Le marché comme structure sociale (Harrison White)
1.2.4.5. Le marché comme structure sociale (Harrison White)
Qu’est-ce qu’un marché, d’où vient-il ? Comment les marchés sont-ils capables de se reproduire ou comment assurent-ils leur reproduction au cours du temps ? Ces questions clés ont été abordées par H. White dans un article célèbre de 198119, et développées en 1988.
Pour cet auteur, elles ne peuvent être résolues qu’en observant les structures sociales concrètes des marchés. Et c’est précisément, selon lui, ce qu’évitent de faire les économistes, du fait d’une approche fondée sur l’idéal du marché compétitif créé par la « main invisible » et sur une conception psychologisante et les traits culturels superficiels des individus.
Prenant appui sur l’exemple d’un marché de producteur, la critique de l’approche néoclassique par White porte essentiellement sur deux points (1988, p. 228) :
a) premier point, l’hypothèse d’atomicité des acteurs sur leur marché : pour les économistes, dans un tel type de marché, les producteurs sont censés être suffisamment nombreux pour s’ignorer les uns les autres et ne pas tenir compte donc du comportement de chacun pour définir sa propre stratégie, ce que les économistes appellent l’effet d’agrégation.
White s’oppose à cette vision, et propose de considérer le marché comme (p. 228) « un groupe réel [tangible clique] de firmes productrices, s’observant les unes les autres dans le contexte d’un ensemble agrégé d’acheteurs » [a tangible clique of producing firms, observing one another in the context of an aggregate set of buyers]. Ce type de marché se caractérise par quatre principes concernant le versant « producteurs » du marché :
- les acteurs du marché (et les entrants potentiels) se connaissent les uns les autres ;
- ils prennent en compte dans leurs actions et stratégies propres les actions des autres telles qu’ils les perçoivent ;
- chaque acteur est très intéressé par ce que font les autres et comment ils se positionnent vis à vis des acheteurs ;
- ils disposent d’une grande connaissance commune, partagée, sur le style de comportement de chacun vis à vis des autres, c’est à dire le contexte dans lequel ils opèrent.
b) second point, la seule prise en compte du calcul individuel et de l’intérêt comme mobile pour les acteurs de ce marché, indépendamment du contexte : H. White cherche à associer à la fois les facettes du calcul égoïste et de l’affectif dans la vie sociale (« My approach accommodates both the calculating and affective sides of social life », 1988, p.228), qu’il juge complémentaires.
Il défend l’idée d’une rationalité « contextuelle », associant l’intérêt égoïste, qui contribue certes à soutenir l’organisation collective du marché, mais aussi les dimensions affectives.
19 « Where Do Markets Come From ? », American Journal of Sociology, 1981. White s’appuie sur l’exemple du marché de la pizza surgelée
Qu’est-ce que le marché pour White ? A l’intérieur du chaos apparent des échanges s’effectuant en permanence dans l’économie réelle, il retient un principe organisateur, l’intérêt d’ego (self-interest), qui permet l’établissement de ce qu’il appelle un « setting » de marché dans lequel chaque acteur cherche une position stable, et contribue au contexte perçu par les autres acteurs.
Pour White, le marché est d’abord une structure d’interaction collective, un espace d’expression, de confrontation et de perception par autrui du comportement et des actions de chaque acteur, à la fois orienté et contraint à tout moment par le comportement et les actions de tous les autres acteurs impliqués dans cette structure d’interaction.
Les marchés sont des structures sociales, et qui, en tant que telles, doivent comporter au moins un « interface », c’est à dire un « lieu » qui le définit, un espace d’expression et de reconnaissance mutuelle des perceptions des acteurs qui y sont engagés (ou potentiellement engagés), et qui marque son autonomie par rapport à d’autres formations sociales (« an interface – or arena of mutually recognized perceptions marking a transition from one social formation to another », 1988, p. 227).
Ensuite, de façon plus concrète, White définit le marché à partir de « simple settings », c’est à dire des formes d’arrangement propres à chaque entreprise en terme de coût de production, de prix de vente et de volume de production proposé.
Les informations du type coûts de production, prix de vente et volumes échangés sur les marchés étant tout à fait accessibles, ceci a l’avantage de supposer des compétences nettement plus réalistes pour les acteurs du marché que celles imposées par les comportements maximisateurs stipulés par les économistes (capacités techniques d’optimisation mathématique, omniscience sur l’état du monde économique et les conséquences futures des actions engagées [Steiner 1999, p. 69]).
L’ensemble des différents « simple settings » de chaque entreprise forme un « market schedule », notion difficilement traduisible, correspondant aux règles de fonctionnement du marché au cours du temps et à l’ensemble des positions perçues comme possibles par les entreprises.
On peut le résumer ainsi pour un marché donné :
- la position de chaque entreprise est définie par le prix de sa production et la quantité qu’elle propose ;
- ces informations étant aisément et réellement accessibles pour chacune d’elles, les différentes entreprises peuvent donc observer leurs positions respectives ;
- chacune d’elles détermine sa position parmi celles qu’elle repère comme possibles, compte tenu de ses propres coûts de production.
Le marché pour White est donc l’espace des positions possibles tel que perçu par les entreprises, chaque entreprise considérant cet espace comme donné alors qu’en fait il est le résultat des actions de chacune d’elles et de leurs interactions.
Saisir le fonctionnement du marché, c’est alors étudier les conditions de stabilité et de reproduction de cette structure d’interactions. Celles-ci se produisant en permanence, les marchés peuvent évoluer au cours du temps.
Chaque entreprise présente sur le marché ou y entrant cherche une position qui lui convient, et la redéfinit régulièrement en fonction de celle des autres et de son intérêt propre.
L’ensemble de ces ajustements permanents aboutit alors à assurer la reproduction du marché (le marché est stable lorsque chaque acteur choisit en fin de période la position qu’il avait en début de période), son apparition (marché explosif) ou au contraire sa disparition (marché délité) (Steiner 1999, pp.69-72).
On retrouve ici aussi une vision processuelle dans laquelle la structure d’interactions marchandes pèse sur les acteurs du marché et conditionne leurs actions, ces actions produisant à leur tour de façon permanente le maintien ou la transformation de la structure (figure 2).
Figure 2. Interaction structure/action individuelle
Le marché est donc un fait social, « that is created by the joint action of many individuals, but is inexorable for any one of them » (p.226), susceptible d’être interprété aussi bien en terme de contrôle social que comme un phénomène économique concret : « (…) markets are a distinctive form of social control as well as particular tangible structures within monetary economies » (p.254).
Le marché est une production sociale, une production réelle et « tangible », au moins pour les individus qui en sont partie prenante. H. White renverse la perspective par rapport au marché des économistes : le marché est le résultat des comportements des divers acteurs, même s’ils n’en n’ont pas conscience.
Le marché ne préexiste pas à des individus atomisés ou interchangeables, pas plus qu’il n’est réglé par un prix d’équilibre qui s’imposerait à eux de manière aveugle. Le marché n’est que ce que des acteurs identifiés en font, même si ce résultat leur échappe en partie.
Le marché n’est plus premier dans la compréhension des phénomènes économiques : ce qui est premier, c’est le comportement des acteurs engagés dans des interactions, et qui aboutit alors seulement, et pas obligatoirement, à un marché (Favereau, Biencourt, Eymard-Duvernay 1994).