La croissance économique de l’Alliance nationale
Chapitre IV – Une entreprise à gérer
Le mouvement de centralisation et le renforcement du dispositif d’entreprise observés dans l’organisation et le fonctionnement de l’Alliance nationale sont aussi visibles dans ses pratiques économiques. L’adoption de principes de gestion employés par les compagnies d’assurance marquait d’ailleurs dès sa fondation un premier pas en ce sens.
Ses dirigeants militeront d’ailleurs pour que les gouvernements imposent ces principes aux autres sociétés mutuelles, de sorte que la population soit moins méfiante envers cette forme d’organisation1.
Ironiquement, ce sont ces lois mises en place par les gouvernements pour encadrer la pratique de ces sociétés que les dirigeants de l’Alliance nationale tiendront pour principales responsables des difficultés qu’elle connaît au tournant des années 1930. Parce qu’ils jugent qu’elles nuisent au développement de leur société, les dirigeants choisissent de s’en libérer en transformant l’Alliance nationale en compagnie à la fin des années 1940.
Les différentes transformations introduites dans la gestion de la société traduisent, de la part des dirigeants, des préoccupations de plus en plus semblables à celles des grandes compagnies d’assurance. Ces préoccupations s’observent dans la gestion des fonds alors que l’ensemble des capitaux est centralisé pour plus de rendements. L’évolution des postes de dépenses, notamment la croissance de la masse salariale, confirme la centralisation de la gestion et l’éloignement des membres des lieux de la prise des décisions.
1. La croissance économique de l’Alliance nationale
Au moment de la fondation de l’Alliance nationale, peu de gens sont prêts à parier sur la survie d’une nouvelle société de secours canadienne-française. Pourtant, elle parvient rapidement à se hisser parmi les grandes sociétés.
Elle réussit toutefois difficilement à soutenir la concurrence des compagnies qui, selon les dirigeants de l’Alliance nationale, bénéficient d’un cadre législatif moins contraignant que celui imposé aux sociétés mutuelles. Soucieux de maintenir la croissance de la société, les dirigeants choisissent en 1948 de la convertir en compagnie mutuelle de façon à bénéficier des mêmes avantages. Voyons d’un peu plus près l’évolution de sa position économique.
L’Alliance nationale est l’une des dernières sociétés mutuelles canadiennes-françaises à voir le jour au XIXe siècle. Pourtant, en 19152, elle en est la troisième en importance avec 18 845 889$ d’assurances en vigueur3. Elle talonne de très près la Société des Artisans, qui elle en détient 20 069 322$, et l’Union St-Joseph du Canada4 avec 19 795 020$.
Les sociétés canadiennes-françaises ne sont toutefois pas encore parvenues à déloger Canadian Order of Foresters5, la plus importante au Québec avec 21 073 000$ d’assurances en vigueur, et Catholic Order of Foresters qui en détient 20 093 500$, dont les sièges sociaux sont basés à l’extérieur du Québec.
Avec les années, l’Alliance nationale parvient peu à peu à dépasser ses concurrentes. Déjà en 19356, elle détient plus d’assurances en vigueur que les sociétés étrangères qui accusent un sérieux recul, Canadian Order of Foresters détenant environ 11 millions $7 d’assurances en vigueur et Catholic Order Foresters environ 9 millions $. En fait, avec un peu plus de 11 millions $, même l’Union St-Joseph du Canada les dépasse.
Enfin, l’Alliance nationale devient la plus importante société de secours mutuels au Québec en 1940 alors que pour la première fois, elle dépasse tout juste la Société des Artisans avec environ 32 millions$ d’assurances en vigueur, contre environ 31 millions$. L’écart entre les deux continue de s’accroître par la suite, si bien qu’en 1945, elle en détient plus de 54 millions $, contre 43 millions $ pour la Société des Artisans.
Tableau 4.1 Montant des assurances en vigueur au Québec détenues par quelques-unes des sociétés mutuelles les plus importantes
Sociétés de secours mutuels | 1915 | 1935 | 1945 | ||
Québec | Alliance nationale | 18 845 889 | 22 954 158 | 54 568 906 | |
Société des Artisans | 20 069 322 | 30 862 051 | 42 933 428 | ||
Union St-Joseph de Drummondville | 839 350 | 957 773 | 6 954 552 | ||
Union St-Joseph de St-Hyacinthe | 6 950 000 | 1 960 976 | 9 799 509 | ||
Mutuelle de l’UCC 6 481 100 | |||||
Extérieur | Association Canado-Américaine | 2 422 650 | 2 120 890 | 10 786 233 | |
Canadian Order of Foresters | 21 073 000 | 10 962 634 | 10 174 874 | ||
Catholic Order of Foresters | 20 093 500 | 9 088 279 | 7 889 354 | ||
Union St-Joseph du Canada 19 795 020 11 018 830 22 270 562 | |||||
Total pour l’ensemble des SSM au Québec 148 387 879 | 120 515 953 | 235 618 191 |
Source: Rapports de l’Inspecteur des sociétés de secours mutuels, 1915 et 1935 et Rapport annuel du Surintendant des assurances du Québec, 1945. Les données pour plusieurs de ces SSM ne sont pas disponibles pour 1925.
Grâce à une rapide croissance de ses affaires, l’Alliance nationale améliore sa position relative par rapport aux autres sociétés mutuelles. Ce n’est toutefois pas le cas par rapport aux compagnies. Le recul que connaît l’Alliance nationale sur le marché de l’assurance est vécu par l’ensemble des sociétés de secours mutuels faisant affaires au Québec.
En 1915, elles détiennent 30 %8 des assurances en vigueur. Une baisse importante se produit au cours des années 1920, si bien qu’en 1945, elles n’en détiennent plus que 8 %. De la même manière, l’importance relative de l’Alliance nationale dans le marché de l’assurance-vie au Québec accuse une diminution. Alors qu’en 1915, elle détient près de 4 % des assurances en vigueur, elle en détient moins de 2 % en 1945.
TABLEAU 4.2 Montant des assurances-vie en vigueur au Québec détenues par les sociétés mutuelles et les compagnies d’assurance
1915 | 1935 | 1945 |
Types de sociétés Montant % | Montant % | Montant % |
Sociétés de secours mutuels 148 387 879 30,0
– Alliance nationale 18 845 889 3,8 – Société des Artisans 20 069 322 4,1 Compagnies d’assurance-vie 346 716 149* 70,0 |
120 515 953 6,5
22 954 158 1,2 30 862 051 1,7 1 730 216 659 93,5 |
235 618 191 7,6
54 568 906 1,8 42 933 428 1,4 2 851 701 954 92,4 |
Total assurance-vie 495 104 028* 100,0 | 1 850 732 612 100,0 | 3 087 320 145 100,0 |
Source: Rapport de l’Inspecteur des sociétés de secours mutuels et Rapport annuel du
Surintendant des Assurances du Québec
* Montants basés sur une estimation à partir du montant des assurances en vigueur pour l’ensemble des sociétés d’assurance faisant affaires au Canada. Ils comprennent les compagnies et sociétés mutuelles étrangères, les compagnies et sociétés sous juridiction fédérale, de même que les sociétés et compagnies sous juridiction provinciale. Les chiffres proviennent du Rapport du Surintendant des assurances du Canada. En 1935, 28 % des assurances en vigueur au Canada sont souscrites au Québec.
Comment expliquer ce recul du secours mutuel!? De l’avis de ses dirigeants, la détérioration de la position économique de l’Alliance nationale par rapport aux compagnies serait due au cadre législatif trop restrictif régissant les pratiques économiques de leur société9.
Contrairement aux sociétés mutuelles, qui ne peuvent offrir une police d’assurance-vie pour un montant plus élevé que 10 000$, les compagnies n’ont pas de limites, si bien qu’elles peuvent rejoindre davantage de clients. Les compagnies n’ont pas à diviser leurs revenus en différentes caisses, comme sont tenues de le faire les sociétés mutuelles, ce qui leur laisse une plus grande marge de manœuvre dans leurs placements.
D’ailleurs, les compagnies bénéficient de possibilités de placements plus variées que les sociétés mutuelles, puisqu’elles peuvent entre autres acquérir des actions.10. Enfin, les dirigeants de l’Alliance nationale soutiennent que le système de succursales des compagnies, reposant sur l’embauche d’agents d’assurance, est plus efficace que le système des percepteurs en vigueur dans les sociétés mutuelles11.
1 Il en est notamment question lors de la convention générale de la société en 1896. Alliance nationale, Rapports des officiers généraux faits au Conseil général à sa session ouverte le 31 août 1896, p.5
2 Première année où les données sont disponibles pour l’ensemble des sociétés des secours mutuels au Québec.
3 Les données proviennent du Rapport annuel de l’Inspecteur des sociétés de secours mutuels, 1916.
4 Il s’agit d’une société canadienne-française dont le siège social est situé à Ottawa. En 1910, 67 % des assurances en vigueur de la société proviennent du Québec. (Annuaire Statistique du Québec, 1915, p. 653.)
5 En 1910, le montant total des assurances en vigueur du Canadian Order of Foresters est de 78 120 000$, dont 18 003 500$ proviennent du Québec. Pour Catholic Order of Foresters, les montants totaux sont de 148 197 000$, dont 21 590 250$ au Québec. (Annuaire Statistique du Québec, 1915, p.652)
6 De 1920 à 1930, nous ne possédons pas de données sur Canadian Order of Foresters et sur Catholic Order of Foresters. Nous ne pouvons donc pas déterminer précisément à quel moment survient leur déclin au Québec.
7 Rapport de l’Inspecteur des sociétés de secours mutuels, 1936.
8 Rapport de l’Inspecteur des sociétés de secours mutuels et Rapport annuel du Surintendant des Assurances du Québec
9 Dans un document manuscrit conservé dans les archives d’Industrielle-Alliance, P.E. Trudel, employé de l’Alliance nationale au moment de sa réorganisation en compagnie, expose les différentes raisons qui ont poussé les dirigeants en ce sens. (P.E. Trudel, Notes générales ayant trait aux diverses étapes de l’Alliance nationale, 12 novembre 1948.)
10 Sun Life éprouve d’ailleurs certaines difficultés avec la dévaluation des titres qu’elle a acquis au cours des années 1930. Joseph Schull, Un astre centenaire, op. cit., p. 67.
À travers l’examen du développement économique de la société, nous pouvons donc observer deux phases de croissance. D’abord un décollage rapide, où en l’espace de quelques années, elle parvient à se hisser parmi les plus importantes sociétés de secours mutuels au Québec. Cette phase est suivie d’une période de croissance modérée, mais qui marque aussi le déclin de sa position relative sur le marché de l’assurance- vie. Les dirigeants de l’Alliance nationale attribuent ce recul aux dispositions juridiques régissant le secours mutuel.