2 – Théorie autogestionnaire et nouvelles théories organisationnelles : 2.1 – Deux perspectives « subversives » quant à la conception « classique » des organisations : En effet, comme nous l’avons vu précédemment, l’autogestion est avant tout un mouvement d’idées qui se veulent en opposition avec les caractéristiques propre à cette sphère sociale et productive particulière qu’est l’ère industrielle et qui lui semble au fondement de la domination de l’homme sur l’homme : la propriété privée ; le centralisme ; l’autorité ; le pouvoir ; l’excès de rationalité économique ; les règles et normes définies de manière statique par les quelques personnes détenant le pouvoir (et qui parviennent à le garder grâce à ce monopole de la définition des règles) ; la division (entre conception et exécution, entre intelligence et action, entre les différentes dimensions de l’existence humaine). Les nouvelles théories organisationnelles se développent elles aussi en opposition avec la conception dite « classique » de l’organisation, dont les chantres furent Taylor, Fayol et Ford. Cette « image » mécaniste de l’organisation fut en effet fortement remise en cause à partir des années 70. Les nouvelles conceptions qui se développement vont dès lors systématiquement dénoncer : une conception mécaniste simplifiant les processus organisationnels complexes et dynamiques à une conception simpliste, réductionniste et statique, et engendrant un manque d’innovation, de réactivité, d’adaptabilité, d’engagement et de motivation au travail
une logique transcendantale centralisatrice à la recherche du « tout rationnel », du « tout prévisible » et du « tout calculable » inadaptée à un environnement de plus en plus complexe
une division du travail à l’origine de la perte de l’intelligence globale et du sens du travail
Une logique d’unification et de massification privant l’organisation de la richesse de la diversité Théorie autogestionnaire et nouvelles théories organisationnelles se présentent ainsi profondément comme deux pensées contestatrices et subversives vis-à-vis des conceptions traditionnelles de l’organisation. Mais, au-delà de cet aspect critique, ce sont également deux corpus théoriques constructifs qui vont tous deux s’attacher à dessiner une nouvelle conception de l’organisation et des processus organisationnels fort similaire de par la place privilégiées qu’ils accordent aux activités informationnelles, communicationnelles et cognitives. 2.2 – Une même « image » de l’organisation axée sur les activités informationnelles, communicationnelles et cognitives : Nous allons ici passer en revue les principaux concepts fondateurs (des concepts qui ont tous pour point commun de valoriser la place des activités informationnelles, communicationnelles et cognitives au sein des processus organisationnels) des nouvelles théories organisationnelles pour mettre en évidence leur congruence avec la théorie autogestionnaire. 2.2.1 – La coopération : * La thématique de la coopération dans les nouvelles théories organisationnelles : Une observation attentive des nouvelles théories organisationnelles met en effet en évidence le passage de la problématique de la « coordination » à celle de « coopération », une thématique présentée comme un « enjeu central du développement des organisations » (1). Ce passage témoigne de l’importance désormais accordée aux relations interpersonnelles dans l’entreprise. L’idée de coopération dépasse en effet le simple souci d’une coordination strictement matérielle et mécaniste des hommes et des compétences dont la logique était finalement d’ « économiser au maximum la communication inter-humaine » (2). Comme l’explique Thomas Coutrot : « l’exigence de coopération dépasse largement la seule question de la coordination. Il ne s’agit plus seulement de faire travailler ensemble efficacement des individus, la coopération requiert quelque chose de plus : une coordination qui passe par la bonne volonté des personnes, leur souci de l’intérêt commun, leur refus de profiter d’une opportunité individuelle au détriment du groupe, leur confiance que les autres en feront autant » (3). Par ce passage de la coordination à la coopération, l’organisation des « ressources humaines » n’est désormais plus assurée verticalement par la hiérarchie mais horizontalement, par les « opérateurs » eux-mêmes, au travers des leurs interactions quotidiennes et grâce à leur capacité à élaborer un « accord social » (4). La coopération n’est ainsi plus assurée de « l’extérieur » (par la hiérarchie) mais devient immanente à l’activité de travail et en devient une composante clé. Par conséquent, « la relation avec les autres [devient] un élément originel, de base, et non quelque chose d’accessoire » (5) installant « l’idée de communication, non plus à la périphérie mais au cœur même de l’activité industrielle » (6). La coopération encourage ainsi une conception élargie de la communication qui « ne consiste pas seulement dans la transmission de messages, mais [qui], plus fondamentalement, consiste à se mettre d’accord à la fois sur des objectifs communs et sur les interactions entre activités que nécessite la réalisation de ces objectifs » (7). La communication vise désormais une véritable « compréhension intersubjective » (8). La notion de coopération met ainsi en avant la dimension sociale de toute organisation, même entrepreneuriale et soumise aux lois économiques, au détriment d’une conception strictement mécaniste et fonctionnelle de l’entreprise : « la spécificité de la coopération est justement d’échapper à la rationalité instrumentale individuelle. On dira d’un comportement qu’il est coopératif s’il est soutenu par un autre type de rationalité, visant la satisfaction non d’un intérêt matériel personnel, mais la production ou la reproduction de ressources symboliques, par l’adhésion à des normes collectives » (9). Cette notion de coopération souligne ainsi l’importance des interactions sociales et plus globalement du « savoir être », compétence désormais aussi fondamentale que le « savoir » ou le « savoir-faire ». Elle ouvre de ce fait la voie à l’expérimentation de nouvelles relations sociales reposant non plus sur la méfiance, la hiérarchie et les jeux de pouvoir mais sur la confiance et la réciprocité propres aux réseaux informels. Il s’agit en effet désormais de « limiter les rapports d’autorité et de contrôle, pour favoriser les synergies et dynamiques créatives qui se nouent autour d’un projet spécifique » (10). * La thématique de la coopération dans la théorie autogestionnaire : La coopération est également une notion clé de la pensée autogestionnaire. On la retrouve ainsi chez plusieurs auteurs de ce courant, notamment sous le vocable de « l’entraide », comme par exemple chez Kropotkine. Dans Mutual aid, publié en 1902, il souhaite montrer que l’entraide est une donnée essentielle de la vie animale et humaine. C’est surtout en 1904 dans un long article pour The Nineteenth Century que Kropotkine théorise définitivement l’idée que l’aide mutuelle est le « premier principe d’évolution », permettant la réalisation d’une société harmonieuse. Ainsi, pour cet intellectuel, « l’entr’aide (…) combinée avec la large initiative laissée à l’individu et aux groupes» donna à l’humanité ses plus belles époques. * Un même appel à l’expérimentation de nouveaux rapports sociaux dans l’entreprise : La thématique de la coopération encourage l’entreprise à devenir un véritable laboratoire social expérimentant de nouvelles formes de relations et d’interactions entre les individus qui la composent. Ce nouvel impératif de la coopération implique en effet l’expérimentation de nouvelles relations sociales qui désormais doivent se fonder sur la confiance, une thématique très en vogue dans les nouvelles théories organisationnelles. Philippe Zarifian et Pierre Veltz constatent ainsi que « l’évolution du travail (…) résulte d’innovations organisationnelles « pures », portant notamment sur les formes de coordination des activités » (11). L’expérimentation sociale est également au centre de la pensée autogestionnaire. Ainsi, plutôt que la révolution, Proudhon prône « l’association et la découverte, l’invention de nouveaux modes de relations sociales ». Ces considérations ne sont pas sans rappeler les propos de Jacques Henri Jacot pour qui « la forme véritablement nouvelle d’organisation, celle qui procède d’un saut, d’une rupture, est la forme qui contribue au déplacement des rapports sociaux » (12).
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