Le Médecin Destouches : la vie de Louis Ferdinand Céline

Le Médecin Destouches : la vie de Louis Ferdinand Céline

3. Le Médecin Destouches

Arrivé à Paris, vers la fin de l’année 1917, âgé alors de vingt-trois ans, il est embauché rapidement par la revue Eurêka. Celle-ci est spécialisée dans la vulgarisation scientifique dirigée par un certain Raoul Marquis.

Une personne qui a joué un rôle important dans la vie de Ferdinand, puisqu’il a va l’initier au monde de la science et il comblera aussi le vide paternel dont il a souffert. Il faut préciser que Raoul Marquis, n’est nul autre que Jean Marin Courtial des Pereires. Un écrivain polygraphe, aéronaute et scientifique vulgarisateur qui travaillait comme secrétaire de la revue scientifique Eurêka.

Quelques mois avant la parution de son deuxième roman Mort à crédit1. Céline lui rend hommage, à travers une lettre adressée à Fischer le 7 janvier 1936 :

Il m’a donné de bien cocasses leçons de vivre et de ne pas vivre. Il était bas et universel, astronome et mesquin, inventif et désespérément maladroit. Il avait tout pour lui et tout contre lui. À présent c’est fini2.

Ferdinand Destouches travaille à Eurêka comme traducteur, ainsi que correcteur d’articles jusqu’à mars 1918, date à laquelle, il rejoint la Fondation Rockefeller comme propagandiste, afin de lutter contre la tuberculose qui sévit de plus en plus en France et particulièrement en Bretagne.

Un métier qu’il compare à du « Charlie Chaplin3 » dans son rôle de marionnette et de propagandiste. Une accusation reprise ensuite dans son ouvrage Bagatelles pour un massacre4.

C’est à cette période que Céline fait la connaissance du professeur Follet et de sa fille Édith. Après la fin de la Première Guerre mondiale, le calme s’installe en France et la société reprend ses habitudes.

Durant la même année, Louis Destouches entreprend de passer son baccalauréat abrégé en filière scientifique et se marie avec Édith. Il passe ses épreuves de bac avec succès et intègre la faculté des sciences à Rennes en vue de devenir médecin certifié. Cinq années plus tard, il est autorisé à soutenir sa thèse de doctorat.

Son sujet de recherche est la vie et l’œuvre d’Ignace Philippe Semmelweis, un médecin hygiéniste d’origine juive hongroise du XIXe siècle qui a soutenu que le taux élevé de mortalité chez les femmes en couches est dû à une bactérie collée aux mains des médecins pendant l’accouchement.

Afin d’éviter la contamination, il exige de ses confrères de se laver les mains dans une solution à base de chlorure de chaux, avant l’opération. Le résultat est bluffant, en seulement quelques mois, le taux de mortalité qui touchait les femmes en couches a baissé de façon considérable.

Sa découverte, ainsi que ses travaux scientifiques vont ouvrir la voie aux recherches sur l’antisepsie et d’une certaine manière, il devient le précurseur de la prophylaxie.

Cependant, cette remise en question de la médecine traditionnelle attisera la haine de ses pairs qui contesteront violemment sa découverte et l’empêcheront de l’exercer sur ses patients. Par la suite, il est démis de ses fonctions et finit par devenir fou et paranoïaque.

Il meurt dans la misère, ainsi que dans l’oubli total, le 16 août 1865. Ce n’est seulement que cinquante ans après sa mort que ses travaux de médecin visionnaire seront réhabilités.

Il est à souligner que cette thèse de doctorat est toujours d’actualité, car en étant encore sujette à plusieurs interprétations, ses détracteurs les plus susceptibles tentent de trouver une analogie entre l’antisémitisme de Céline et sa manie hygiénique, comme l’ancien président français, Nicolas Sarkozy qui insinue que l’obsession de Louis-Ferdinand Céline à éradiquer les bactéries se manifestera bien plus tard, dans ses pamphlets. Par contre la bactérie est personnifiée par la race juive1.

Son interprétation est non seulement infondée, mais aussi sortie de son contexte, car la bactérie n’est nullement la question centrale de la thèse de Ferdinand Céline. À travers cette recherche, il essaye, en fait de réhabiliter, ainsi que de redonner la place que mérite le docteur Ignace Philippe Semmelweis dans le domaine médical, Il démontre que c’est un génie de la médecine dont les travaux ont été occultés par l’institution médicale de l’époque.

Il fait aussi, par deux fois allusion à la falsification de l’histoire officielle en sous-entendant qu’il existe une histoire mystérieuse voilée par certaines personnes, car selon lui « si l’on pouvait écrire l’histoire mystérieuse des véritables événements humains, quel moment sensible, quel moment périlleux que ce voyage 1 ! »

Ainsi, loin d’être une simple manie hygiénique, c’est une obsession de la vérité et de la justice qui pousse Ferdinand Destouches à entamer cette recherche et il déclare dans les dernières pages de sa thèse universitaire que Semmelweis :

Nous a tout donné, il s’est dépensé cent fois pour que nous soyons moins malheureux, plus vivants, et cent fois, les savants, les pouvoirs publics de son temps ont refusé avec une cruauté, une sottise inexpiable les dons admirables et bienfaisants de son génie2.

Et c’est cette même obsession, ainsi que la volonté de défendre les opprimés qui pousse Louis-Ferdinand Céline à rédiger entre 1936-1941 ses pamphlets, tout en reprenant son discours subversif et en se proclamant écrivain de l’histoire mystérieuse, voire prophète.

Nous pouvons considérer cette thèse de doctorat comme la première œuvre littéraire de Céline, puisqu’elle relève plus de l’ordre littéraire que de l’ordre scientifique. En effet, il prend une certaine liberté à rédiger la biographie de Semmelweis, en imaginant certains événements et l’on peut affirmer de ce fait, qu’il écrit aussi sa première biographie fictionnelle ; un genre littéraire qui ne cessera d’être utilisé par l’auteur dans ses œuvres postérieures.

Le style, quant à lui, est celui d’un véritable écrivain qui dévoile les futurs thèmes de prédilection de Ferdinand Céline, tels que : l’injustice, la méchanceté des hommes, la mort… etc.

Le 1er mai 1924, sa thèse est soutenue avec succès et obtient la mention « Très bien ». Il décide de l’imprimer à compte d’auteur, en la distribuant à ses confrères. Celle-ci est saluée par le monde médical, mais c’est seulement quand elle sera éditée au nom de Louis-Ferdinand Céline en 1959, par l’éditeur Gallimard, qu’elle finit par connaître un succès littéraire.

Ses études terminées, Céline se dirige vers la vie professionnelle. Il est présenté par son ancien professeur à un certain Ludwig Rajchman, médecin d’origine juive polonaise, à la tête de la section « Hygiène de la Société des Nations ».

Les deux hommes se lient rapidement d’amitié et Céline se voit proposer de travailler à la Société des Nations. Le 27 juin de la même année, il est recruté par cette dernière et s’installe à Genève en laissant sa femme, ainsi que sa fille Colette à Rennes.

• Passage à la Société des Nations

Nous tenons à souligner son passage à la S.D.N., car il nous apparaît que les pamphlets de Céline puisent leur source dans cette expérience assez singulière, où il a côtoyé des hommes politiques et des décideurs qui ont dirigé en secret le monde, juste après la 1re guerre mondiale et qui aboutira à la Seconde Guerre. C’est la clef de « l’histoire mystérieuse », qu’il évoque dans sa thèse de doctorat.

La Société des Nations est une organisation internationale fondée, le 15 novembre 1920, par 42 pays, et dissoute en 1946 pour être remplacée par l’ONU (Organisation des Nations unies).

Son but est de maintenir la paix dans le monde, en privilégiant la discussion, ainsi que la diplomatie pour résoudre les conflits politiques. Elle se subdivisait en plusieurs organisations entre autres : l’organisation internationale du travail (O.I.T.) et l’Organisation mondiale de la santé (O.M.S.) dont le bureau d’Hygiène dépendait.

Louis Destouches est affecté, lors de son arrivée, à la section Hygiène de la Société des Nations comme « médecin de classe B ». Son travail consistait à accompagner une délégation de médecins, aux quatre coins du globe afin de rédiger des rapports sur la situation hygiénique à son supérieur le docteur Ludwig Rajchman.

Sa première mission est de créer un réseau mondial d’échanges qui a pour but d’améliorer le niveau de la santé publique. Elle l’amènera à traverser toute l’Amérique du Nord en passant par Cuba jusqu’à Montréal.

1 Louis-Ferdinand CÉLINE, Mort à crédit, Gallimard Paris, 2014.

2 Johanne BERNARD, « Céline en Amérique : l’histoire d’une critique », Études céliniennes, n° 8, printemps 2013, p.123.

3 Louis-Ferdinand CÉLINE, Cahiers Céline, N. r. f., n° 11, Gallimard, Paris, 1989, p. 80.

4 Louis-Ferdinand CÉLINE, Bagatelles pour un massacre, Denoël, Paris, 1937.

1 Émission « Livres & vous », Diffusée sur Public Sénat le 09 février 2018. Consultée le 01 décembre 2019 à 22 h : 45, URL : https://www.youtube.com/watch?v=obMnaJTrvQk

1 Louis-Ferdinand CÉLINE, Semmelweis, Gallimard, «L’Imaginaire», Paris, 1999, p. 89.

2 Ibid., p. 119.

Son passage en Amérique marquera à jamais Ferdinand Céline et il peut être considéré comme le deuxième tournant de sa vie, après les événements de la guerre de 14-18. Car, en plus de fouler pour la première fois le sol américain, il va aussi faire la rencontre de plusieurs personnalités importantes, relevant du domaine politique, comme le chef du Service de la santé publique des États-Unis, le Surgeon-General Cumming, ainsi que le Président des États-Unis, Calvin Coolidge à la Maison-Blanche.

Il entre, aussi, pour la première fois en contact direct avec la Fondation Rockefeller qui finance la mission de la délégation d’Hygiène en Amérique. Elle demande au docteur Destouches, ainsi qu’à son groupe de visiter plusieurs manufactures, dont l’usine de Ford, pour dresser un constat sur la situation médicale et hygiénique des ouvriers au sein de l’établissement.

Le rapport qu’il envoie à son supérieur le docteur Rajchman est acerbe. Ferdinand Destouches découvre les dessous du capitalisme et déplore les méthodes de sélection utilisées par Ford, afin d’embaucher les nouveaux ouvriers.

Ces derniers sont recrutés, sans aucune visite médicale approfondie, «les aveugles mêmes sont employées1. » Sa critique sur le capitalisme ne s’arrêtera pas seulement au niveau de la sélection des ouvriers, mais aussi sur l’oppression que la machine exerce sur le prolétaire en le réduisant à l’état d’esclave.

Il note ironiquement que « la santé de l’ouvrier est sans importance, c’est la machine qui lui fait la charité d’avoir encore besoin de lui, les facteurs sont inversés2. » Bien plus tard, on retrouvera ce même ton critique sur l’asservissement du prolétaire soviétique avec la machine dans son premier pamphlet Mea Culpa1.

Lors de son retour à Genève, sa femme, Édith Follet, demande le divorce en 1926. Il est prononcé le 21 juin, sans la présence de Louis Destouches qui est reparti en mission pour la S.D.N.

Il change de continent et sa nouvelle destination est l’Afrique. Par contre, cette fois-ci, sa mission se déroule de manière catastrophique. Les rivalités au sein des colonies, le manque de moyens financiers et de transports ont rendu l’opération ardue.

La mission se solde par un échec total. Lors de son retour en Suisse, il omet de rédiger un rapport sur la situation et ne se contente que d’exposer les faits oralement à son directeur. Les résultats décevants de la mission du docteur Destouches le tiendront à l’écart du service de la sélection Hygiène pour un moment.

• Le docteur écrit des livres

Entre-temps, Ferdinand Destouches fait la rencontre d’Elizabeth Craig, surnommée : « L’impératrice » par Céline. Cette jeune Américaine, danseuse de surcroît, va être sa compagne durant six ans.

Elle accompagnera l’homme, ainsi que l’écrivain, car c’est à ce moment qu’il entame la rédaction de sa première œuvre littéraire l’Église2, puis elle sera sa muse pour l’écriture de son premier roman Voyage au bout de la nuit à qu’il lui dédie lors de sa parution. Une année après la publication de ce livre, elle quitte l’Europe pour refaire sa vie en Amérique.

L’Église est une pièce théâtrale en cinq actes dont l’écriture s’étale entre 1926-1927. « Plus qu’une réelle œuvre théâtrale, la pièce est un défouloir satirique 3 » en effet, dans l’Église, Céline tourne en dérision la SDN et plus précisément son supérieur, sous les traits du personnage Yudenzweck dans le quatrième acte. Ce livre est aussi le moins étudié parmi ses œuvres littéraires et surtout, le moins réussi. Il jugera par la suite que « l’Église était ratée […], mais quand même y’avait de la substance 1 » écrit-il.

Ce qu’il nomme « substance » nous semble en fait intéressant à interroger, étant donné qu’après l’achèvement de sa pièce, Céline la propose à lire à Ludwig Rajchman, afin d’avoir son avis.

Ce dernier est, un tant soit peu froissé par le livre. Certains critiques, dont David Alliot estime que c’est dû aux moqueries proférées par Céline à l’encontre de son supérieur. Or, dans Bagatelles pour un massacre, il revient sur cet épisode de sa vie en déclarant que :

Je lui ai fait lire à [Rajchman] lui qui se montrait dans la vie le plus éclectique des youtres […] Il a fait une petite grimace… Il a jamais oublié […] J’avais pincé la seule corde qu’était défendue, qu’était pas bonne pour les joujoux. Lui avait nettement compris2.

La corde défendue à laquelle Ferdinand Destouches fait allusion est sa critique de la S.D.N. et plus précisément, la machination des guerres par les hauts placés dans les coulisses de cette organisation.

En s’attardant sur la page 112 de l’Église, on découvre un personnage assez singulier qui propose à son patron qu’« au lieu de supprimer la guerre d’un seul coup, nous la rendons sportive.

Ce n’est plus la brutalité primitive déchaînée ; nous la maîtrisons, nous lui donnons des règles 3 » cette phrase est révélatrice, car une décennie, après la rédaction de ce texte, le monde assiste à la Deuxième Guerre mondiale.

Une guerre, maîtrisée si on suit le raisonnement du personnage qui propose : une organisation du conflit, l’armistice, la réorganisation de la carte européenne et tout cela dans le but de satisfaire l’héroïsme du peuple.

Cette théorie du complot est reprise explicitement dans Bagatelles pour un massacre. Après avoir « vu travailler les grands Juifs dans les coulisses de l’Univers, préparer les gros fricots4. » il qualifie la S.D.N. comme « la plusngrande synagogue dans le plus grand temple maçon » voire « l’antre des combinaisons les plus vicieuses de l’Époque et de l’Avenir 1».

1Rapport du Dr L Destouches au Dr L Rajchman en avril 1925, consulté le 20/12/19, URL : https://docs.google.com/file/d/0BwQw6SncXbyVUVc3cGRSYWFDX0k/edit?fbclid=IwAR3AoqsJ5gS_ 4b3-EGhiizByJa5lc6kp1IQvKFPyQgRPxV-Jsz0HVOyZSFg

2 Matthias GRADET, « 1925 : Céline, un médecin aux Amériques. », LE PETIT CELINIEN, 17 juillet 2013, Consulté le 10 décembre 2019, URL :http://www.lepetitcelinien.com/2013/07/1925-louis- ferdinand-celine-medecin-sdn ameriques.html

1 Louis-Ferdinand CÉLINE, Mea Culpa, Denoël, Paris 1936. 2 Louis-Ferdinand CÉLINE, L’Église, Gallimard, Paris, 1933. 3 David ALLIOT, op. cit., p.38.

1 Louis-Ferdinand CÉLINE, op, cit., Denoël, Paris, 1937, p.68.

2 Ibid., p.68.

3 Louis-Ferdinand CÉLINE, op. cit.,, Gallimard, Paris, 1933, p.112.

4 Louis-Ferdinand CÉLINE, 1937, op. cit., p.65.

1 Ibid., p.65.

Ces propos concordent avec ceux de l’historien José Govotich qui affirme qu’ « À l’issue d’une conférence des maçonneries alliées à Paris en janvier 1917 […] La Société des Nations figura au centre des préoccupations, du rapport élaboré par Andrey Lebey 2 » et de ce fait « La France pacifiste […] revendique la S.D.N. qui devient le but suprême de la guerre, le couronnement de la Révolution française 3 ! » quant aux antimaçonniques, ils sont catégoriques sur la question de la S.D.N., car après la lecture du compte rendu publié par le congrès, ils déduisent que la Société des Nations était un « super-état maçonnique »4.

Il nous semble indispensable pour comprendre l’attitude de Céline et son aversion des hommes politiques et de toutes les idéologies de définir ce qu’est la franc-maçonnerie.

La définition de la franc-maçonnerie reste hétérogène, car chaque obédience maçonnique (groupe de loges maçonniques) donne sa propre définition de la franc-maçonnerie. Toutefois, pour notre travail qui s’ancre dans l’histoire française, nous choisirons la définition de la grande loge de France (GLDF) :

La Franc-Maçonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la vérité, l’étude de la morale et la pratique de la solidarité […] La franc- maçonnerie a pour principes la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience5.

Ainsi, la Franc-maçonnerie est une organisation plus ou moins secrète, qui « est inspiratrice des sociétés secrètes 1» en jouant un rôle prépondérant dans « l’idéal démocratique, républicain et révolutionnaire [il] est sans cesse présent et avancé pour légitimer la démarche entreprise. L’idéal des droits de l’homme sert de référence constante2. »

Néanmoins, depuis sa création en 1599, elle a été de nombreuses fois mêlée à des événements historiques majeurs, notamment entre le XVIIIe et XXe siècle. La Révolution française est un des parfaits exemples, car « Dans cette révolution française, tout, jusqu’à ses forfaits les plus épouvantables, tout a été prévu, médité, combiné, résolu, statué ; tout a été l’effet de la plus profonde scélératesse 3» une accusation sans preuves tangibles par Barruel, mais à laquelle viennent s’ajouter d’autres accusations qui vont alimenter la théorie du complot par le franc-maçon. En particulier, après l’instauration de certains objectifs franc- maçonniques lors de la première république, comme la laïcité et la démocratie.

À cette théorie du complot vient par la suite s’ajouter celle d’un complot judéomaçonnique. Abordé rapidement par Barruel dans son livre, ce complot est traité en profondeur par Johann Christian Ehrmann, un franc-maçon de la loge allemande qui publie en 1816 un texte avançant la thèse d’une théorie du complot, dans laquelle il « dénonce la « juiverie dans la franc-maçonnerie », l’intention affichée de son auteur […] est de mettre en garde ses frères contre les Juifs, qui pénétreraient dans les loges maçonniques afin de les transformer en instruments de domination du monde4. »

Ce rapprochement entre les maçons et les Juifs est tout d’abord dû à l’utilisation de certains mots hébreux dans les rituels maçonniques, et ensuite, après le décret Crémieux qui naturalise les Juifs d’Algérie. « Or Adolphe Crémieux est à la fois juif et franc-maçon, sa dénonciation constitue la véritable naissance du complot judéomaçonnique 1» pour les antimaçonniques, c’est un complot qui vise à dominer les Français politiquement et économiquement puis le monde entier.

L’Église marque, aussi, la fin de Louis-Ferdinand Céline à la Société des Nations en brisant les liens qui l’unissaient avec son supérieur le docteur Rajchman. Une ambiance hostile s’installe entre les deux hommes et se soldera par la démission de Ferdinand Destouches, après quatre années de service à la S.D.N.

Son acte qu’il désigne comme « un coup d’héroïsme2 » résulte surtout d’une envie de s’adonner à l’écriture et d’intégrer le panthéon des hommes de Lettres.

• Nouveau départ et consécration de l’écrivain

En 1927, Ferdinand Destouches, en compagnie d’Elizabeth Craig, quitte Genève pour s’installer définitivement à Paris. Il ouvre un cabinet de médecine générale à Clichy, afin de subvenir à ses besoins.

La clientèle se fait rare dans le cabinet du docteur Destouches et est constituée majoritairement de pauvres, dont il refuse les honoraires, ce qui lui vaut le surnom de « médecin des pauvres ».

Très vite, la situation financière devient insupportable pour Céline. Il tente de faire éditer son manuscrit L’Église chez les éditions Gallimard, qui refusent sa pièce théâtrale, en jugeant qu’elle a « de la vigueur satirique, mais manque de suite », et ce même s’ils estiment qu’elle a le «Don de la peinture des milieux très divers 3 ». Il rentre en contact une seconde fois, avec Gallimard, mais cette fois avec sa nouvelle pièce théâtrale intitulée Progrès4 qui connaît le même sort que la précédente.

2 José GOTOVITCH, « Franc-maçonnerie, guerre et paix », in: Les Internationales et le problème de la guerre au XXe siècle. Actes du Colloque de Rome (22-24 novembre 1984) Rome : École française de Rome, 1987. P.90.

3 José GOTOVITCH, loc.cit. p.90.

4 Léon DE PONCINS, S.D.N. Super-État maçonnique, EDS, Paris, 1936.

5 Le Grand Orient de France, Le Grand Orient de France en 7 points, Paris, p.03. Consulté le 24/02/2020 à 11 h 36, URL : https://www.godf.org/uploads/assets/file/livret-presentation-godf.pdf

1 Gérard HERTAULT, Abel DOUAY, Franc-maçonnerie et sociétés secrètes contre Napoléon. Naissance de la nation allemande, Paris, Nouveau Monde éditions et Fondation Napoléon, 2005, p.456.

2 Arnaud MERCIER, « Le rôle de la franc-maçonnerie dans la création du statut des journalistes en 1935 », Questions de communication, N° 3, 2003, p.208.

3 Augustin DE BARRUEL, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, Paris, 1796-1797, p.10.

4 Pierre-André TAGUIEFF, « L’invention du « complot judéomaçonnique ». Avatars d’un mythe apocalyptique moderne », in : Revue d’Histoire de la Shoah, N° : 198, janvier 2003, p.14.

1 Emmanuel PIERRAT, « D’où vient le prétendu « complot » des Juifs et de francs-maçons, qui viserait la domination du monde ? », in : Ça m’intéresse, N° » 8, septembre-octobre 2011, p.36.

2 Louis-Ferdinand CÉLINE, 1937, op. cit., p.73.

3 François GIBAULT, Céline. 1894-1932, Le Temps des espérances, Mercure de France, Paris, 1985, p. 274.

4 Louis-Ferdinand CÉLINE, Progrès, Mercure de France, Paris, 1978.

À la fin du mois d’août 1929, le docteur Destouches ferme son cabinet et accepte de travailler au dispensaire de Clichy. Le jeune couple s’installe à Montmartre pour commencer une nouvelle vie.

De 1929 jusqu’à 1932, Louis Ferdinand Céline alterne sa vie professionnelle au dispensaire avec sa passion de l’écriture. Comme vu plus haut, cette passion est constante chez Céline, car depuis Les Carnets du cuirassier Destouches, il n’a cessé de s’essayer à l’écriture.

Cependant, cette sixième tentative est marquée par un changement radical chez l’auteur, car c’est la première fois qu’il entreprend l’écriture d’un roman, un genre jusqu’alors inexploré par Céline. Néanmoins, l’aspect autofictionnel reste tout aussi présent dans cette œuvre que dans les précédentes.

Le roman peut être considéré, à la fois, comme une réécriture de L’Église, car Ferdinand Destouches reprend certains passages, personnages, scènes, utilisés dans sa pièce théâtrale, mais est aussi la continuité de cette dernière, et ce par l’ajout à l’intrigue de Voyage au bout de la nuit, la relation de son voyage à New York avec sa visite des usines de Ford, ainsi que l’expérience de sa vie professionnelle en tant que médecin, lors de son retour en France.

Il puise son inspiration dans son environnement, en particulier, ses heures passées dans le dispensaire de Clichy. Les patients servent à leur tour de matériau au roman, dans la mesure où, ils seront repris sous les traits de plusieurs personnages, et ce sans omettre de retranscrire la parole argotique. Cette dernière constitue le lexique littéraire, adopté par l’auteur, tout au long du livre, c’est une première dans la littérature française.

Durant la rédaction du Voyage au bout de la nuit, Ferdinand Destouches est secoué par deux drames ; le premier est la mort de son père, en mars 1932, qui n’a pas connu l’écrivain Céline. Le deuxième est sa rupture avec Elizabeth Craig qui décide de retourner en Amérique. Longtemps après, Céline cherchera à retrouver sa trace sans aucun résultat.

Le roman achevé. Louis-Ferdinand Céline envoie, le 14 avril 1932, son manuscrit aux éditions Gallimard, joint d’un résumé de l’œuvre, en décrivant le Voyage au bout de la nuit comme :

Un récit romancé, dans une forme assez singulière et dont je ne vois pas beaucoup d’exemples dans la littérature en général […] Il s’agit d’une manière de symphonie littéraire, émotive plutôt que d’un véritable roman […] Au point de vue émotif ce récit est assez voisin de ce qu’on obtient ou devrait obtenir avec de la musique1.

Durant deux mois, après la réception du manuscrit, les éditions Gallimard hésitent à publier son roman. Certains comme André Malraux, alors directeur artistique de la maison, trouve au livre un « ton » intéressant.

Après moult réflexions, ils décident d’éditer le Voyage au bout de la nuit, à condition que l’auteur accepte de faire des coupes. La réponse de Céline ne se fait pas attendre. Il refuse catégoriquement que son roman subisse des retouches, voire de raccourcissements. D’autant plus qu’au même moment, les éditions Denoël viennent d’accepter d’éditer le livre.

En même temps qu’à Gallimard, Ferdinand Destouches avait envoyé son manuscrit à d’autres éditeurs, dont les éditions Denoël. Une jeune maison d’édition qui rêve de se faire une place parmi les grandes maisons d’édition de l’époque.

Robert Denoël, propriétaire de la maison, entame la lecture du livre le jour même de son arrivée. Il est « Saisi dès les premières lignes par la nouveauté de ton de l’auteur, par son entière liberté, par cette langue extraordinairement riche, farcie d’argot et d’images d’une crudité sans pareille 2 » sans plus tarder, il entre en contact avec l’auteur et lui propose un contrat, afin d’éditer son manuscrit.

Le 30 juin 1932, les deux hommes trouvent un terrain d’entente et signent le contrat éditorial. Quatre mois plus tard, Voyage au bout de la nuit est disponible dans les librairies de France.

1 Louis-Ferdinand CÉLINE, Lettres à la N.R.F., choix 1931-1961, Gallimard, Paris, 2016, p.41.

2 Robert DENOËL, Comment j’ai connu et lancé Louis-Ferdinand Céline, Van Bagaden, Paris, 1981, p.3.

1 Louis-Ferdinand CÉLINE, 1991, op. cit, p.43.

Ce qu’il nomme « Du pain pour un siècle de littérature 1 » révolutionne le monde littéraire et balaye sur son passage tout le formalisme des Lettres françaises, caractéristique du XIXe et début du XXe siècle. Ce premier roman marque, ainsi, le début de la carrière littéraire de Céline qui entre de plain-pied dans la légende.

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