1.2. L’inscription sociale du marché
1.2.1. La nature sociale de l’échange, concept de base du marché, selon Simmel
Nous souhaitons en revenir ici au fondement du marché, l’acte d’échange. Etudié par Simmel dans son analyse de l’argent (1900, trad. 1987), il montre combien, tout en concédant une certaine autonomie à l’économique, celui-ci est social par nature. Que ce soit dans une économie monétarisée ou non, l’échange, est au coeur du concept de marché, et est fondamentalement social.
Il s’attache ainsi dans son ouvrage à développer le caractère éminemment sociologique de l’argent : celui-ci a certes rendu possible toute l’économie moderne en instaurant un système généralisé d’équivalence monétaire entre les individus, leurs actes et leurs productions.
Mais l’échange n’en a pas moins conservé sa nature sociale dans la mesure où l’argent est lui-même un objet sociologique chargé d’affects et de significations.
L’argent s’intercale entre les actes des individus dans le cours de leur échange, et s’il peut s’agir d’un acte économique, il est toujours bien plus que cela, et sa signification d’échange social recouvre largement sa signification purement économique.
Pour Simmel (1987, p.15), « le fait que deux hommes échangent leurs produits n’est pas seulement un fait économique ; car il n’existe pas de faits dont le contenu soit épuisé par leur image économique ».
Au niveau même le plus microsocial possible, par exemple dans un acte d’échange entre deux individus, l’économie n’est pas seulement économique : « l’échange est une figure sociologique sui generis, une forme et une fonction originelle de la vie interindividuelle, ne découlant nullement, comme une suite logique, de cette nature qualitative et quantitative des choses que l’on désigne par utilité et rareté » (1987, p.81).
L’échange est donc un acte sociologique complet par nature, du fait de l’ensemble des significations qui y sont associées, bien au-delà des seuls aspects utilitaires, comme la nécessité de se procurer tel ou tel bien.
Ainsi pour Simmel, et même s’il n’aborde pas directement le concept de marché, celui-ci, au même titre que le concept d’échange, ne peut être que sociologique, dans un sens extensif incluant les dimensions économiques.
Développant son analyse de l’argent, Simmel aborde deux thèmes qui précisent la notion d’échange. Tous d’abord, le développement et la complexification de la société remplacent peu à peu dans l’échange « l’immédiateté des forces en interaction, en créant au-dessus d’elles des formes supra-personnelles apparaissant précisément comme des supports isolés de ces forces-là, et servant de guide et de médiateur dans les relations interindividuelles » (1987, p. 190-191).
C’est ainsi le cas de l’argent, qu’il définit comme une fonction sociale cristallisée, autonome, et non pas comme une « norme » qui véhiculerait l’idée de contrainte (que la citation précédente pourrait indûment suggérer), et dont l’objet est de servir de référent social et d’intermédiaire dans la conduite des échanges entre les individus.
L’argent fait donc plus que s’intercaler comme équivalent, comme norme d’évaluation construite par les individus : il leur échappe pour prendre une existence propre, une existence sociale surplombante qui va garantir en retour la possibilité même de l’échange.
Cet échange dès lors ne met plus seulement en jeu deux individus, comme dans la conception atomistique de l’économie, mais tout le groupe social.
Du même coup, l’échange, et en particulier celui des produits du travail (« l’une des toutes premières et des plus pures formes de la socialisation humaine »), au-delà de sa définition première comme interaction immédiate entre deux individus, devient entièrement social.
Plus encore, incluant dans son analyse une perspective dynamique de la production de la société comme fruit des interrelations humaines permanentes, la fonction d’échange pour Simmel n’est pas simplement « permise » par la constitution, la solidité, la consistance de la société, mais elle est elle-même un des éléments constitutifs de cette société, contribuant à en assurer sa reproduction et son évolution.
Simmel évoque par ailleurs l’importance de la confiance pour donner toute sa valeur de moteur social à l’argent (p.186-187), argent non pas comme fin en soi, dont la perversion serait incarnée par la figure de l’avare stérilisant sa capacité motrice, mais comme moyen de dynamiser l’activité économique.
La nature sociale de l’argent et de la relation d’échange apparaît encore ici : la démultiplication de l’action économique ne peut se comprendre sans prendre en compte les structures sociales.
Une relation d’échange étant dans son sens premier une relation sociale, le dynamisme des échanges économiques, et par là de l’activité économique, ne peut se produire que dans le cadre d’une organisation sociale structurée et inspirant la confiance, qui seule permet la « spiritualisation » des effets de l’argent (p. 187), c’est à dire par exemple son usage sous forme papier, voire même maintenant électronique.
Le développement de l’économie moderne à partir des instruments financiers (la démultiplication des effets de l’argent par le principe du crédit, qui abandonne la valeur substance de l’argent pour n’en retenir que sa valeur fonctionnelle) n’est rendu possible qu’avec la « finesse et la sûreté de l’organisation économique », obtenues par la « solidité et la fiabilité des interrelations sociales, en quelque sorte la consistance de la sphère économique » : « Là où les liens sociaux sont lâches, sporadiques, paresseux, non seulement on vend contre argent comptant, mais même l’argent qui repose ne trouve pas tous ces canaux psychologiques à travers lesquels ils peut devenir actif » (1987, p. 186).
Nous retiendrons en conclusion deux choses :
- l’échange est le fruit d’une construction sociale sophistiquée. Dans les sociétés développées, l’échange entre deux individus ne peut se comprendre s’il est limité d’une part à l’interaction immédiate entre eux et d’autre part à son interprétation strictement utilitaire.
L’activité d’échange fait intervenir la structure sociale dans laquelle l’échange se produit, voire sans laquelle il ne se produirait pas ;
- il n’y a pas d’échange possible au cours du temps sans confiance : le marché moderne en tant qu’espace de production/reproduction des échanges monétarisés ne peut exister de façon dynamique sans l’aisance, la fiabilité et la confiance produites par des interrelations sociales intenses et éprouvées.