Les recrutements à distance ou les recrutements de proximité
3.2.2. Recrutements à distance ou recrutements de proximité
Selon les auteurs, les recrutements à distance nécessitent une formulation explicite de l’offre ou de la demande d’emploi. La mise en correspondance de l’offre et de la demande s’effectue sur la base de « documents » qui résument l’information de façon « objective » : pour l’offre, descriptif du poste, petite annonce, etc. ; pour la demande, CV, lettres de candidatures ou aussi petite annonce.
C’est ce qu’on appelle de l »information rationnelle ». Ici les deux parties n’ont à la limite pas besoin de se rencontrer : il suffit que leurs caractéristiques « sur le papier » concordent.
Les auteurs réunissent dans cette catégorie sept types de recrutement :
- candidature spontanée,
- contact par employeur,
- ANPE,
- petites annonces,
- école ou organisme de formation,
- agence d’intérim,
- et aussi les concours, forme extrême.
D’après ce classement, cette façon de faire représente 48,2% des recrutements de l’année 1994, parmi lesquels la moitié sont des candidatures spontanées (24,2%).
A l’opposé, pour les recrutements de proximité, il n’y a qu’une entre-définition qui se réalise de manière informelle lors d’une rencontre. Ici, pas de support externe à la rencontre entre deux individus, de documents « objectifs » décrivant le poste ou l’individu.
La rencontre se produit parce qu’on se connaît, qu’on se reconnaît, que le « courant » passe, bref, elle se produit parce qu’une relation se crée et prend du sens pour les deux personnes en jeu.
Il circule entre elles deux une information de nature « relationnelle », difficile à identifier pour qui n’est pas partie prenante de la relation, mais chargée de sens pour les deux protagonistes.
C’est ici que se trouvent les recrutements effectués de manière relationnelle :
- relations professionnelles antérieures,
- relations personnelles,
- relations familiales,
- mises à son compte (cas limite de la personne qui se recrute elle-même).
Cette forme représenterait 47,5% des recrutements de l’année 1994, l’activation de relations professionnelles antérieures et les relations familiales étant les principales (resp. 20,1% et 18%).
3.2.3. Recrutements par mise en relation directe ou par un intermédiaire
Ici, l’opposition se fait entre un recrutement qui s’obtient lors d’une rencontre en direct, et un recrutement qui nécessite de passer par un intermédiaire. Selon les auteurs, cet intermédiaire peut être un individu ou un organisme, le plus courant étant l’ANPE. Mais ce n’est pas le seul comme le montre le tableau.
Recrutements par mise en relation directe
Le lien est direct entre les deux protagonistes du recrutement, l’employeur potentiel et le salarié potentiel. Se trouvent classées ici les candidatures spontanées, les prises de contact par l’employeur, et les relations professionnelles antérieures.
Dans ce dernier cas, on peut remarquer qu’une telle relation pourrait très bien être un intermédiaire, si cette relation professionnelle antérieure s’avérait n’être pas celle qui embauche directement…
La définition trop extensive de ce qu’est un intermédiaire est finalement assez imprécise car très sensible à la finesse avec laquelle on décrit le processus de mise en relation, et elle dépend largement de ce que l’on souhaite montrer.
Quoiqu’il en soit, ce mode de recrutement représente 47,7% des recrutements de 1994, principalement des candidatures spontanées ou une activation de relations professionnelles antérieures.
Recrutements par un intermédiaire
La rencontre se produit grâce à l’intervention d’un tiers. C’est le cas qui vient assez spontanément à l’esprit quand on pense à l’ANPE.
Sont classés ici les relations personnelles ou familiales, des organismes comme l’ANPE, l’école ou les agences d’intérim, et les annonces. Retenons que ces modes de recrutement représentent 41,5% de l’ensemble en 1994.
3.2.4. Une approche qui brouille la perception des dimensions relationnelles
Ce classement des types de recrutement est cependant critiquable pour une part. Pour les auteurs de ce travail, une annonce est considérée comme un intermédiaire, de même qu’une agence d’intérim, un organisme de formation, et cela au même titre qu’une relation personnelle ou une relation familiale.
Ce que montre ce travail, c’est qu’il existe des phénomènes d’intermédiation sur le marché du travail, c’est-à-dire que des intermédiaires qui peuvent être très divers jouent un rôle de « mise en relation« .
Cependant, à notre sens, il est peut-être possible de considérer une annonce comme un intermédiaire, mais un intermédiaire d’un genre particulier ne présentant alors aucune différence avec une candidature spontanée constituée d’un courrier réunissant lettre de motivation et CV adressé à un employeur identifié dans tel ou tel annuaire.
Ce sont toutes deux des démarches de recrutement qui s’effectuent par le truchement d’un support papier objectivant des caractéristiques individuelles demandées ou proposées : il n’y a pas de chaîne relationnelle d’interconnaissance préalable en jeu, mais un médium par lequel transitent des informations objectives.
Ainsi, comme cela a été mis en œuvre dans l’enquête présentée au chapitre 5 (§ 5.4.1.1. et § 5.4.3.), les situations seront distinguées selon la nature dominante de l’information échangée66, qui n’est pas indifférente à la question de la production de la confiance : d’un côté, une information objective, neutre, normée, correspondant à une description formelle comme pourraient l’être les caractéristiques d’un boulon chez un magasinier, s’oppose à une information plus subjective, ad hoc, très riche et porteuse de sens, mettant en jeu tous les registres de la communication interindividuelle67, telle que celle échangée entre deux individus dans le cadre d’une interaction effective, mais n’ayant du sens que pour les deux individus y étant engagés68.
La première existe en dehors des individus, sur des supports matériels stockables, mémorisables, etc., reproductibles ; elle est diffusable de façon massive, et seul le message compte en dehors de l’émetteur et du récepteur, seul « lien » entre eux, relativement pauvre au demeurant (petites annonces, lettres, journal, pages internet…) ; enfin, ce type d’information ne fournit par lui-même qu’une faible indication sur le degré de confiance que peuvent s’accorder les deux individus69.
La deuxième n’apparaît que dans le cadre d’interactions engageant deux protagonistes en présence l’un de l’autre, et n’existe que dans leur relation (ou, dans le cas d’une chaîne, entre trois individus dont l’un connaît les deux autres), ce qui compte étant le lien qui s’établit ou est sur le point de s’établir entre deux personnes et qui donne le sens du message échangé70 ; ce type d’information est certes plus difficilement transmissible ou identifiable pour un observateur extérieur, et n’est ni stockable ni reproductible ; mais, dans la mesure où la situation d’échange de ce type d’information met en jeu toute la connaissance que chacun a de l’autre (ou qui est sur le point d’être acquise), il est par contre le point de départ obligé de toute apparition de confiance (Simmel 1908, trad. 1996)71 dans l’interaction candidat/employeur, nécessaire du fait même de la nature de la relation de travail qui va s’ensuivre dont la spécificité est d’être une relation qui va durer entre les protagonistes, à la différence d’un acte d’achat, par ex. par nature plus ponctuel72.
Enfin, pour en revenir aux regroupements opérés par le CEE, il est clair par ailleurs que l’item “ candidatures spontanées ” regroupe bien d’autres situations que celle évoquée ci-dessus (cf. § 3.3.) ; citons en particulier tous les cas où l’individu enquêté adresse sa candidature à un employeur identifié grâce à une relation tierce qui elle-même effectue de son coté sa recommandation auprès de l’employeur sans en référer explicitement à notre individu.
C’est la perception claire du processus dans lequel ce dernier est engagé qui est en jeu ici… Nous considérons sans ambiguïté qu’une relation personnelle, familiale ou professionnelle antérieure peut tout à fait être un intermédiaire selon la définition qu’en retient le CEE, ce qui paraît plus difficile pour un organisme, dans la mesure où ce sont des individus qui sont à l’œuvre au sein de ces organismes.
Parler d’intermédiaire nécessite de préciser clairement entre qui et qui s’effectue l’intermédiation et d’identifier tout aussi précisément les processus à l’œuvre, comme le proposent par exemple Pascal Lièvre (Lesueur & Lièvre 1994 ; Lièvre 1995) ou Jean Vincens (1995)73.
66 Cf. Lièvre (1984, 1995) à propos du fonctionnement de l’ANPE.
67 Mettant en jeu tous les sens biologiques (cf. l’importance accordée par exemple à la perception d’une poignée de main) comme le sens donné par les protagonistes à la situation d’interaction définie par son contexte, l’objet de l’interaction, le niveau d’intentionnalité et d’enjeu dans la rencontre, la reconnaissance de la position de chacun, etc.
68 Il s’agit bien évidemment de situations idéales-typiques qui s’opposent. Il est probable que toute situation mélange en parts très inégales ces deux types d’informations, la réflexion devant plutôt porter sur les formes de mixage ou de couplage entre les deux et leur efficacité relative dans le fonctionnement des organisations.
69 En dehors, nous sommes bien d’accord, de toute connaissance préalable des deux individus : dans le cas contraire, les documents échangés type lettre, CV ou annonce ne sont qu’un des éléments d’une communication beaucoup plus riche s’effectuant dans le cadre d’une relation préexistante quelle que soit son intensité.
70 Nous reprenons ici un extrait de Lucien Sfez dans Critique de la communication (Seuil, 1992, 2nde éd° refondue et augmentée, p. 56) : «°Je peux bien, en effet, me servir d’un téléphone ou de l’écriture, de manière ponctuelle, pour faire parvenir un message à quelqu’un, en me considérant comme le terme d’une liaison dont le destinataire est le terminal. Et, analysant alors les conditions optimales de cette activité, répudier les bruits ou les coupures qui interviennent comme des nuisances : « Ne coupez pas, Mademoiselle ! », ou : « Il y a de la friture sur la ligne. » Mais je peux, tout autant, considérer la conversation téléphonique comme un ensemble flou dont le bruit fait partie et m’intéresser uniquement au simple fait qu’il y a eu « communication » c’est à dire partage d’un état intentionnel qui prime sur le contenu effectif du message. Ces deux approches concourent à former des pratiques, des gestions ou des politiques de la communication qui ne s’alignent pas l’une sur l’autre et qui requièrent chacune, non seulement une définition de ce qu’est la communication, mais encore une vision du monde, une sorte de philosophie. » (souligné par nous).
71 Pour Simmel (1908, trad. 1996), toute relation durable entre individus nécessite une connaissance interpersonnelle non réductible à des informations objectives : « Il peut y avoir dans cette connaissance une part d’erreur et de pur et simple préjugé – peu importe. Mais (…), chacun a de ceux à qui il a à faire une connaissance globale assez juste pour qu’un commerce, une relation deviennent possible » (1996, p.7-8). Pour Simmel, rappelant aussi que cette confiance devient de plus en plus nécessaire dans la vie moderne. « Notre existence moderne (…) repose beaucoup plus largement qu’on ne le reconnaît habituellement, sur la foi en l’honnêteté des autres. Nous fondons nos décisions les plus importantes sur un système complexe de représentations dont la plupart suppose la certitude de ne pas être trompés. (…) il serait tout simplement impossible de bâtir la vie moderne, qui est une « économie de crédit », bien au-delà du sens strictement économique du terme » (1996, p .16). Il s’ensuit selon nous à propos des relations de travail que : 1) confiance et relation sont indissociables dans la mesure où elles se produisent mutuellement dans un processus liant le général et le particulier : il faut avoir confiance en général dans autrui pour engager une relation avec une personne en particulier, puis dans cette relation apparaît une connaissance interpersonnelle source de confiance avec cette personne en particulier, cette confiance avec cette personne en particulier est à son tour à la fois gage de la durée de la relation dyadique et expérience mobilisable dans l’attitude en général face à autrui avant que cet autrui ne devienne l’objet d’une éventuelle prochaine relation en particulier ; et 2) confiance et défiance sont intimement liées, représentant les deux facettes de la connaissance acquise sur autrui : qu’il y ait l’une ou l’autre, ou plutôt quelle que soit leur part respective dans la relation avec une personne en particulier, c’est en fonction de cette connaissance que l’on se détermine ou que l’on agit. Où l’on retrouve l’idée d’encastrement social des actes économiques, l’embeddedness selon Granovetter (1985).
72 Même si bien sûr selon l’intensité de la répétition de l’acte d’achat peut naître l’ébauche d’une relation de fidélité.
73 Voir l’encadré présenté au chapitre 4.
L’identification du rôle et de la position de l’école, en tant qu’organisme et ayant de surcroît une position particulière, nécessite un autre type d’approche que sera développée au chapitre 4.