre 1900 et 1914

190019101914
Membres ayant recruté au moins un membre320689839
Membres en règle avant le début de l’année6 29220 34625 778
% des membres qui participent au recrutement5,093,393,25
Membres recrutés durant les concours8751 8111 935
Total des membres admis durant l’année1 3292 0482 183
% des membres recrutés par des membres65,8488,4388,64

Source: Résultats des concours publiés dans L’Alliance nationale, et les données sur les effectifs de la société proviennent des Rapports annuels de 1900, 1910 et 1914.

Les dirigeants encouragent fortement leurs meilleurs recruteurs en leur offrant des prix lors des concours. Par exemple, en 1901, celui qui recrute le plus de personnes reçoit une montre en or, le suivant une montre en argent, les autres des médaillons en or, des épingles à cravates en or et des médailles. 17 En 1905, L.P. St-Louis recrute à lui seul 310 membres, méritant ainsi un voyage à St-Malo en première classe et une montre en or (ou 150$).

Napoléon Royal recrute quant à lui 203 membres pour mériter une montre et une chaîne en or (ou 100$). Enfin, Arthur Cadieux fait aussi grandement sa part en faisant admettre 134 nouveaux adhérents et obtient en retour une montre en or (ou 50$). En 1913, chaque membre faisant admettre un candidat reçoit 2$ ; s’il en admet 15, il reçoit 30$. 18 La même année, la société procède au tirage parmi tous ceux qui auront au moins présenté un candidat, «d’une automobile de grande valeur!»19.

Ces concours semblent porter fruit puisque la proportion de membres admis par l’entremise des sociétaires augmente, passant de 65% en 1900 à tout près de 89 % en 1914.

Cette augmentation repose essentiellement sur la participation des meilleurs recruteurs. En 1914, 27 en recrutent au moins dix, huit en recrutent au moins 30, le gagnant du concours en recrute 47. Toutefois, malgré les efforts déployés par les dirigeants, la participation des membres au recrutement tend à diminuer, passant de 5 % en 1900 à 3,25 % en 1914.

2.3 L’essoufflement de la croissance dans les années 1910

Entre 1893 et 1905, l’Alliance nationale connaît une rapide progression. Le nombre de membres atteint 17 042 en 1905, ce qui en fait une des sociétés les plus importantes. Toutefois, après cet essor remarquable, le rythme de recrutement s’essouffle. Si la société parvient à augmenter ses effectifs de 10 000 membres en seulement 5 ans, soit entre 1900 et 1905, il lui faudra plus de 10 ans pour en compter 10 000 de plus. Lors de la convention de 1918, elle compte 27 262 membres.

Une partie de cette augmentation provient de la création de nouveaux cercles. Chaque paroisse possédant un bassin d’adhérents potentiels, une fois le seuil de saturation atteint, on doit procéder à la fondation de nouveaux cercles si on veut conserver un rythme de croissance suffisamment élevé. Une fois le marché montréalais saturé, elle s’étend ensuite aux centres urbains.

Bien vite, elle doit se tourner vers les paroisses rurales si elle veut s’assurer de nouveaux membres. Or, en raison des faibles concentrations de populations, il faut fonder davantage de cercles pour parvenir à y recruter autant de sociétaires qu’elle peut le faire en ville. Il faut de plus en plus d’efforts à la société pour parvenir à accroître son membership.

6 Sans avoir procédé à un calcul exhaustif, nous avons noté une hausse de la fréquence. Avant 1906, il n’y a généralement qu’un article ou deux par année sur ce thème. À partir de 1906, il y en a presque à tous les mois.

7 «Avis de motion!», L’Alliance nationale, 15, 12 (décembre1909), p. 4.

8 «Visite des cercles!», L’Alliance nationale, 21, 6 (juin 1915), p.2.

9 Ibid.

10 Dans une lettre, Charles Duquette, président de l’Alliance nationale, fait un résumé à B.-A. Dugal, Surintendant des assurances, des divers ajustements de taux auxquels la société a procédé au cours de son histoire. (Lettre datée du 28 janvier 1935)

11 Ibid.

12 Le Congrès national fraternel est un regroupement de sociétés fraternelles américaines. À partir des statistiques recueillies sur la mortalité par ces sociétés, il fixe les taux minimums qu’elles devraient exiger de leurs membres pour assurer leur rentabilité. («Une nouvelle table de mortalité!», L’Alliance nationale, vol. 8, no 11 (novembre 1902), p. 162.)

13 L’Alliance nationale, «Rapport du président général!», Rapport des officiers généraux faits au Conseil général à sa session ouverte de 27 août 1906, Montréal, p.50.

14 Les membres refusent ces nouveaux taux pour eux-mêmes. Ils seront appliqués aux membres admis après le 1er novembre 1906, puis à tous les membres en 1914. (Lettre de Charles Duquette, président de l’Alliance nationale, envoyée à B.-A. Dugal, surintendant des assurances, 28 janvier 1935.)

15 L’Alliance nationale, Charte et statuts de l’Alliance nationale, Montréal, C.O. Beauchemin et fils, 1893, p.92 ; «Amendements aux statuts!», L’Alliance nationale, 12, 10 (octobre 1906), p. 149.

16 Cette information nous permet de savoir le nombre de membres qui ont participé, le nombre de membres que chacun a recrutés et le nombre de membres qui ont été recrutés par les membres au cours d’une année.

17 «Lettre du président général aux substituts, aux officiers et aux membres des cercles et des bureaux de perception!», L’Alliance nationale, 7, 3 (mars 1901), p. 33.

18 «À vous sociétaires, on vous fait une offre inouïe!», L’Alliance nationale, 19, 6 (juin 1913), p.1.

19 «Pour lire attentivement!», L’Alliance nationale, 19, 4 (avril 1913), p.5.

La stratégie d’enracinement local, déployée pour faciliter l’expansion de la société, atteint donc ses limites à la fin des années 1910. Il devient alors peu rentable de maintenir une organisation dans chaque paroisse comparativement à ce que celle-ci rapporte. Pour en assurer la survie, les dirigeants doivent donc revoir son fonctionnement et établir de nouvelles stratégies de développement.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Secours mutuel en transformation: l’Alliance nationale 1892-1953
Université 🏫: Université Du Québec
Auteur·trice·s 🎓:
ANNIE DESAULNIERS

ANNIE DESAULNIERS
Année de soutenance 📅: Mémoire présenté à l’université du Québec à Trois-Rivières - Décembre 2002
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