Le jeu et théologie de la création révèle une dialectique fascinante entre liberté et régulation, transformant notre compréhension des relations humaines avec la nature et le divin. Cette recherche propose des approches novatrices pour répondre à la crise écologique, en s’inspirant de l’esprit ludique de Saint François d’Assise.
Les apports du jeu à la théologie de la création
Après avoir établi l’intérêt que présenter la notion de jeu dans la formulation contemporaine de la théologie de la création, l’auteur systématise sa réflexion dans un propos théologique. Il présente d’abord « une dialectique de jeu qui doit englober liberté, inventivité, fantaisie et spontanéité d’un côté mais aussi, légalité et régulation de l’autre »300. Il s’agit ici de la présentation « des grandes composantes d’une théologie ludique de la création ».301 C’est un autre regard sur le monde qu’une attitude ludique permet de porter. C’est aussi un autre regard sur Dieu, non plus comme l’ingénieur cosmique, mais comme maître de jeu et davantage comme partenaire qui s’engage dans le jeu d’amour avec sa créature.
295 F.EUVE, op.cit. p. 243.
296 Une série de travaux sur le jeu ont retenu l’attention des théologiens : l’ouvrage capital de J. HUIZINGA, Homo ludens (1938) déjà cité ; F.J. BUYTENDIJK, Wesen und Sinn des Spiels (Nature et sens du jeu, 1933) ; du même auteur, Des Menschliche (L’humain 1958) ; G. Von KUJAWA, Ursprung un Sinn des Spiels (Origine et sens du jeu, 1940).
297 Une réflexion purement philosophique est faite par E.FINK, Le jeu comme symbole du monde, Paris, Editions de Minuit, 1966, et pour les francophones, on peut signaler l’ouvrage de R.CAILLOIS, Les Jeux et les Hommes, Paris, Gallimard, 1950.
298 F. EUVE op.cit. p. 129.
299 Si on se limite aux textes théologiques qui traitent de la catégorie du jeu en rapport avec la création on relève un nombre assez modeste des travaux qui y consacrent au moins quelques pages. Dans l’ordre chronologique de parution, il s’agit de H. RAHNER, Der spielende Mensch (L’homme qui joue, 1952) ; J. MOLTMANN, Le Seigneur de la danse, (1971) ; A. GESCHE, Dieu pour penser IV. Le cosmos, (1994) ; J.ARNOULD, La théologie après Darwin, (1998).
300 F.EUVE, op.cit. p. 251.
301 Ibidem, p. 252.
Joie et gratuité
Une des principales caractéristiques du jeu est la joie qu’il suscite. Le jeu est attirant parce qu’il est généralement source du plaisir. Ce plaisir intérieur peut s’exprime dans la danse et dans le rire : David danse devant l’arche et devant Dieu pour manifester la joie qu’il éprouve (2 S 6,14).
« Associer le jeu à la création, c’est par conséquent, redire que Dieu crée par plaisir, qu’il trouve sa joie en créant le monde et la communique à ses créatures »302. La création devient ainsi pour celui qui la contemple avec la simplicité du regard enfantin, source d’émerveillement et de louange.
« Face à la crise écologique due à l’austère sévérité de la technique, le cosmos doit retrouver ici l’enchantement primordial »303. Etant donné que la création est déjà bonne et source de joie, la dimension festive est présente ici et maintenant sans attendre la fin des temps.
Dans la théologie classique, cette dimension paraissait simplement juxtaposée voire subordonnée à la toute-puissance du Créateur. « Préoccupé avant tout de rigueur conceptuelle, la doctrine classique laissait peu de place à quelque fantaisie créative »304. Une telle approche ne rendait pas justice à la révélation. Notons que la thématique de la joie, sous toutes ses formes est bien présente dans les Ecritures principalement dans les psaumes.
Cette joie est celle de l’homme sauvé ou simplement créé (Ps 104, 34) ; celle de la Sagesse comme la finale du (Pr 8, 22-31), ou celle de Dieu qui se réjouit dans ses œuvres (Ps104, 31). « Cela donne lieu ou mouvement qui conjoint le moment de distinction (transcendance) et celui de la présence (immanence) tout en respectant leur différence »305.
Le modèle du jeu accorde aussi une place de choix à la gratuité. Le jeu est sans raison et ne vise aucune fin extérieure à lui-même. « La présentation ludique de la création nous rappelle qu’elle reste un espace ouvert par la gratuité et à la gratuité306. Toute la théologie classique insiste que « Dieu ne crée pas par besoin »307. A la différence des modèles de type émanantiste, Dieu ne crée pas par nécessité, non plus pour ajouter à son être. « Dieu étant un créateur souverainement libre, il ne crée pas non plus par hasard, ni
302 F. EUVE, op.cit., p. 350.
303 Ibidem, p. 351.
304 A. GESCHE, op.cit., p. 37-38.
305 F. EUVE, op.cit. p. 353.
306 A. GESCHE, op.cit., p. 145.
307 Cf. A. HAMMAN, L’enseignement sur la création dans l’antiquité chrétienne, dans Revue des sciences théologique, n°42, (1968), p. 107, cité par F.EUVE, op.cit. p. 353. Il affirme que Dieu crée l’homme non point qu’il en ait eu quelque besoin, mais parce qu’il est bon, il l’a créé pour le faire participer à sa béatitude.
par caprice, ce qui serait une autre manière de nier sa liberté »308. Plutôt que de définir la gratuité négativement par opposition à la cause et à l’utilité, l’auteur préfère de l’associer positivement à l’idée de surabondance et de prodigalité. Pour lui, « c’est la liturgie, anticipation de la création, qui peut fournir une illustration très claire de cette gratuite créatrice.»309.
Elle est avec l’art, l’une des œuvres humaines qui offrent le plus net contraste avec l’activité technique. Les esprits tendus vers la conquête d’un but fixe, auront beaucoup de difficulté à comprendre le monde liturgique. « Il leur apparaitra comme un déploiement inutile de pompe superflue, une création superficielle, compliquée et sans objets »310.
Ils seront comme ces enfants qui entendent la musique et refusent d’entrer dans la danse (Mt 11,17). Au fait la liturgie aide à faire la distinction entre la recherche d’un but à atteindre et l’accueil d’un sens. C’est un repos ludique qui évoque aussi le Sabbat en tant que couronnement de la création.
Liberté et règle
La liberté joue un rôle central dans la catégorie ludique à tel point que certains analystes en feraient volontiers la caractéristique majeure voire exclusive. « L’attitude ludique est faite d’abord, et plus fondamentalement d’engagement que d’analyse »311. Elle favorise un déplacement de la démarche scientifique, à la démarche théologique où sont présentes les catégories de relation et de gratuité. La liberté de la créature est le signe qu’elle existe réellement, qu’elle n’est pas une simple émanation de la nature divine, qu’elle bénéficie d’une certaine consistance propre. Elle reçoit de Dieu l’autonomie qui lui permet d’agir librement.
La liberté ludique ne se réduit pas à la liberté externe mais implique aussi une liberté interne étroitement associée à la fonction de la règle. « Le jeu est précisément là dans l’émergence progressive d’une liberté qui s’invente à l’intérieur d’un réseau des règles et dans l’ouverture à l’imprévu qui peut toujours survenir »312. Selon l’auteur « la liberté ne peut réellement advenir sans confrontation à l’altérité de la règle, de l’imprévu et de l’irréductible à soi »313. Il y a là une dialectique de la liberté et la loi. La confrontation à
308 F. EUVE, op.cit., p. 353.
309 Cf. R. GUARDINI, De la liturgie comme jeu. L’Esprit de la liturgie, trad. R. D’HARCOURT, Paris, Plon, 1929, p. 198-225. Cité par F. EUVE, op.cit., p. 355.
310 IDEM, L’esprit de la liturgie, (réédition), Paris, Parole de Silence, 2007, p. 198.
311 F.EUVE, op.cit, p.357.
312 Ibidem, p. 359.
313 Ibidem, p. 359.
l’altérité de la loi trouve une application dans la relation de l’homme au cosmos en tant qu’il est ce sur quoi l’homme n’a pas entière maitrise.
Imprévisibilité et risque
Comme nous l’avons indiqué plus haut, « le jeu est imprévisible et jouer ce n’est pas savoir où on va malgré tout le soin qu’on consacre à la préparation du jeu »314. Il est donc impossible de garantir à coup sûr l’issue de la partie. Ainsi, « tout jeu comporte une part de risque sans laquelle on ne peut pas parler au sens propre du jeu »315.
En fait, celui qui joue met sa vie en jeu. Ainsi, ne parle que de la joie serait enfermer le jeu dans une sorte de nostalgie infantile ou se réfugier dans le passé pour fuir les duretés du présent. Cependant, il n’y a pas contradiction entre le plaisir éprouvé par le joueur et les risques qu’il prend.
« Parler d’imprévisibilité et de risque distingue l’action ludique d’un rêve agréable, où la joie éprouvée ne toucherait que la surface de l’existence »316.
Ces considérations sur l’imprévisibilité et le risque font écho à des réflexions théologiques au sujet de « l’impermanence de la condition de créature et du risque de la création »317. La considération de l’inconsistance de chose du monde, de la précarité de la condition humaine, incite l’homme à tourner ses regards vers le fondement ultime et stable qui se trouve en Dieu créateur.
Mais ce premier mouvement de montée de la création vers Dieu fait appel à un second mouvement, celui de Dieu vers sa création. Le dessin créateur de Dieu se trouve dans son engagement en faveur de l’homme dans la folie de la Croix. Ce Dieu qui s’est déplacé, se risque pour nous, pour nous déloger d’une position illusoire.
Ainsi, la médiation de la notion de jeu en théologie de la création nous rappeler que notre libération a traversé l’épreuve de la mort.
La Création, la Résurrection et le Jeu.
L’auteur affirme que « l’évènement pascal, Croix et Résurrection, est la clé de compréhension de la création du monde »318. Pour lui, il y a un lien étroit entre création et résurrection au point qu’en régime chrétien il n’est pas possible de comprendre l’un sans l’autre. A ses yeux, seul l’événement pascal peut nous donner une intelligence complète de
314 Ibidem, p. 365.
315 Ibidem.
316 Ibidem.
317 Ibidem, p. 366.
318 Ibidem, p. 368.
la création. C’est au fait « dans le Christ crucifié et ressuscité que se révèle en vérité la figure du Dieu Créateur, car c’est en lui qu’est communiqué à la créature la vie éternelle que Dieu lui destine dès l’origine »319. C’est précisément dans la résurrection que se montre la trace la plus déterminée de la complicité de la nature et de la grâce. « C’est en elle que s’exprime ce qui les unit dans le respect de leur différence »320. Cette articulation est réciproque. D’une part la résurrection est la clé ultime et définitive de la création. D’autre part, la compréhension de la création est nécessaire à l’intelligence de la résurrection.
Pour clore, précisons avec l’auteur que, parler du jeu de la création c’est dire qu’elle n’est pas avant tout une mise ne place d’un ordre stable. C’est se démarquer d’un modèle artisanal de l’image de Dieu architecte. La tentative de renoncer à saisir le fondement donne une possibilité de construire l’avenir, rendant possible une espérance.
« Celle-ci n’est pas attente passive d’une parousie inéluctable mais elle est capacité de s’engager pour que l’horizon de demain soit plus vaste que celui d’aujourd’hui »321. La bonne nouvelle de la création est en effet proposition d’un salut adressé à une liberté qui suppose à la fois inventivité et engagement patient dans une longue durée.
« Il y a jeu dans la création parce que l’avenir promis et espéré peut être exprimé par la danse des élus »322. Penser la création à l’aide de la notion du jeu « rappelle qu’elle est avant tout relation »323. Cette relation rassembler les trois partenaires, Dieu, l’homme et la nature qui ne sont pas réductibles l’un à l’autre.
Le jeu empêche que le moment de la distinction ne soit susceptible de devenir domination. Il y a donc jeu parce que le Dieu Créateur accepte de s’engager dans le jeu du monde et de courir le risque d’une liberté. « La création comme espace de jeu est un lieu de rencontre, de dialogue et d’échange : entre les hommes, croyants et non croyants, entre l’homme et cosmos, entre l’homme et Dieu »324.
Elle n’est pas avant tout une hiérarchie rigide et immuable mais un espace essentiellement ouvert.
319 Ibidem, p. 369.
320 A.GESCHE, op. cit., p. 186, pour lui, parler de la résurrection, c’est dire et confesser que le cosmos est associé au salut.
321 F. EUVE, op.cit. p. 385.
322 Ibidem, p. 386.
323 Ibidem, 382.
324 Ibidem, 383.
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296 Une série de travaux sur le jeu ont retenu l’attention des théologiens : l’ouvrage capital de J. HUIZINGA, Homo ludens (1938) déjà cité ; F.J. BUYTENDIJK, Wesen und Sinn des Spiels (Nature et sens du jeu, 1933) ; du même auteur, Des Menschliche (L’humain 1958) ; G. Von KUJAWA, Ursprung un Sinn des Spiels (Origine et sens du jeu, 1940). ↑
297 Une réflexion purement philosophique est faite par E.FINK, Le jeu comme symbole du monde, Paris, Editions de Minuit, 1966, et pour les francophones, on peut signaler l’ouvrage de R.CAILLOIS, Les Jeux et les Hommes, Paris, Gallimard, 1950. ↑
299 Si on se limite aux textes théologiques qui traitent de la catégorie du jeu en rapport avec la création on relève un nombre assez modeste des travaux qui y consacrent au moins quelques pages. Dans l’ordre chronologique de parution, il s’agit de H. RAHNER, Der spielende Mensch (L’homme qui joue, 1952) ; J. MOLTMANN, Le Seigneur de la danse, (1971) ; A. GESCHE, Dieu pour penser IV. Le cosmos, (1994) ; J.ARNOULD, La théologie après Darwin, (1998). ↑
302 F. EUVE, op.cit., p. 350. ↑
304 A. GESCHE, op.cit., p. 37-38. ↑
305 F. EUVE, op.cit. p. 353. ↑
306 A. GESCHE, op.cit., p. 145. ↑
307 Cf. A. HAMMAN, L’enseignement sur la création dans l’antiquité chrétienne, dans Revue des sciences théologique, n°42, (1968), p. 107, cité par F.EUVE, op.cit. p. 353. Il affirme que Dieu crée l’homme non point qu’il en ait eu quelque besoin, mais parce qu’il est bon, il l’a créé pour le faire participer à sa béatitude. ↑
308 F. EUVE, op.cit., p. 353. ↑
309 Cf. R. GUARDINI, De la liturgie comme jeu. L’Esprit de la liturgie, trad. R. D’HARCOURT, Paris, Plon, 1929, p. 198-225. Cité par F. EUVE, op.cit., p. 355. ↑
310 IDEM, L’esprit de la liturgie, (réédition), Paris, Parole de Silence, 2007, p. 198. ↑
320 A.GESCHE, op. cit., p. 186, pour lui, parler de la résurrection, c’est dire et confesser que le cosmos est associé au salut. ↑
321 F. EUVE, op.cit. p. 385. ↑
Questions Fréquemment Posées
Comment le jeu influence-t-il notre compréhension de la création ?
Le jeu permet de porter un autre regard sur le monde et sur Dieu, non plus comme l’ingénieur cosmique, mais comme maître de jeu et partenaire dans le jeu d’amour avec sa créature.
Quelle est la relation entre la joie et la création dans la théologie ?
Associer le jeu à la création signifie que Dieu crée par plaisir et trouve sa joie en créant le monde, communiquant cette joie à ses créatures.
Pourquoi la gratuité est-elle importante dans la théologie de la création ?
La présentation ludique de la création rappelle qu’elle reste un espace ouvert par la gratuité, soulignant que Dieu ne crée pas par besoin.