L’analyse de cas sur la sécurisation foncière révèle des lacunes surprenantes dans les innovations des acteurs non étatiques au Sud-Kivu. Ces résultats soulignent l’importance cruciale d’une décentralisation foncière pour protéger efficacement les droits des communautés rurales, transformant ainsi notre compréhension des enjeux fonciers dans la région.
Chapitre I. Aperçu sur les modèles de sécurisation foncière en Afrique Sub-saharienne : état de la littérature
Section I:
Évolution des approches de sécurisation foncière en Afrique subsaharienne
§1. Le système Torrens
Le système Torrens, écrit François Brochu (2002), a été pensé et introduit comme modèle de sécurisation des droits fonciers dans un contexte colonial. Dans ce contexte, l’État se considéré à l’origine propriétaire de l’ensemble de terres (Brochu, 2002). Le système consiste à l’identification des droits acquis par l’occupation, l’octroi ou l’acquisition des biens formels (dit Acte Torrens) (FAO, 2007).
L’acte Torrens (1858), instituait en Australie un système de « création administrative » de la propriété privé de la terre (Comby, 2007). Il procédait, d’une part, à la purge des droits fonciers coutumiers, en créant un véritable « état civil » des terres, les « livres fonciers », de l’autre. Au terme d’une procédure complexe d’individualisation physique (délimitation et bornage) et juridique (affectation d’un numéro unique rattachant à un propriétaire) de la terre, un titre foncier conférant le droit de propriété était créé, par l’Etat, au profit du demandeur.
Le système de l’Acte Torrens, dit système d’immatriculation foncière, fut adapté aux conditions des territoires coloniaux français. En Afrique de l’Ouest par exemple, le système fut institué en 1900, perfectionné en 1906, et révisé par un décret, en 1932. Les Etats africains, à leur indépendance, ont tous reconduit le décret de 1932, en l’adaptant à leur situation nationale particulière par divers textes nationaux.
La procédure de l’immatriculation foncière dans ce système, en général, est axée autour des principales étapes ci-après : i) la demande d’immatriculation ; ii) la publication de la demande et le recueil des éventuelles réclamations ; iii) la délimitation et le bornage du terrain ; iv) la formalité de l’immatriculation proprement dite.
Chaque étape comprend un ensemble de pièces à fournir, de formalités à accomplir et de coûts à supporter par le demandeur. Le choix de ce système effectué par administrations coloniales, puis les Etats de l’ère post indépendance, repose sur un certain nombre de mythes liés à ses effets supposés. D’abord, l’immatriculation foncière est considérée comme la source unique de toute légitimité foncière et, par conséquent, les droits coutumiers ne peuvent accéder au statut de propriété qu’à travers cette formalité.
Ensuite, le titre foncier est réputé intangible : c’est-à-dire, définitif et inattaquable (toute action visant à remettre en cause le titre foncier est irrecevable par la justice) (Ouédraogo, comité technique Foncier & développement : fiche pédagogique ; Comby, 2007).
§2. Le modèle des colonies anglaises
Etienne Le Roy, Alain Karsenty et Alain Bertrand (1996) expliquent qu’à la suite de l’introduction coloniale de l’immatriculation (codification) foncière en Afrique, les réflexions qui émergent actuellement autour de la sécurisation foncière, permettent de penser la propriété selon les exigences contemporaines de la pluralité des droits sur les espaces-ressources, aux configurations variables, suivant le mode concret de leur utilisation (Le Roy, et al., 1996).
Pour Hubert M. G. Ouédraogo, la sécurisation foncière se réalise sur base d’un ensemble des mécanismes, d’outils et des procédures qui se différencient selon les pays. Ces outils et procédures ne sont pas statiques mais, évoluent, selon l’auteur, dans le temps (Ouédraogo, comité technique Foncier & développement : fiche pédagogique).
Pour Philippe Lavigne (2010), deux paradigmes ont été développés à la suite de l’introduction de cette codification foncière en Afrique. Ces paradigmes posent, en particulier, deux démarches de sécurisation des droits fonciers différentes. En effet, le premier paradigme met en avant les rapports fonciers existants comme frein à l’investissement, et prône une privatisation des terres et une libéralisation du marché foncier.
Le second paradigme, place l’accent sur la reconnaissance des droits fonciers locaux comme outil d’intégration sociale et économique des populations, dans les quartiers urbains périphériques, comme dans les zones rurales (Lavigne, 2010).
Philippe Lavigne (2010) explique que les acteurs qui portent la première position s’appuient sur la théorie évolutionniste des droits de propriété telle que développée par Jean-Philippe Platteau (1996). Cette théorie met en avant les liens entre sécurité foncière, droit de propriété privée et investissements. La formalisation de droits de propriété privée, dans ce contexte, est censée favoriser l’investissement et l’efficacité économique.
La deuxième position quant à elle, insiste sur l’exclusion juridique des populations dans les politiques foncières d’origine coloniale, et sur les conséquences néfastes du dualisme juridique qui organise cette exclusion. Celle-ci se passe à travers une conception de la propriété foncière réduite à la propriété privée individuelle, et plus encore, des dispositions d’accès au droit qui sont complexes, coûteuses, et en pratique inaccessibles au plus grand nombre.
Ces deux paradigmes insistent en commun sur la diversité des droits sur la terre et les ressources naturelles dans les zones rurales, la diversité des normes qui les sous-tendent, et leur légitimité aux yeux des populations (Lavigne, 2010).
En outre, pour les tenants de ces deux positions, Philippe Lavigne retient que la sécurité foncière est un objectif en soi. La formation des droits fonciers est une condition pour y parvenir, bien que la conception de la sécurité foncière ne soit pas la même. Alors que pour le premier, les effets attendus de cette sécurité sont d’ordre économique ; pour le second, cependant, l’amélioration de la gouvernance foncière, la réduction de conflits fonciers et la restauration de l’équité foncière, semblent préoccupantes (idem).
Les critiques à ces deux paradigmes de sécurisation foncière ont inspiré une nouvelle approche. Celle-ci est centrée sur la reconnaissance et la formalisation des droits fonciers. Contrairement à ces deux paradigmes sus développés, ce troisième postule qu’actuellement, l’Afrique, est en quête de nouvelles politiques foncières, à même de contribuer à relever les défis du développement et de la paix (Ouédraogo H., 2011 ; Lavigne & Papazian Vatché, 2008).
Ce faisant, reconnaître la légitimité des droits locaux, fondés sur les coutumes, et reconnaître la nécessité d’un droit d’inventaire de l’héritage foncier traditionnel, sont une piste pour y parvenir (D’Aquino, et al., 2017 ; Stamm, 2013 ; Ouédraogo H., 2011 ; Lazaar, 2018). Cette reconnaissance, accès sur une diversité des pratiques, permet de cartographier les droits fonciers locaux dans leurs diversités de sens.
Cette diversité est à la fois économique, anthropologique et environnemental. Elle envisage de nouvelles formes de gouvernance des ressources naturelles qui ne soit pas basé sur une relation personnalisée d’appropriation, mais plutôt sur une responsabilisation accrue de la société sur la préservation à long terme de son environnement (D’Aquino, et al., 2017).
C’est dans ce même contexte qu’Etienne Le Roy, s’insurgeant contre la marchandisation imparfaite des terres en Afrique, émet des doutes sur la signification même que l’on accorde à la terre en Afrique (Le Roy, 1995). L’auteur, montre que, la marchandisation de la terre, à tendance à individualiser les droits collectifs, alors que dans le contexte Africain, la terre à des significations sociologique, anthropologique et symbolique plus large.
Stamm (2013) ; Chauveau, Le Pape, De Sardan (2009) ; Colin, Le Meur, Léonard (2009), poursuivent que les pratiques coutumières sont caractérisées par leur dimension orale, locale et informelle. Elles reposent davantage sur la négociation de solutions consensuelles que sur des normes fixes et des procédures clairement définies (Stamm, 2013 ; Chauveau, et al., 2009 ; Colin, et al., 2009). Ceci suppose, au sens de Philippe Lavigne Delville, un cadre conceptuel élargi (Lavigne, 2010).
Que deviennent ces pratiques dès lors qu’on entreprend de les formaliser ? Les réponses que la littérature réserve à cette question, s’inspirent des approches empiriques actuellement mises en place dans le processus de sécurisation foncière en Afrique. Dans les anciennes colonies anglaises par exemple, elles ont ouvert une critique aux pratiques de reconnaissance et formalisation des droits fonciers.
Cette critique [selon laquelle la véritable raison de l’insécurité foncière n’est pas tant le manque de formalisation des droits et des transactions –quel que soit leurs natures- que l’existence des plusieurs systèmes de références (le coutumier d’un côté et le légale de l’autre) implique des normes et des autorités différenciées auxquelles les usagers recourent de manière concurrentielle (Massion & Broutin, 2014), ainsi que le risque d’accroître la confusion et la politisation du foncier en ajoutant des normes, des instances à un environnement institutionnel déjà complexe et contradictoire (Chauveau, Lavigne ; Negos-GRN, 20121)].
En réponse à ce questionnement, les réflexions qui suivirent, associent les perspectives de l’anthropologie juridique, de l’histoire et de l’ethnologie. Elles confrontent, également, les récents programmes de reconnaissance et formalisation des droits en Afrique aux expériences coloniales d’élaboration des lois foncières. Elles appréhendent, en plus, l’impact qu’a eu, en Europe, au Moyen Age tardif, la mise par écrit de la réglementation sur la gestion des terres.
Elle montre en revanche que, les groupes sociaux qui tirent parti de cette évolution sont ceux qui contrôlent les procédures administratives, à savoir les seigneurs, les administrateurs, les hommes d’affaires urbains et, de nos jours, les investisseurs étrangers (Stamm, 2013).
La critique qui a fait suite à cette approche de reconnaissance et formalisation des droits fonciers a fait convenir Michael Mortimore (1998) lorsqu’il analyse l’évolution des régimes fonciers dans les pays anglophones d’Afrique occidentale avec Puépi, (2015) ; Platteau (1998) ; Le Roy (1998) ; Morehide (1998) ; Chauveau, Bosc, Pescay (1998), que les efforts qui émergent actuellement, sont concentrés vers une sécurisation contractuelle des droits fonciers.
Cette nouvelle approche, particulièrement décentralisée, prône une cogestion des ressources naturelles (Bromley & Cernea, 1989) par les populations et les institutions gouvernementales. Stamm (1998) explique que, la mise en place d’instruments à même de renforcer la sécurité foncière par des arrangements contractuels (Ngaido, 1996 ; Le Roy, at al., 1996 cité par Stamm, op cit.
; Conférence Nationale sur la problématique foncière et la décentralisation-Praia, 1995 ; Ouédraogo, 1991), ou encore, la création des « forums fonciers »
9 Pour plus d’éclaircissement sur les « forums fonciers », lire Le Roy, Karsenty, Bertrand, la sécurisation foncière en Afrique : pour une gestion viable des ressources renouvelables, Karthala, p 387.
En outre, les expériences nationales sont aussi intéressantes, en termes d’inspirations pour améliorer la sécurisation et la tenure des terres rurales. Parmi ces expériences, on peut retenir : le code foncier rural du Niger, les plans fonciers ruraux ainsi que les registres fonciers urbains au Bénin, les conventions locales de gestion des ressources naturelles au Sénégal, les registres de possessions et chartes foncières locales au Burkina Faso ainsi que les guichets fonciers et la certification foncière à Madagascar.
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2 Définition donnée par l’article 62 de la loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) du 15 mai 2001. ↑
3 Auchan Les 4 Temps, La Défense. ↑
Questions Fréquemment Posées
Qu’est-ce que le système Torrens en matière de sécurisation foncière?
Le système Torrens est un modèle de sécurisation des droits fonciers introduit dans un contexte colonial, consistant en l’identification des droits acquis par l’occupation et la création d’un titre foncier par l’État.
Comment les innovations institutionnelles affectent-elles la sécurisation foncière au Sud-Kivu?
Les résultats révèlent des insuffisances dans ces innovations, notamment leurs incohérences avec les services administratifs locaux et le manque d’appropriation locale.
Quelles recommandations sont faites pour améliorer la sécurisation foncière au Sud-Kivu?
Des recommandations sont formulées pour une décentralisation foncière afin d’améliorer la protection des droits des communautés rurales.