Les implications politiques des discours d’Aristide révèlent des dynamiques inattendues au cœur de la crise haïtienne. Cette analyse sémantique met en lumière comment ses mots ont façonné le paysage socio-politique, offrant des clés essentielles pour comprendre la fragilité de l’État haïtien.
1 .2.2 Le discours du 04 octobre 1994 au 17e séance plénière de l’ONU annonçant son retour
pour Haïti. Le retour du président en exil depuis trois ans (3) est fixé pour le 15 octobre 1994. Onze (11) jours avant son départ pour Haïti, il se trouve au sein des Nations-Unis pour faire des remerciements et présenter ses projets pour le reste de son mandat. Ce discours à la quarante-
neuvième session de l’Assemblée générale de l’ONU est fort intéressant pour comprendre les motivations et la stratégie de M. Aristide. Dans ce discours, il est question de réconciliation, de justice, et d’avenir. Nous constatons l’apparussions de « 2004 » l’année qui marquera le bicentenaire de l’indépendance d’Haïti, la réapparussions du mot ; Lavalas. Également, une faible utilisation de la langue créole. M. Aristide présente son retour comme une grande victoire et la solution aux maux d’Haïti, il dit et je le cite :
« Aussi la première République noire du monde, aujourd’hui déchirée par le coup d’État du 30 septembre 1991, marche-t-elle résolument et définitivement vers l’instauration d’une société démocratique ».
« De retour, nous mettrons en œuvre notre programme de santé pour corriger la situation actuelle, à savoir 1 000 médecins pour 7 millions d’habitants, 1 infirmière pour 2 200 habitants, 1 lit d’hôpital pour 1 300 habitants.
Notre objectif pour l’an 2004 est de servir les 8 millions d’Haïtiens avec 2 000 médecins, 8 000 infirmières, d’augmenter les lits d’hôpitaux à un pour 400 habitants. Il faudra ouvrir un centre de santé par arrondissement, nous en aurons alors 52. Chaque section communale aura son dispensaire. Les mesures à prendre au niveau sanitaire nous permettront une diminution du taux de mortalité infantile de 135 à 40 p. 100. La population verra sa durée moyenne de vie prolongée de 54 à 65 ans ».
L’interruption du processus politique formel par les militaires et la réimposition de l’ordre constitutionnel par la communauté internationale, notamment les États-Unis, nous permettent de voir le vide et l’absence d’idéologie politique réelle de l’ex président et son parti. Lavalas et Aristide ont significativement contribués à la faillite de l’État haïtien. Deux éléments nous servent de supports pour cette affirmation. D’abord, l’embargo de 1991-1994, qui a grandement
125 SHAPITO I., « La justice démocratique : deux dimensions », Presses de sciences po : Raisons politiques, 2004/3, n° 15, pp.125-144.
126 MOORE B., Liberal Prospects under Soviet Socialism: A Comparative Historical Prospective, New York, Averell Harriman Institute, 1989, p. 25.
asphyxié l’économie du pays, Haïti devient plus faible et plus indépendant de l’aide extérieur. Ensuite, la conception de M. Aristide de la démocratie.
Au-delà de la mortalité infantile, au-delà du déboisement accéléré par la pénurie de carburant, l’embargo a complètement désorganisé l’économie paysanne haïtienne affectant les catégories les plus pauvres de la population. Le prix du billet d’autobus (Jérémie- Port-au-Prince) est passé de 50 gourdes à 250 gourdes pour un simple aller. La production locale, comme le maïs, les haricots, les vivres, se vend à des prix dérisoires qui ne correspondent pas avec les prix forts des produits de première nécessité venant de Port-au-Prince ou de l’étranger127.
L’embargo aurait causé 10.000 morts parmi la population128, l’exode massif de la population (le phénomène boat people), de novembre 1991 à juillet 1994, cent mille Haïtiens ont considéré qu’ils pouvaient risquer leur vie pour trouver une terre d’asile129. Interroger sur les dégâts de l’embargo en mai 1994, à la question : « que répondez-vous à ceux qui affirment que le dispositif de l’embargo a causé la mort de plusieurs milliers de personnes», Il répond : « C’est totalement faux!
Commençons par évoquer l’embargo « séculaire » qui est en vigueur depuis deux cents ans en Haïti… En réalité, les dégâts imputés à l’embargo proviennent davantage des structures qui tuent ainsi que, dans une moindre mesure, des armes. Pourquoi ne les élimine-t- on pas ? Dans les mains des militaires, elles ont provoqué la mort de plus de 5.000 personnes en moins de trente mois130.
Le général Céderas sur CNN en 1993 déclare: « Nous avons passé 24 mois d’embargo. Dans ce cas, on a considéré l’embargo comme un remède qui devait guérir le mal. Cet embargo qu’on est en train encore de nous imposer va encore causer des morts, va accélérer l’érosion de nos sols.
Ce sera une catastrophe131». En guise de réponse, le président reprend le thème des structures qui tuent. A propos de l’érosion il déclare :
127 Extrait d’un rapport d’un comité populaire. «Un an après… », Comité de coordination pour le naufrage du Neptune, Jérémie, 17 février 1994, Paul DEJEAN, 1994, pp. 247-254.
128 Une enquête de l’Université d’Harvard avait conclu que 1.000 enfants mourraient chaque mois à cause de l’embargo. Cette étude a été contestée. Haïti Hebdo (Paris), N° 41,10 décembre 1993.
129 Officiellement de novembre 1991 à avril 1994: 66,000 boat people ont été interceptés. Le chiffre paraît faible car il indiquerait qu’il n’y aurait eu seulement que 26,000 boat people de mars 1992 à avril 1994. Notons que de mai 1994 à début juillet 1994, 15,562 boat people ont été interceptés. Record de 3,247 le 4 juillet. EIU Country Report, 3rd quarter 1994, p. 31.
130 Le Président sans palaqis, Entretien avec Jean-Bertrand Aristide». Entretien conduit par Vincent HUGUCUX. Politique internationale, N° 64, été 1994, p. 244. Le 14 janvier 1994, la Conférence haïtienne des Religieux (CHR) parlait de «véritable génocide» avec 4,000 personnes tuées, 55,000 torturées, 300,000 déplacées, 4,000 maisons incendiées à travers le pays, 28,000 sans abri et 120,000 familles disloquées. P. DEJEAN, 1994, p. 201.
131 Interview en direct sur la chaîne américaine CNN, 18 octobre 1993. Jean-Pierre BRAX, 1994,p. 144.
« En 1994, il ne reste plus que 1.3 % de couverture forestière. À ce rythme, il n’y aura plus de forêts en Haïti en 1998. Avec la grande campagne de reboisement que nous allons mettre en place, plus de 6 millions d’arbres seront plantés chaque année. En l’an 2004, le tiers de notre territoire sera alors reboisé ».
Jean-Bertrand Aristide, avec « le mouvement Lavalas », incarne un leadership charismatique. Aristide présente la plupart des caractéristiques qui sont décrites par Max Weber (Piotte, 2005, p. 526) en ce qui concerne la domination charismatique. Il a donc un discours de « politicien prophète »; il est même présenté comme quelqu’un qui a des pouvoirs surnaturels.
Alors, les personnes choisies par celui-ci pour le seconder deviennent des adeptes, des disciples qui s’abandonnent pleins de foi et d’enthousiasme aux mains du leader (ibid.). La démocratie représentative est concurrencée par la démocratie participative : la première perçue comme une confiscation du pouvoir des masses, une dépossession de souveraineté au nom des droits formels au détriment de la seconde est minorée par ce peuple qui investit la rue pour attester de sa vitalité, mais également nuance les principes qui régissent la délégation de pouvoir.
Or, la démocratie représentative « ne comporte pas seulement des éléments démocratiques. La représentation est aussi un gouvernement par des élites qui ne sont pas tenues de réaliser les vœux de leurs mandants132» B. Manin, en outre, introduit quatre arrangements institutionnels qui caractérisent la démocratie représentative: le caractère récurrent des élections, les mandants disposent d’un certain degré d’indépendance dans la prise de décisions politiques, la liberté de l’opinion, les décisions publiques sont soumises à « l’épreuve de la discussion ».
Dans la pratique, M. Aristide ne respecte pas ses éléments, pourtant essentiel dans une démocratie représentative. Dans sa vision de la démocratie, le peuple est souverain, il ne devrait pas y avoir d’intermédiaire (les institutions) en lui et le peuple.
Si Aristide devant l’ONU, dans son discours du 04 octobre 1994 promet réconciliation, rétablissement de la démocratie, et changement dans tous les secteurs de la vie nationale, la réalité est autre. Dans les faits, Haïti est devenue beaucoup plus pauvre et la transition démocratique n’en finit toujours pas. Pour que la démocratie soit en bonne santé il faut que la constitution soit respectée et appliquée. Le président n’arrive pas à faire respecter ni appliquer la constitution, d’ailleurs lui-même ne la respecter pas. Étudier de prêt on constater bien que la stratégie de l’ancien président était efficace mais de courte durée. Sa façon propre à lui de tout
132 Entretien de Bernard Manin et Nadia Urbinati, La démocratie représentative est-elle réellement démocratique ? www.laviedesidees.fr/La-democrate-representative-est.html.
mélanger et de tout promettre, d’amadouer les foules en suscitant émotion et applaudissement était beaucoup plus important pour lui que la réforme institutionnelle que nécessite l’État post- Duvaliériste. Il s’attache au pouvoir mais pas à la démocratie. Il se croit « justicier » et arbitre, démagogique et racoleur, il a sombré dans un populisme de misère.
Il est pertinent de souligner, qu’en 1994 M. Aristide savait qu’il serait président ou fait président. Dans ce discours 2004 est très présent, le président prépare déjà le bicentenaire de l’indépendance.
« En 2004, après 10 ans de bonne gestion démocratique, nous devrons parvenir à une société civile structurée où le pain de la tolérance se partage entre partis politiques, parlement, élus locaux, syndicats, organisations socioprofessionnelles, paysannes, populaires, communautés ecclésiales de base, protestants,
catholiques et vodouisants, coopératives et organisations non gouvernementales ».
« Chez nous, en l’an 2004, nous aurons déjà réalisé quatre élections municipales, six élections législatives et trois élections présidentielles. L’administration publique se sera déjà renforcée par la modernisation des ministères et des institutions publiques. La vie politique sera plus active au niveau local car la majorité des
décisions importantes seront prises à partir des 565 sections communales et des 135 communes ».
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125 SHAPITO I., « La justice démocratique : deux dimensions », Presses de sciences po : Raisons politiques, 2004/3, n° 15, pp.125-144. ↑
126 MOORE B., Liberal Prospects under Soviet Socialism: A Comparative Historical Prospective, New York, Averell Harriman Institute, 1989, p. 25. ↑
127 Extrait d’un rapport d’un comité populaire. «Un an après… », Comité de coordination pour le naufrage du Neptune, Jérémie, 17 février 1994, Paul DEJEAN, 1994, pp. 247-254. ↑
128 Une enquête de l’Université d’Harvard avait conclu que 1.000 enfants mourraient chaque mois à cause de l’embargo. Cette étude a été contestée. Haïti Hebdo (Paris), N° 41,10 décembre 1993. ↑
129 Officiellement de novembre 1991 à avril 1994: 66,000 boat people ont été interceptés. Le chiffre paraît faible car il indiquerait qu’il n’y aurait eu seulement que 26,000 boat people de mars 1992 à avril 1994. Notons que de mai 1994 à début juillet 1994, 15,562 boat people ont été interceptés. Record de 3,247 le 4 juillet. EIU Country Report, 3rd quarter 1994, p. 31. ↑
130 Le Président sans palaqis, Entretien avec Jean-Bertrand Aristide». Entretien conduit par Vincent HUGUCUX. Politique internationale, N° 64, été 1994, p. 244. Le 14 janvier 1994, la Conférence haïtienne des Religieux (CHR) parlait de «véritable génocide» avec 4,000 personnes tuées, 55,000 torturées, 300,000 déplacées, 4,000 maisons incendiées à travers le pays, 28,000 sans abri et 120,000 familles disloquées. P. DEJEAN, 1994, p. 201. ↑
131 Interview en direct sur la chaîne américaine CNN, 18 octobre 1993. Jean-Pierre BRAX, 1994,p. 144. ↑
132 Entretien de Bernard Manin et Nadia Urbinati, La démocratie représentative est-elle réellement démocratique ? www.laviedesidees.fr/La-democrate-representative-est.html. ↑
Questions Fréquemment Posées
Quelles sont les principales thématiques abordées dans le discours d’Aristide du 04 octobre 1994 à l’ONU?
Dans ce discours, il est question de réconciliation, de justice, et d’avenir, ainsi que de son retour comme une grande victoire et la solution aux maux d’Haïti.
Comment l’embargo de 1991-1994 a-t-il affecté l’économie haïtienne selon Aristide?
L’embargo a asphyxié l’économie du pays, rendant Haïti plus faible et plus dépendant de l’aide extérieure, et a complètement désorganisé l’économie paysanne haïtienne.
Quelle vision de la démocratie Aristide présente-t-il dans ses discours?
La conception de M. Aristide de la démocratie est critiquée pour son absence d’idéologie politique réelle, contribuant à la faillite de l’État haïtien.