Le marché comme phénomène social dans les travaux actuels
1.2.4. Le marché comme phénomène social dans les travaux actuels
Dans les années quatre-vingt-dix, désireux de marquer leur position vis à vis du courant dominant en économie, des auteurs, nord-américains ou européens, ont critiqué l’approche strictement économique du fonctionnement des marchés et en ont proposé de nouvelles.
Quoique ces dernières aient des objets d’étude divers, elles partagent toutes deux choses : un point de départ commun, la mise à distance des grandes hypothèses de l’approche néoclassique stricte du marché, et l’établissement du caractère socialement construit des marchés, et pas seulement du marché du travail.
1.2.4.1. Le problème de l »embeddedness » selon Granovetter
Mark Granovetter a à plusieurs reprises défendu son point de vue sur le principe de l’encastrement social des activités économiques (1985, 1994, 1995). Dans son article fondateur de 1985, il s’intéresse à la façon dont les comportements et les institutions économiques sont affectés par les relations sociales.
Pour lui, les comportements des individus et les institutions sont tellement contraints par des relations sociales permanentes et continues que chercher à les analyser comme s’ils en étaient indépendants est une grave erreur.
Dans cet article, après avoir discuté le point de vue de Karl Polanyi, Granovetter reprend à son compte le concept d’encastrement, en commençant par une critique en trois points des approches économiques classiques et néo-classiques.
- les objectifs économiques s’accompagnent d’autres objectifs non économiques comme la sociabilité, la recherche d’approbation, le statut social, le pouvoir.
- l’action économique est une action comme une autre, socialement située, et qui ne s’explique pas à partir des seuls motifs individuels ; elle est encastrée dans des réseaux de relations personnelles plus qu’elle n’émane d’acteurs atomisés.
- les institutions économiques (comme toutes les institutions) n’émergent pas automatiquement sous une forme déterminée par les circonstances extérieures, elles sont socialement construites (il n’y a pas de déterminisme institutionnel inéluctable).
1.2.4.1.1. Une position intermédiaire entre les points de vue sous-socialisés et sur-socialisés
Granovetter réfute une première conception de l’action humaine sur-socialisée (« oversocialized ») dans laquelle les individus sont hypersensibles à l’opinion des autres, et très attachés à obtenir leur approbation ; les règles et les systèmes de valeur ont été tellement intégrés lors de la socialisation que ce déterminisme agit à l’insu des individus et n’est absolument pas perçu comme un poids ou une contrainte effective.
Il lui oppose, tout en la réfutant aussi, une seconde conception sous-socialisée (« undersocialized ») : c’est la conception atomistique de l’être humain, quasi abstraite, véhiculée par l’économie néoclassique inscrite dans la tradition utilitariste.
Cette approche ignore par hypothèse l’impact des relations sociales, du contexte social, sur les actions relevant de l’économie (production, distribution, consommation).
Dans le schéma néoclassique, l’absence de relations sociales est un pré-requis finalement nécessaire pour assurer une concurrence pure et parfaite.
Granovetter remarque ironiquement que ces deux approches se rejoignent sur le fait qu’elles font toutes deux abstraction des contextes sociaux et des relations sociales dans lesquelles se déroulent les actions humaines.
Dans la vision sous-socialisée, l’atomisation, l’ignorance des relations sociales, résulte de la poursuite strictement égoïste de l’intérêt personnel et aboutit paradoxalement à la figure d’un individu sans épaisseur ni histoire, totalement déterminé et dominé par le système généralisé de l’intérêt égoïste et utilitaire s’appliquant uniformément et sans nuances à tous.
La même idée est aussi défendue par Pierre-Michel Menger (1997) qui énonce que toute l’axiomatique néoclassique, et en particulier l’acteur atomistique omniscient et égoïste, aboutit, via le modèle de l’équilibre général, à l’impasse d’une « modélisation strictement déterministe » dont seule la prise en compte du temps, d’agents en nombre fini capables d’influer sur l’offre et la demande sur les marchés, des phénomènes d’apprentissage et d’interdépendance permet de sortir.
Dans la vision sur-socialisée, l’atomisation résulte cette fois-ci de l’incorporation totale des règles, des normes, des valeurs sociales par les individus à un point tel que les relations sociales n’ont finalement qu’un effet négligeable sur les comportements individuels.
L’individu est peu ou prou considéré comme un robot sans libre arbitre totalement tributaire des rôles imposés par la structure sociale.
Les conceptions sur-socialisées sont trop mécaniques et ignorent les processus qui se déroulent dans le temps. L’influence sociale y est considérée comme une force extérieure à l’individu et qui l’influence en tout temps et en tout lieu.
Or l’importance de l’histoire des relations individuelles et de leurs positions relatives vis à vis d’autres relations ne peut être ignorée, ce que Granovetter appelle « the historical and structural embeddedness of relations ».
Prenons comme exemple les processus des parcours individuels d’insertion sociale et professionnelle : une fois connue la position de départ de l’individu, que ce soit en terme de classe sociale ou de segment de marché, tout en découle automatiquement.
En forçant le trait, il est possible de dire que dans le cadre d’un déterminisme « pur et dur » qui rejetterait toute possibilité d’action autonome, même minime, de l’individu, il serait inutile de chercher à connaître de tels processus, en fait même inutile de raisonner en termes de processus ou de se poser la question de savoir s’il en existe : l’issue en serait de toute façon déjà connue à partir des variables explicatives définies a priori, comme dans les approches de type « boîte noire ».
L’idée même de processus nécessite d’accepter qu’il existe une part d’indétermination dans tout parcours individuel, qui peut être appréhendée à partir de l’idée de bifurcation (Lecoutre 1997).
Parallèlement, accepter l’idée de processus, avec sa dimension temporelle forte, n’est pas nier l’existence de déterminismes sociaux, de contraintes externes à l’individu, qui peuvent jouer aussi bien à travers le poids de l’histoire de l’individu qu’à travers les diverses positions offertes par les structures sociales à un moment donné et qu’il peut occuper.
Il existe des possibles, mais tout n’est pas possible. Ainsi, par exemple, chaque étape du processus d’insertion d’un individu n’est en aucun cas totalement indépendante de celles qui ont précédé, ni du contexte social dans lequel le changement d’étape est advenu.
Plus généralement, articuler les éléments relevant des contraintes objectives qui pèsent sur l’individu et ceux qui relèvent de sa capacité d’agir, de son espace d’action, reconnaître l’existence de jeux d’acteurs dans la marge de contraintes structurelles qui leur échappent, pour reprendre une autre formulation, n’est plus tout à fait incongrue pour un certain nombre d’auteurs (Paradeise 1988a ; Dubet 1994 ; Dubar 1991, 1996 ; Corcuff 1995).
En fait, la prise en compte même de la notion de processus social est un moyen de sortir de l’opposition entre déterminisme rigide et jeu d’acteurs totalement stratégiques, comme le suggérait déjà Catherine Paradeise militant pour une approche interactionniste des marchés du travail (1988a), ou de façon plus élaborée la proposition d’interactionnisme structural de Degenne et Forsé (1994, pp. 9-16) et surtout le schéma déroulé à propos de l’homogamie des mariages (p. 15) : la structure des groupes sociaux est telle que chacun fréquente des individus qui lui ressemblent (« déterminisme faible ») ; cela affecte la perception des intérêts, et encadre ou oriente en quelque sorte les choix (« principe de rationalité »), ce qui amène à engager des actions suscitant des interactions principalement avec des membres du même groupe, et renforce d’autant son homogénéité.
La structure du groupe est à la fois le cadre des ressources et des contraintes à partir duquel se réalisent des interactions, et le résultat en quelque sorte solidifié de ces interactions (« structure comme effet émergent des interactions ») ; le tout s’effectue en un processus continuel de construction-reconstruction offrant la possibilité de lire autant le maintien du groupe au cours du temps que son évolution ou sa transformation, dans la même veine que ce que Nohria et Gulati (1994) énoncent à propos des entreprises en tant qu’organisations (cf. § 1.1.4.4.).
1.2.4.1.2. L’enracinement social de la confiance
Granovetter développe (1985) la question de la production de la confiance et de son corollaire, la malfaisance. Plus qu’un éventuel sens moral universel ou qu’un évitement des comportements opportunistes qui seraient trop coûteux comparés à des comportements de confiance, il défend pour sa part que c’est plutôt l’encastrement concret des actions économiques dans des réseaux de relation et des structures sociales qui produit la confiance, et donc écarte les tentations de fraude ou de violence dans les transactions de la vie économique.
Il prend plusieurs exemples et montre que si l’on prend bien en compte la réputation des personnes avec qui on opère une transaction comme le stipulent les économistes, cela ne suffit pas : on préfère bien plus obtenir des informations par une autre personne en qui on a confiance et qui connaît ces personnes.
L’idéal est bien de connaître déjà soi-même ces personnes, ce qui est le cas quand il s’agit de transactions répétées. On peut identifier quatre raisons à cela :
- l’information n’a alors qu’un faible coût ;
- on a bien sûr plus confiance en ses propres informations, les plus riches, les plus précises, les plus détaillées, les plus fiables ;
- au plan strictement économique, l’expérience de relations continues pousse autrui à un comportement digne de confiance comme gage de bonnes transactions futures ;
- et enfin, à un niveau plus social, la répétition de transactions économiques suscite l’apparition d’une relation sociale source en elle-même d’une confiance partagée a priori.
Granovetter émet ainsi une critique forte de l’économie, celle-ci négligeant totalement l’importance des relations antérieures entre les individus opérant sur un marché : lorsque ego engage une transaction avec une personne, l’approche économique ignore en effet à la fois l’identité de cette personne et l’histoire de ses relations avec ego.
Il s’agit donc de prendre en compte l’histoire et la qualité des relations entre deux individus entrant dans une transaction, une expérimentation passée réussie incitant en effet à reconduire des transactions. De nombreux auteurs ont utilisé les travaux de Granovetter ; quelques-uns sont mobilisés dans la suite.