La dimension collective du capital social, ou comment il apparaît
Chapitre 2 :
Relations sociales et dispositifs de formation sur le marché du travail : mode opératoire des individus et capital social collectif
L’usage des relations sociales dans le fonctionnement du marché du travail et plus largement dans la vie sociale des individus, les contraintes qu’elles font peser sur les individus comme les opportunités qu’elles peuvent leur offrir, par exemple les ressources qu’elles peuvent représenter dans le cours de l’action individuelle, ont fait l’objet de travaux se raccrochant à un concept central, celui de capital social, hésitant entre approches collectives ou individuelles. Cette notion de réseau social sera ici approfondie à propos du fonctionnement du marché du travail (2.1.).
Puis nous identifions une forme de capital social apparaissant sur le marché du travail à la jonction entre l’appareil éducatif et le système d’emploi, mobilisé dans les processus d’accès à l’emploi à la sortie des dispositifs de formation.
Il s’agira de voir en quoi l’école elle-même, plus particulièrement les dispositifs assurant des enseignements professionnels, s’appuie sur des réseaux sociaux, sur une forme de ressources correspondant à un capital social dès lors que, prenant pied sur le marché du travail, elle se préoccupe de l’accès de ses élèves aux emplois qu’ils recherchent.
Ce type de capital est à la fois une ressource contextuelle du mode opératoire de l’individu et un ensemble de connaissances, de normes et de règles de comportement propre à un milieu donné (2.2.).
Enfin, une autre forme de capital liée aux dispositifs de formation, le capital humain, sera abordée, ainsi que son articulation avec le capital social (2.3.).
2.1. Le capital social sur le marché du travail : du réseau individuel aux relations sociales au sein des groupes
A l’initiative de nombreux auteurs, plusieurs conceptions du capital social se sont développées, même s’ils n’emploient pas toujours directement le terme. Deux grandes oppositions les traversent.
Une première distinction oppose les conceptions se centrant tantôt sur sa dimension individuelle comme ressource mobilisable par l’individu dans le cours de son action (egocentric perspective, selon Sandefur et Laumann 1998), tantôt sur sa dimension collective comme « produit » du fonctionnement d’un groupe social et destiné à ses membres (sociocentric perspective) ; la seconde distingue les conceptions du capital social qui mettent l’accent sur les configurations de réseaux qui en sont à l’origine, leur forme et leur structure, et celles qui mettent en avant ce qui circule dans ces réseaux, valeurs, normes locales, attentes réciproques, informations, aides matérielles ou émotionnelles, pouvoir, contrôle, etc.
2.1.1. La dimension collective du capital social, ou comment il apparaît
Le capital social inscrit dans un réseau relationnel
Pour Pierre Bourdieu (1980, 1992), le capital social est composé de la “ l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance ” (1980 p.2), et plus exactement “ la somme des capitaux et des pouvoirs qu’un tel réseau permet de mobiliser ” (1992, p. 95).
Ce capital social n’est pas réductible aux caractéristiques d’un individu et n’existe que du fait de son appartenance à un groupe défini essentiellement, au delà des caractéristiques communes de ses membres, par la concentration des liaisons qu’ils entretiennent entre eux de façon permanente.
Le capital social est donc d’abord celui du groupe, une émanation collective qui potentialise l’accès aux autres capitaux présents dans l’ensemble théorique de Bourdieu (économique, culturel et symbolique) et plus proprement individuels.
Et dans cette approche, le capital social ne possède pas une valeur en tout temps, en tout lieu et quels que soient les enjeux considérés ; comme le note Ritaine (2001), sa valeur est toujours relative à un champ et aux motifs des actions envisagées par les individus parties prenantes du groupe, et différentielle entre des groupes aux ressources inégalement distribuées.
Enfin, selon Bourdieu, comme ensemble de ressources et de relations qui en conditionnent l’accès et comme tout capital, le capital social nécessite un travail “ d’instauration et d’entretien ” pour produire et reproduire les liaisons durables et profitables qui fondent le groupe ; il est ainsi le fruit d’investissements sociaux délibérés ou inconscients, basés sur des institutions organisant des échanges interindividuels perçus comme “ apparemment fortuits ” et sur une sociabilité réactivant en permanence les marques d’appartenance au groupe.
Une conception extensive du capital social
James S. Coleman (1990) a une conception clairement voisine, et en même temps plus extensive. Les relations entre les individus forment des structures sociales et c’est dans des configurations réticulaires et sociales particulières que le capital social apparaît, impliquant toujours de façon collective un groupe de personnes.
Le capital social est donc, comme pour Bourdieu, une émanation collective, et dont l’intensité, même si c’est une variable qualitative, est fonction du différentiel de confiance entre le groupe et l’environnement. Il est inhérent à la structure des relations entre les individus, et “ se définit par sa fonction.
Ce n’est pas une entité unique, mais une variété d’entités différentes ayant en commun deux caractéristiques : elles consistent toutes en certains aspects d’une structure sociale, et elles facilitent certaines actions des individus situés dans la structure ” (1990, p. 302).
Pour Coleman, le capital social a des degrés de consistance assez variables : il correspond à des configurations sociales particulières qui vont prendre une valeur spécifique à un moment donné pour telles ou telles personnes – au sein d’un groupe – et pour telle ou telle action engagée par ces personnes, il est fugitif et évanescent.
Cette conception est peut-être parfois un peu trop extensive (Portes 1998), recouvrant des configurations très variables allant de l’analyse fine des systèmes d’obligations et d’attentes que se créent les individus au sein d’un groupe, et des effets induits de l’existence d’organisations sociales constituées au delà de leur objectif officiel, jusqu’à l’existence de normes et sanctions effectives associées, voire de relations d’autorité.
Enfin sa conception du capital social est aussi très nettement relative, celui-ci apparaissant on prenant de la valeur selon les actions qu’envisagent les individus : “ A given form of social capital that is valuable in facilitating certain actions may be useless or even harmful for others ” (1990, p. 302), le même aspect de la structure sociale peut s’avérer tout à fait utile pour tel type d’action, ou totalement indifférent voire handicapant pour tel autre.
La place des individus dans cette conception collective
Définir, évaluer, quantifier le capital social ne sont pas choses aisées. Pour Coleman, serait du capital social tout ce qui facilite “ l’accomplissement de buts qui ne pourraient être atteints en son absence, ou ne le seraient qu’à un coût supérieur ” (1990 p. 304), tandis que pour Bourdieu, “ ces effets (…) sont particulièrement visibles dans tous les cas où différents individus obtiennent un rendement très inégal d’un capital (économique ou culturel) à peu près équivalent (…) ” (1980 p.2).
Ainsi l’un comme l’autre, tout en proposant des définitions, reconnaissent qu’il est surtout perceptible par ce qu’il permet de réaliser dans le cours de l’action des individus.
En fait, tout en se centrant sur sa dimension collective qui seule en permet l’existence, ils ne nient pas sa dimension individuelle qui se traduit par le fait que si cette notion intéresse les sociologues, c’est bien parce que les individus l’utilisent dans leurs actions : le capital social selon Coleman “ (…) need not only be seen as components of social structures, however.
[It] may also be seen as resources for the individuals ” (1990, p.300), et pour Bourdieu (1980), il y a capital social quand un individu mobilise par procuration les ressources auxquelles il a accès au sein du groupe.
Le capital social peut être initié par des individus particuliers…
Ces auteurs reconnaissent même la possibilité pour certains individus de jouer un rôle particulier vis à vis de ce capital social pourtant émanation collective.
Bourdieu signale la possibilité de mécanismes de délégation ou de mandatement dans la mobilisation du capital social collectif aboutissant à la concentration “ entre les mains d’un agent singulier [de] la totalité du capital social qui fonde l’existence du groupe ” (1980 p.3).
Coleman va plus loin et identifie la possibilité pour un individu d’être à l’origine de la création de capital social qui sera pourtant, une fois initié, à la fois un produit collectif et une ressource collective c’est à dire mobilisable par tous.
Il identifie ainsi une forme de capital social qui convient particulièrement au travail engagé ici et qu’il appelle “ intentional organization ” (1990 p.312).
Si Coleman considère que la plupart des types de capital social sont des sous-produits dérivés d’actions qui ont d’autres buts, il reconnaît cependant que certains peuvent avoir été créés intentionnellement par des acteurs qui en escomptent un retour sur investissement.
Il cite comme exemple les associations de parents d’élèves qui ont toujours été créées par quelques-uns d’entre eux, non sans efforts, mais dont le résultat des actions bénéficie à tous les parents d’élèves. Il s’agit alors de l’aspect « bien public » ou mieux « bien collectif » (public- good aspect) du capital social (1990, p. 315).
… Mais ils ne seront jamais les seuls à en bénéficier
Pour Coleman, le capital social se distingue des biens privés, fongibles et aliénables de l’économie classique pour deux raisons : 1) c’est un bien inaliénable et 2) les retours sur investissements sont toujours collectifs :
- C’est un attribut de la structure sociale et non pas un bien susceptible d’être possédé par un individu et donc échangeable, il n’est pas la propriété privée des personnes qui en bénéficient.
- Il a un aspect « bien collectif » dans la mesure où, à la différence des biens privés dont on peut, lorsqu’on investit en eux, être sûr d’en retirer des bénéfices uniquement pour soi, le capital social créé par l’action -l’investissement- de quelques-uns produit des bénéfices à l’usage de tous les membres de la structure sociale concernée par l’action27.
A l’inverse, le fait pour ce ou ces personnes de se désinvestir du groupe peut être une bonne opération au plan individuel tout en étant destructeur de capital social au plan collectif.
A priori, selon Coleman, chacun agit en effet à partir de son seul point de vue égoïste et ne se soucie guère des effets possibles de ses actions sur le capital social du groupe.