L’écriture de l’histoire : l’iconoclaste du XXe Siècle – Céline

L’écriture de l’histoire : l’iconoclaste du XXe Siècle – Céline

Chapitre II L’écriture de l’Histoire

« Depuis le Voyage mon compte est bon ! »2

Ce chapitre est consacré à la période qui s’étale entre 1932 à 1936. Nous aborderons, tout d’abord la réception critique de son premier roman qui l’intègre au panthéon des hommes de Lettres, ainsi que l’affaire du Goncourt 1932.

Ensuite, nous nous intéresserons à son deuxième roman Mort à crédit qui par sa forme et son fond présage un changement dans la carrière de Céline. Enfin, nous terminerons ce chapitre, en abordant son voyage à l’U.R.S.S. qui marque un tournant dans la vie de Céline et donne naissance au pamphlétaire polémiste avec son premier pamphlet Mea Culpa.

1. L’iconoclaste du XXe Siècle

Au lendemain de la publication de Voyage au bout de la nuit, la critique littéraire est divisée par ce nouveau roman qui se trouve aux antipodes de ses précurseurs. Gorges Altman, journaliste au Monde le qualifie comme :

Un livre qui ne ressemble pas aux autres livres… un livre qui ne vienne pas d’une école et qui ne fasse pas école, un live seul, « sauvage ». Un livre qui donne au lecteur cette sensation qu’une production en série lui a fait perdre : la surprise […] Son livre désespéré est un lourd fleuve noir qui charrie des cadavres d’illusions et d’espoirs morts, un fleuve où se promènent d’étranges et belles lueurs3.

À cet éloge vient s’ajouter un article tonitruant rédigé par Léon Daudet dans L’Action française du 6 décembre 1932 qui désigne le livre de Céline comme un « Ouvrage truculent, extraordinaire, que beaucoup trouvent révoltant parce qu’il est écrit dans un style cru, parfois populacier, mais de haute graisse 1 » Il compare ensuite dans son article, le style célinien à celui de François Rabelais.

Une comparaison qui ne cesse de se faire, lorsqu’on aborde l’œuvre de Ferdinand Céline que ce soit sur le plan littéraire, à travers le bouleversement stylistique que ces deux auteurs ont opéré, grâce à leur verbe cru, imprégné d’un ton sarcastique voire d’humour noir, ou sur le plan personnel, car les deux auteurs, médecins de profession, ont connu une vie mouvementée.

Surnommé « Le père de la littérature française 2 » par Céline, il finit par lui rendre hommage dans son essai littéraire Le style contre les idées3, en revenant sur la ressemblance de son parcours avec celui de Rabelais il déclare : « J’ai eu dans ma vie le même vice que Rabelais.

J’ai passé moi aussi mon temps à me mettre dans des situations désespérées. Comme lui, je n’ai rien à attendre des autres, comme lui, je ne regrette rien4 ».

Cette « sauvagerie » du verbe vaut à l’auteur une certaine reconnaissance par un bon nombre de critiques et hisse le nom de Louis Ferdinand Céline parmi les écrivains incontournables de l’année 1932.

Cependant, quelques journalistes se sont montrés virulents envers l’œuvre de Céline, comme c’est le cas de Gonzague Truc qui, dans Comoedia du 31 octobre 1932, se demande s’il « faut pardonner à son auteur de l’avoir écrit, à ses éditeurs de l’avoir publié5 ».

Une critique sévère qui démontre que l’écrivain dérange une certaine caste et attire la jalousie de ses pairs. Cela est dû, non seulement, à son style novateur, mais aussi à cause des thèmes traités dans son roman, car il décrit la société du XXe siècle avec précision et met l’accent sur la désillusion que subit le monde, après la Première Guerre mondiale.

Comme vu plus haut, le cuirassier Destouches est sorti transformé de la guerre en un antimilitariste farouche et son parcours à la S.D.N. n’a pas amélioré la situation, puisque cet antimilitarisme a mûri en faisant place à un anticonformisme.

Voyage au bout de la nuit né de cet anticonformisme qui peut être considéré comme une réponse aux événements historiques de cette époque, à savoir la guerre de 14-18, le colonialisme en Afrique, ainsi que la nuisance du capitalisme sur le plan économique.

Certes l’aspect historique dans son œuvre n’est pas encore prépondérant, comme c’est le cas dans sa trilogie allemande (D’un château l’autre, Nord1, Rigodon2.) où l’auteur devient chroniqueur de l’Histoire et décrit la Deuxième Guerre mondiale, à partir de son point de vue, tout en retraçant les derniers jours du gouvernement de Vichy exilé à Sigmaringen.

Néanmoins, à la lecture de son premier roman, il apparaît évident que les événements historiques n’ont pas laissé Céline indifférent, ainsi, cette même manie de la vérité qui le pousse à rédiger une thèse de doctorat sur Semmelweis est toujours présente et se développe au fur et à mesure de son écriture.

Quelques mois après la publication de son roman, la saison des prix littéraires commence et avec elle le prix Goncourt, ainsi que le prix Renaudot. Toute la presse parisienne porte Ferdinand Céline comme favori et annonce Voyage au bout de la nuit comme le Goncourt de 1932.

Le 6 décembre, soit une journée avant le résultat, Léon Daudet annonce dans L’Action française que Céline est le grand vainqueur de cette année. Même l’auteur déclarait huit mois plutôt que « c’est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l’heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareille3» et se voyait attribuer la distinction.

Le lendemain, les membres du jury de l’Académie du Goncourt se réunissent pour voter entre Voyage au bout de la nuit de Louis Ferdinand Céline et Les loups de Guy Mazeline.

À midi le verdict tombe, l’auteur de Les loups bat Céline à six voix contre trois dès le premier tour. Un scandale éclate, les journalistes soupçonnent une pression exercée par Gallimard sur les membres du jury qui a influencé le verdict. Lucien Descaves, journaliste et membre de jury, furieux du résultat décide de quitter la réunion et se dirige vers le prix Renaudot, dont il est aussi membre de jury et décerne avec ses collègues le prix à Voyage au bout de la nuit.

2 Louis-Ferdinand CÉLINE, D’un château l’autre, Gallimard, Paris, 2015, p.80.

3 Georges ALTMAN, « Monde », 29 octobre 1932,., Cité dans David ALLIOT, op. cit., p.52.

1 Léon DAUDET, « L’Action française », 6 décembre 1932, Cité dans David ALLIOT, op. cit., p.54.

2 Guy BECHTEL, Rabelais ou « la crudité juste », in : mensuel 505, février 2011, p.01.

3 Louis-Ferdinand CÉLINE, Le style contre les idées, Éditions complexe, paris, 1987.

4 Louis-Ferdinand CÉLINE, op.cit., 1987, p.79.

5 David ALLIOT, op.cit., 2007, p.52.

1 Louis-Ferdinand CÉLINE, Nord, Gallimard, Paris, 1960.

2 Louis-Ferdinand CÉLINE, Rigodon, Gallimard, Paris, 1969.

3 Louis-Ferdinand CÉLINE, op.cit., 2016, p.43.

L’information est relatée par toute la presse où on crie au scandale et à l’usurpation. Le Canard Enchainé écrit dans son numéro du 14 décembre « Attention le vrai prix Goncourt 1932, c’est le Voyage au bout de la nuit par Louis Ferdinand Céline.

Méfiez-vous des imitations1.» Quant à Léon Daudet qui avait voté pour Céline au Goncourt, il décide de faire l’apologie de son œuvre, dans le numéro de Candide du 22 décembre 1932, et qualifie le livre comme « Appartenant beaucoup plus, par sa facture, sa liberté, sa hardiesse truculente, au XVIe siècle qu’au XXe 2».

Le scandale relance les ventes du livre et atteint rapidement le chiffre de 50 000 exemplaires vendus en France et finit par créer un engouement au sein de la société française.

Tous les amateurs de littérature cherchent à découvrir cet auteur que le Goncourt de 1932 avait raté. Toutefois, Céline sort blessé et dégoûté de cet épisode, lui qui s’imaginait intégrer la liste des «Goncourteux »3.

Certes, il n’attachait pas une grande importance à ce prix, ni à celui de Renaudot, puisque dans une lettre envoyée en 1932 à Cillie Pam, une de ses anciennes compagnes qui était d’origine juive, il écrit « Pour le Goncourt ce fut un horreur purement et simplement.

Aucun plaisir cela ne me fit – avec ou sans. C’est tout pareil pour moi4 ». Par la suite, l’auteur décline l’allocation offerte au vainqueur du prix Renaudot qui s’élevait à 5000 Francs par mois, la même somme que pour le prix Goncourt.

Quant au dégoût de Louis-Ferdinand Céline, il est surtout dirigé contre les journalistes et les éditeurs, car après cet épisode, il se montre hostile à leur égard. Saboté par ces derniers, ses yeux s’ouvrent sur le monde des éditeurs et ses coulisses et affirme n’avoir « retenu que la vulgarité, la grossièreté, l’impudeur de toute cette affaire1 ». Il quitte toute cette atmosphère en direction de Berlin, pour le compte de la Société des Nations qui entre en contact avec lui pour une nouvelle mission.

Il arrive à Berlin le 11 décembre 1932, sa nouvelle mission consiste à étudier la « médecine au chômage », c’est-à-dire, une médecine consacrée à la psychologie du chômeur et vise à remédier à son état psychique et physique.

Dès son arrivée, il trouve une Allemagne dévastée par la crise économique de 1929. La République de Weimar est en pleine crise et ne peut plus gérer le pays, sa fin approche. En face, un parti prometteur est en train de briguer le pouvoir et de gagner des partisans : le parti national-socialiste plus couramment connu par l’abréviation le parti nazi.

Encore une fois, au cours de sa vie, Céline est confronté à un événement majeur de l’histoire, et encore une fois, il décide de se manifester, à travers un réquisitoire s’intitulant « Pour tuer le chômage, tueront-ils les chômeurs ? » publié dans La République du 1er février 1933. Il s’attaque avec véhémence au régime politique allemand qui laisse mourir son peuple, tout en soulignant l’inégalité que subit ce dernier, car :

Sur quatre Allemands, le premier mange beaucoup trop, les deux autres mangent à leur faim, le quatrième crève lentement de sous-alimentation. Voilà un problème qu’un enfant de dix ans, moyennement doué, mais non empêtré, abruti par la politique et l’égoïsme, pourrait résoudre en dix minutes2.

Le docteur Destouches est choqué par la désinvolture exprimée par les politiciens locaux et internationaux sur ce « problème humainement parlant [qui] ne représente plus d’intérêt quand on s’est juré, tacitement, de ne point le résoudre3 » a priori, aucun dirigeant ne se préoccupe de la situation catastrophique dans laquelle se trouve l’Allemagne, excepté un seul homme, Hitler.

Céline ne reste pas indifférent à ce dernier et lance des mots prophétiques emplis d’espérance, car il estime qu’« il est possible que dans l’entourage d’Hitler se trouve le dictateur au chômage qui s’organise enfin de cette misère anarchique et la stabilise à un niveau raisonnable1 ».

C’est la première fois, que l’auteur s’exprime sur le national-socialisme d’Hitler et place un grand espoir en lui, afin de combattre la misère en Allemagne. Quelques mois plus tard, Hitler devient chancelier et prend le pouvoir.

Durant les quatre années qui suivent, l’Allemagne connaît un boom économique, restituant au pays son statut de puissance mondiale. Le taux de chômage décroît, la misère diminue. Ainsi, les mots prophétiques de Céline en 1933 se réalisent.

Et c’est pour cette raison qu’entre 1937-1939, il le soutient en affirmant qu’« Hitler il me ment pas comme les Juifs, il me dit pas je suis ton frère, il me dit  » le droit c’est la force  » : Voilà qui est net, je sais où je vais mettre les pieds, Je me fais miser, ou je me tire2… ». Bien entendu, en 1939, le monde n’a pas encore connu la Deuxième Guerre mondiale, ni le génocide perpétré par le nazisme et en 1942, du temps des paroles de Céline, Hitler est toujours l’allié de l’Europe.

Sa mission achevée en janvier 1933, le docteur Destouches retourne en France. Le scandale du Goncourt est atténué, la presse et le monde littéraire s’intéressent à d’autres auteurs, toutefois, le livre de Céline reste toujours prisé par les lecteurs.

Durant, la même année, l’auteur se lie d’amitié avec Léon Daudet, Lucien Descaves, ainsi que Jean Ajalbert. Les seules personnes qui ont défendu son roman dans la presse et au Goncourt. Cette amitié amène Louis- Ferdinand Céline à prononcer un discours public pour la première et la dernière fois.

Le 1er octobre 1933, Lucien Descaves invite Céline à prendre la parole, durant la commémoration de la mort d’Émile Zola. C’est devant une centaine de personnes que l’auteur de Voyage au bout de la nuit prononce un discours virulent. L’auditoire est subjugué, non seulement par les mots, mais aussi par la figure de l’auteur. La gauche française pense avoir trouvé en Céline un allié de force.

Il entame son discours en rendant un hommage à Zola qu’il estime être doté de « quelque héroïsme pour montrer aux hommes de son temps quelques gais tableaux de la réalité1 ».

Cependant, l’anticonformisme de Céline reprend le dessus sur son hommage à Zola, et il saute sur l’occasion pour critiquer la société du XXe siècle en clamant : « Nous voici parvenus au bout de vingt siècles de hautes civilisations et cependant aucun régime ne résisterait à deux mois de vérité. Je veux dire la société marxiste aussi bien que nos sociétés bourgeoises et fascistes 2 ».

Une fois encore, l’écrivain fait allusion à la vérité qui le ronge, depuis sa thèse de doctorat. Par contre, cette fois-ci, il met dans la même catégorie les trois mouvements politiques de cette époque, en pointant du doigt le mensonge débité par ces derniers envers leur peuple.

Quelques lignes plus bas, il lance des mots prophétiques au public sur Hitler qu’« il n’est pas le dernier mot, nous verrons plus épileptique encore3. » Et l’avenir a engendré d’encore plus « épileptique ».

En arrivant à la fin de son discours, Céline décide de « rendre un suprême hommage à Émile Zola […] il n’est nullement question de l’imiter ou de le suivre [car] nous n’avons évidemment ni le don, ni la force, ni la foi qui créent les grands mouvements d’âme4 », mais c’est sur les derniers mots que l’orateur fascine le public, en déclarant que :

Depuis Zola, le cauchemar qui entourait l’homme non seulement c’est précisé, mais il est devenu officiel. À mesure que nos dieux deviennent plus puissants, ils deviennent plus féroces, plus jaloux et plus bêtes… Ils s’organisent. Que leur dire5 ?

Il faut préciser qu’Émile Zola était un fervent dreyfusard qui a écrit un manifeste intitulé « J’accuse ! » contre le gouvernement français. Il estimait que le Capitaine Alfred Dreyfus était victime d’une injustice.

Céline avait connaissance de cela, pourtant il s’est porté volontaire pour rendre un ultime hommage à Zola, bien que ce dernier soit un dreyfusard. Ainsi, nous pouvons déduire que l’antisémitisme de Louis-Ferdinand Céline n’est nullement lié à l’affaire Dreyfus et encore moins à celui de son père.

1 David ALLIOT, op.cit., 2007, p.62.

2 Émile BRAMI, Céline, Éditions Écriture, Paris, 2003, p.290.

3 Néologisme crée par Louis-Ferdinand Céline.

4 David ALLIOT, op. cit., 2007.p.63.

1 Ibid., p.69.

2 Louis-Ferdinand CÉLINE, Pour tuer le chômage, tueront-ils les chômeurs ?, Éditions Lampe d’Aladin, Belgique, 1994, p.02.

3 Ibid., p.02.

1 Ibid., p.03.

2 Louis-Ferdinand CÉLINE, Bagatelles pour un massacre, Denoël, Paris, 1937, p.55.

1 Louis-Ferdinand CÉLINE, Cahiers de Céline n° 1 : Céline et l’actualité littéraire. Ed. Nrf, Paris, 1932- 1957, p.78.

2 Louis-Ferdinand CÉLINE, Cahiers de Céline n° 1 : Céline et l’actualité littéraire. Ed. Nrf, Paris, 1932- 1957, p.80.

3 Ibid., p.82.

4 Ibid., p.83.

5 Ibid., p.84.

Après cet événement, Ferdinand Céline se retire provisoirement de la scène médiatique et retourne au dispensaire de Clichy pour y retravailler. Non pas qu’il ait besoin d’argent, mais la médecine, qui plus est la médecine sociale suscite un grand intérêt pour l’écrivain. En parallèle, le docteur Destouches prépare un deuxième roman, il s’agit de Mort à crédit.

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