Les perspectives d’innovation foncière au Sud-Kivu révèlent des lacunes surprenantes dans les initiatives des acteurs non étatiques. Cette recherche met en lumière des incohérences avec les services administratifs locaux, soulignant l’importance d’une décentralisation foncière pour renforcer les droits des communautés rurales.
§4. Le pluralisme juridique
Les structures et politiques foncières en Afrique, écrivent Volker Stamm (1998) et Franck Muttenzer (2010), se caractérisent par un pluralisme juridique, c’est-à-dire la coexistence des deux systèmes de gestions aux règles foncières locales, issues d’hybridations successives, et dans lequel se superpose un système juridique et réglementaire étatique, lui-même hétérogène, fondé sur des principes radicalement opposés et un système coutumier, basé sur une gestion foncière coutumière avec des normes et règles fondées issues des pratiques locales (Karsenty & Assembe, 2010 ; Chauveau & Lavigne, 2002; Le
Roy, 1995 ). Michel Kibul Bisa (2019) et Richard Mulendevu (2013) expliquent que cette coexistence de deux systèmes de tenure foncière en milieu rural en RDC, ainsi que la prolifération des instances de gestions foncière sont des conséquences directes de la domanialité des terres par l’Etat. Cette domanialité des terres n’est pas parvenue à déterminer les statuts des terres des paysans qu’elles appellent « terres des communautés locales » (cfr article 388).
Cette situation, écrivent Paul Mathieu & Tshamala Kazadi, a laissé les terres des communautés locales dans une situation de « non man land » juridique, (Mathieu & Kazadi, 1990) plus clairement dans l’indétermination juridique conclue Utshudi (2008). La prolifération des pratiques foncières informelles, tout en maintaining les acteurs locaux dans une situation « d’extra-légalité », comme décrit Philippe Lavigne, a entrainé ainsi une gestion foncière lacunaire, caractérisée par des contradictions du cadre légal, et qui, constitue, une des sources majeures de conflits et d’insécurité foncière en milieu
rural (Lavigne, 2010).
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Figure 1. Pluralisme juridique, enregistrement des droits et productivité.
Source: Lavigne, Sécurisation foncière, formalisation des droits, institutions de régulation foncière et investissemen t. Pour un cadre conceptuel élargi, in revue des questions foncières, 2010, p. 26.
§5. Les lacunes et contradiction du cadre légal
L’article 219 de la loi foncière du 20 juillet 1973 suscité dispose que le droit de jouissance d’un fonds n’est légalement établi que par un certificat d’enregistrement du titre concédé par l’Etat. Les articles 18 et 19 de la loi de 2002 portant principes fondamentaux relatifs à l’agriculture contredisent cette disposition de la loi foncière en stipulant que : « … l’ensemble des terres reconnues à chaque communauté locale constitue son domaine foncier de jouissance … » et de poursuivre que « l’exercice collectif ou individuel des droits fonciers coutumiers ne fait pas l’objet d’un certificat d’enregistrement ». (Mugangu, 2014).
En plus, la Cour Suprême de Justice a jugé, dans un arrêt rendu le 20 janvier 1988, qu’en attendant l’ordonnance présidentielle promise à l’article 389 de la loi foncière, les droits de jouissance sur les terres des communautés locales, c’est-à-dire rurale, sont régis par le droit coutumier (Cours Suprême de Justice, 1988 cités par Mugangu, op cit.).
Suivant cette disposition de la cour, ces terres ne relèveraient donc pas de la loi dite foncière. Elles sont régies par les coutumes locales et gérées par les autorités coutumières (Kakule, 2010). Cette interprétation reconduit en fait le dualisme juridique auquel la loi du 20 juillet 1973 a voulu mettre fin (Mugangu, 2014 ; Kalambay, 1973). Elle est en contradiction avec la lettre et l’esprit de la loi (CDJP, Bukavu). Au demeurant, la même cour suprême de justice contredit cette position dans un autre arrêt ou elle juge : « en vertu de la loi foncière, toute règle coutumière en matière d’occupation des parcelles a été abrogée ».
A cet effet, Mugangu (2014) explique que force est de constater que les droits des communautés locales sur les terres qu’elles occupent, sont indéterminés. L’auteur situe l’équivoque au niveau du régime juridique de ces terres, c’est-à-dire des règles applicables à ces terres ; de l’autorité gestionnaire ainsi que de la nature des droits des exploitants paysans.
§6. L’insuffisance de la réglementation relative à la foresterie communautaire
Le décret fixant les modalités d’attribution des Concession Forestières des Communautés Locales a soigneusement évité d’organiser le régime juridique des forêts des communautés locales, se contentant simplement de définir les conditions et procédures d’acquisition d’une concession forestière par une communauté locale (Maindo, 2016).
Ce décret a consacré une option préférentielle manifestement en faveur de la concession forestière, qui a pour effet de transformer la CFCL en forêt de production permanente.
Une disposition inappliquée en pratique : en l’absence d’une concession forestière, la communauté locale ne peut retirer de sa forêt que des avantages limités et à caractère alimentaire. Ce qui sous-entend que, seule la concession, ouvre véritablement la voie à l’exploitation forestière, en dépit de l’Article 112 du code forestier qui dispose que : « outre les droits d’usage, les communautés locales ont le droit d’exploiter leur forêt » (Maindo, op cit.).
§7. Thésaurisation foncière
Fernand Bezy, Jean-Philippe Peemans et Jean Wautelet (1981) expliquent que la croissance des inégalités sociales et la crise économique, qui caractérisaient la période de l’après indépendance de la RDC, ont été lues, dans le secteur foncier, en termes d’individualisation et la
marchandisation de la terre. Les auteurs soulignent que les questions liées à la définition des droits d’accès à la terre, alors qu’elles jouent un rôle capital dans les rapports entre les acteurs, anciens et nouveaux, ont fini par des dynamiques des conflits (Peemans, 1997 ; Bezy et al, op cit).
Il s’est fait remarquer actuellement, qu’accaparer la terre en milieu rural en RDC, est un enjeu majeur pour les acteurs qui veulent consolider leur position selon une logique d’accumulation. Alors qu’à l’inverse, garder l’accès à la terre est une question vitale pour les populations paysannes qui cherchent à assurer la sécurité de leurs conditions d’existence.
Mafikiri Tshongo (1994) explique dans une étude sur les problèmes fonciers au Nord-Kivu « les acteurs dominants des processus d’appropriation de la terre ont, avant tout, des stratégies qui visent à confronter leur pouvoir sur les ressources et sur les populations » (Peemans, 1997). A travers la possession de grandes superficies des terres, certaines élites, écrivent Massion & Broutin (2014), utilisent le foncier comme moyen de rétribution et de consolidation de leur base sociale et leur clientèle politique (Massion & Broutin, 2014).
Mafikiri renchérissant dans le même sens retient que
« certaines élites trouvent-là une identité sociale régionale et un prestige social auprès des populations rurales » (Mafikiri, 1994). Dans cette optique, Peemans (op cit) quant à lui note que constituer des réserves de terres est aussi important que faire produire la terre. Il s’agit, au sens de celui-ci, de constituer un stock de terres plus que de mettre en œuvre un flux économique à partir de la terre. L’appropriation de la terre n’a pas d’abord un objectif économique, mais pour les élites (hommes politiques, militaires, fonctionnaires, commerçants), il s’agit, essentiellement, de prendre contrôle d’un bien qui assure à la fois pouvoir, statut, prestige et permet de se positionner dans les relations de pouvoir en manifestant son identité régionale.
Du point de vue économique, il y a une forte tendance à la sous-utilisation de la terre, parallèlement au progrès de l’appropriation privé de la terre. Ce phénomène de privatisation de la terre n’entraîne aucune amélioration du potentiel productif, mais, au contraire, crée une grande insécurité foncière, dont la paysannerie est la principale victime. L’auteur ajoute que le résultat est notamment une tendance à la formation d’une paysannerie sans terre, ou avec insuffisamment de terres pour assurer la reproduction de la famille paysanne et la croissance économique (Peemans, 1997).
Questions Fréquemment Posées
Qu’est-ce que le pluralisme juridique dans la gestion foncière au Sud-Kivu ?
Le pluralisme juridique se caractérise par la coexistence de deux systèmes de gestions aux règles foncières locales, issus d’hybridations successives, et dans lequel se superpose un système juridique et réglementaire étatique et un système coutumier.
Quelles sont les lacunes du cadre légal concernant la sécurisation foncière ?
Les lacunes incluent des contradictions entre la loi foncière de 1973 et la loi de 2002, ainsi que l’indétermination juridique des droits des communautés locales sur les terres qu’elles occupent.
Comment les droits fonciers coutumiers sont-ils régis en RDC ?
Les droits de jouissance sur les terres des communautés locales sont régis par le droit coutumier, selon un arrêt de la Cour Suprême de Justice, ce qui crée un dualisme juridique.