La production du capital social au niveau collectif
2.2.5. Ce capital social est à la fois intentionnel et contingent
Cette question de l’intentionnalité dans la constitution et les effets du capital social est récurrente. Steiner (1999 p. 79) en pose les termes ainsi : peut-il faire l’objet d’une stratégie explicite d’accumulation, d’une démarche essentiellement instrumentale, ou bien ses bénéfices sociaux et économiques ne peuvent-ils être que des sous-produits plus ou moins contingents des relations sociales ? En fait la première partie de la question vise la constitution du capital social, la seconde sa mobilisation.
Il est donc les deux à la fois selon le moment ou la perspective de l’acteur39. La nature même de la configuration étudiée ici oblige à distinguer selon le type d’acteur et selon qu’il s’agit de la production du capital social ou de sa mobilisation.
2.2.5.1. La production du capital social au niveau collectif résulte au minimum d’une stratégie émergente du responsable du dispositif de formation
Le système composé des relations nouées entre les trois types d’acteurs, élèves, responsable et enseignants, professionnels du milieu visé, et du dispositif de formation lui-même comme support organisationnel du capital social dépend essentiellement du responsable et promoteur du dispositif de formation.
L’existence de ce capital social peut tout à fait être le fruit intentionnel du responsable du dispositif dans la mesure où celui-ci peut avoir conscience des phénomènes relationnels à l’oeuvre dans son dispositif de formation et particulièrement dans les activités pédagogiques40 et souhaite les entretenir et les encourager.
C’est une des perspectives de Coleman (1990) lorsqu’il parle de capital social comme « intentional organization » : le responsable du dispositif, et secondairement son équipe d’enseignants, a la faculté d’être à l’origine d’un capital social qui sera pourtant une émanation collective dont il ne sera pas le seul à tirer des avantages (élèves, employeurs).
Et sa position est telle qu’il peut même être à l’origine de sa disparition, suite par exemple à une mutation qui l’amènerait à quitter sa fonction de responsable du dispositif, ce que Coleman désignerait comme le résultat non intentionnel d’une action orientée vers d’autres buts que la disparition de ce capital social.
C’est aussi d’une certaine façon le point de vue de Burt (1995) qui décrit le comportement intentionnel de celui qui cherche à développer des liens produisant du capital social en se situant « entre » les milieux éducatifs et professionnels, en attirant et en nouant des liens avec des professionnels pour intervenir dans le fonctionnement pédagogique du dispositif de formation, même si les bénéfices de cette création de capital social iront aussi à d’autres personnes comme les élèves ou les employeurs.
39 Dans son étude sur l’importation des pratiques managériales dans le secteur culturel, Eve à fait (1998) traite cette question à partir de la figure du don (pp. 200-203). Pour le sens commun, les phénomènes de circulation et de réciprocité à l’œuvre dans les réseaux relationnels semblent résulter d’une certaine gratuité : « La construction sociale de la figure du don rend en fait en théorie impossible d’utiliser le don à des fins utilitaristes car ‘il ne marche plus’ dès qu’il est instrumentalisé. » (p. 201). Et pourtant, à fait nous rappelle en reprenant M. Mauss que ces contre-dons « en théorie volontaires [sont] en réalité obligatoirement faits et rendus » (p. 201), même si c’est sous la forme de gratitude ou de reconnaissance. Pour s’en sortir, elle propose de prendre en compte le temps et la dimension tacite propre à toute relation : 1) le moment du don est celui de l’instant présent, ce qui est congruent avec l’idée de la nécessaire récurrence des contacts dans la durée et de l’épreuve du temps, et avec la notion de processus telle que nous la développons au § 2.2.6. ; 2) il s’agit de considérer que « La véritable gratuité réside dans la simple acceptation du risque de non-retour, même si on espère le contraire. Seul ce risque voulu et accepté, en libérant l’autre d’une obligation contractuelle tacite authentifie le don et le met au service du lien. Celui qui reçoit comprend alors qu’il s’agit d’un don et non d’un calcul de retour et nourrira le lien plutôt que de vider la dette » (p. 201). Nous retrouvons ici l’idée du double niveau officiel/implicite de toute relation que nous développons au chapitre 4, § 4.2.2. (les médiations à double entente), et sans lequel aucune relation n’est véritablement possible.
40 Dans un sens large, incluant toutes les situations où le responsable ou un membre de son équipe sont en contact avec un employeur hors de la présence d’un ou des élèves
Il n’est pas nécessaire d’imaginer un comportement instrumental pur et dur, guidé par des objectifs mûrement prémédités, comme tend à le faire Burt, en postulant un acteur qui dès le départ aurait conçu son dispositif de formation de telle façon que le déroulement du processus pédagogique intègre explicitement et à la fois la transmission de connaissances et des savoir- faire aux élèves (l’activité formative), et les interactions élèves/employeurs ayant pour but de déboucher sur des embauches (les mises en relations), même si cela peut exister.
Tout d’abord, cette attention à des phénomènes micro sur le marché du travail ne releve pas de la culture dominante du système d’enseignement en France (Trouvé 1996) et doit être très inégalement partagée. Mais surtout, le responsable du dispositif n’est pas un être omnipotent capable de tout régenter, et les élèves et les employeurs ont leur mot à dire.
Sa réelle capacité d’action consiste à réunir les conditions pour que se produisent ces interactions, et qu’elles soient significatives et potentiellement porteuses d’embauches, c’est à dire à arrimer d’une façon effectivement relationnelle son dispositif de formation au milieu professionnel visé.
C’est en ce sens qu’il peut être considéré comme l’auteur du capital social, ce qui répond à la question de l’origine de celui-ci mais pas de sa mobilisation.
Il suffit donc d’admettre que la prise de conscience par le responsable du dispositif de l’existence de ces interactions, de leurs effets du point de vue des processus de recrutement, et de sa capacité à en favoriser l’apparition par une organisation pédagogique adéquate émerge peu à peu au cours du temps de son activité de pilotage du dispositif, peut-être plus ou moins rapidement selon son expérience.
Ce comportement relève de ce qu’Henry Mintzberg (1994), dans le domaine du pilotage des organisations, appelle une stratégie émergente par opposition aux stratégies délibérées, définies a priori une fois pour toute et appliquées de manière inflexible41.
Mintzberg identifie cette situation « (…) lorsque la forme [stratégique] qui apparaît n’a pas été expressément voulue. Des actions ont été entreprises, une à la fois, qui ont progressivement convergé au fil du temps en une sorte de cohérence ou de forme » (pp. 40-41).
Desserrant la contrainte du tout ou rien (stratégie vs pas de stratégie), Mintzberg la désigne bien comme une stratégie, car elle est portée par un minimum d’intentionnalité.
Mais il s’agit alors d’une stratégie qui se forme en cours d’action, sans que les buts soient clairement conscients et perçus d’entrée de jeu, d’une conduite non strictement organisée à l’avance, associée à un comportement d’apprentissage dans la mesure où la prise de conscience à un moment donné de l’effet stratégique de la position occupée (comme résultat d’autres actions indépendantes de ce but) peut susciter l’apparition d’éléments d’intentionnalité au sein du comportement d’ensemble dans le but de renforcer les aspects bénéfiques de cette stratégie.
41 L’approche de Mintzberg est plus complexe que cela. Selon lui, l’approche classique reconnaît, sur un axe temporel, les stratégies intentionnelles au stade de la conception, devenant ensuite des stratégies délibérées quand elles sont mises en oeuvre, une partie d’entre elles n’étant pas toujours réalisées ; mais cette approche n’identifie pas toutes les stratégies effectivement réalisées en ignorant l’existence des stratégies émergentes, non conçues a priori. En fait, selon Mintzberg, les individus ont rarement conscience de fonctionner dans un cadre de stratégie émergente quand c’est le cas, et ont toujours, a posteriori, l’impression d’avoir mis en oeuvre une stratégie délibérée… La conception pure et dure de la stratégie délibérée est en fait relativement abstraite, elle correspond peu ou prou à l’idée de l’individu en permanence omniscient et hypercalculateur même sur son avenir. Cette conception évacue complètement le temps puisque l’individu est à tout moment dans ces conditions… D’où l’intérêt des approches en sciences de gestion qui s’appuient sur l’identification, l’explicitation et la composition des processus qui permettent aux organisations d’apparaître, d’assurer leur reproduction, et éventuellement de disparaître
Le responsable du dispositif, et son équipe enseignante, développe peu à peu des contacts avec des employeurs du milieu professionnel visé ; il constate au cours d’actions orientées vers d’autres buts (strictement formatifs par exemple, mais pas seulement) la valeur instrumentale de ces relations du point de vue du placement des élèves ; et il peut découvrir alors progressivement tout l’intérêt d’organiser et de maintenir un flux relationnel avec le milieu visé au niveau de l’ensemble du dispositif.
Le capital social émerge ainsi et se constitue en ressource collective progressivement au gré du fonctionnement du dispositif, des décisions pédagogiques, donc du développement des contacts du dispositif.
Cependant, parler de capital social suppose la constitution et l’entretien d’un certain volume de contacts et d’occasions d’interactions, dont la permanence ne peut pas être fortuite, dans la mesure où elle ne relève pas des fonctions nécessaires au strict plan formatif.
A quel moment s’opère le basculement vers l’intentionnalité au niveau de l’ensemble du dispositif, peu importe en fait. C’est au moins à travers ces tâches que se manifeste l’intentionnalité, le comportement délibéré, du responsable du dispositif et de son équipe.