Qui pirate, contrefait ou copie ? – Typologie à trois niveaux

B.- Quels sont les auteurs des violations du droit d’auteur ?
Après avoir abordé la réalité pratique des atteintes majeures au droit de propriété littéraire et artistique, il semblait logique, dans la lignée criminologique de cette deuxième partie de travail, de prêter attention à un aspect qui, apparemment, n’a fait l’objet que de (trop) peu d’études : qui commet les violations au droit d’auteur et aux droits voisins (§1) ? Selon quelles motivations, et avec quelle finalité (§2) ?
§1.Qui pirate, contrefait ou copie ? – Typologie à trois niveaux
Il ressort des informations collectées dans le cadre de la présente réalisation assez peu d’éléments susceptibles de dépeindre une typologie des infracteurs, ou plutôt une classification des délinquances 54. Nous croyons toutefois, grâce aux recherches effectuées et à la réflexion personnelle y afférente, pouvoir dégager trois catégories potentielles d’infractions. Cette classification a par ailleurs rencontré l’assentiment de M.Heymans, directeur général d’IFPI Belgique 55.
a. Niveau individuel
Il est aisé de penser que le niveau individuel constitue la base de l’édifice criminel des violations au droit d’auteur. C’est en effet le “premier degré” de la criminalité dans la matière qui nous occupe. Les individus relevant de cette catégorie sont des infracteurs du fait qu’ils ne respectent pas les prescriptions légales relatives au droit d’auteur : soit qu’ils téléchargent illicitement des fichiers musicaux via l’Internet, soit qu’ils empruntent le compact disque d’une connaissance afin d’en réaliser une copie destinée à leur usage personnel… Ce que l’on veut signifier à travers ces exemples est que l’on se situe à un niveau particulier, qui concerne la personne individuelle ; l’infraction n’est pas réalisée dans un but mercantile. L’atteinte au droit de propriété littéraire et artistique est directe et ne masque pas d’autres finalités.
Au sein de cette première catégorie figurent des individus qui, nous semble-t-il, n’ont généralement pas conscience que leur comportement est constitutif d’infraction, à tout le moins de faute au sens de l’article 1382 du Code civil. G.Kellens, paraphrasant Ph.Robert, rappelle à ce sujet que “le crime est une catégorie juridique et non pas comportementale” 56 ; les individus agissent selon leur intérêt personnel, suivant un comportement dont ils ignorent le caractère illégal.
L’on retrouve également dans la présente catégorie les individus qui agissent en connaissance de cause, mais qui considèrent leur acte comme déviant plutôt que délinquant, à condition qu’ils admettent le caractère illégitime de leur agissement ! Ainsi, s’ils concèdent que leur conduite n’est pas des plus conformes à la loi, elle ne leur paraît pas pour autant illégitime. On pourrait écrire que ces individus souscrivent à leur comportement dans la mesure où ceux-ci sont perçus comme de simples “incivismes quotidiens”, selon les mots de G.Kellens 57 , et pour lesquels ils acceptent le risque – plutôt faible en réalité – de s’exposer à une sanction.
Le vent “libertaire”, pour reprendre l’expression de Y.Poullet 58 , qui souffla un temps sur le Net et autorisa quelques-uns à croire qu’arrivait en force l’ère du “tout gratuit” peut expliquer partiellement ces types de conduite. Nous présumons aussi que l’émergence rapide des nouvelles technologies est à l’origine d’un flottement quant à la norme d’utilisation, c’est-à-dire quant à savoir ce qui est autorisé et ce qui est prohibé. Cette “zone grise” a pu laisser croire aux premiers utilisateurs qu’en achetant un graveur de CD, toutes les formes d’utilisations de celui-ci étaient dès lors possibles. Il ne fait que peu de doute que ce genre de syllogisme n’est plus guère qu’un prétexte à l’heure actuelle : les remous de l’actualité et la médiatisation de certaines affaires, déjà évoquées, réduisent à néant cette stratégie de défense.
L’activité délictueuse au sein de ce premier niveau d’analyse est intermittente, et ne fait pas l’objet d’une organisation particulière : l’individu exerce en dilettante, et profite en quelque sorte des effets secondaires et pervers d’une technologie (Internet, graveur…) qu’il a acquise, plutôt que l’inverse, qui consisterait à acquérir une technologie pour disposer au premier chef de ses effets pervers. La nuance est importante, le dernier cas de figure requérant, nous semble-t-il, une intention particulière.
b. Niveau micro-social
A ce stade de l’échelle de piratage ou de contrefaçon, l’individu est considéré en perspective avec son contexte relationnel ; il est ancré dans un réseau d’interactions, et c’est au sein de ce réseau que les actes délinquants s’inscrivent : la personne copie des CD ou des cassettes puis les distribue à son entourage contre rémunération. L’archétype de cette pratique reste l’élève ou l’étudiant qui dispose d’un ordinateur connecté à l’Internet et d’un graveur de CD et qui réalise des copies qu’il vend à ses connaissances. Si l’image est un peu caricaturale, elle n’en demeure pas moins réelle 59. Il est par ailleurs connu que d’aucuns ont organisé un véritable petit cercle commercial : réalisation à la demande, brochure d’informations listant les CD disponibles, offres promotionnelles pour les clients fidèles…
L’étendue du “marché” d’un contrefacteur ou d’un pirate à cette échelle est plus ou moins vaste : soit la pratique est limitée aux enceintes de l’école, du club sportif ou du groupe d’amis, soit elle se répand à d’autres personnes intéressées qui ont eu connaissance, par des relations, de la possibilité de se procurer des CD à un prix modique. Belle aubaine pour les adolescents disposant souvent de peu de moyens…
On note aisément la différence de degré qui existe avec la catégorie précédente. Tout d’abord, une certaine organisation est en place, tant en ce qui concerne la “production” que l’écoulement des copies. Ensuite, l’activité est souvent assez discrète ou circonscrite à des réseaux de “clients de confiance”, qui sont les seuls avec lesquels les affaires sont traitées, et qui peuvent également devenir les intermédiaires du trafic. Enfin, la finalité est clairement économique : l’activité est source de revenus faciles à obtenir, et par ailleurs alléchants pour les adolescents, voire certains adultes.
Il est difficile, dans ce cadre, de concevoir que les individus qui agissent de la sorte ne soient pas conscients de ce que leur pratique est illégale. Tout au plus peuvent-ils affirmer qu’ils ne savent pas quelle(s) loi(s) ils violent. Le délit est donc perpétré en connaissance de cause du point de vue pénal, et le comportement n’est clairement pas celui du bonus pater familias au sens civil. Nous supposons que si l’individu passe outre le risque d’une sanction, c’est généralement le fait d’un sentiment d’impunité exacerbé. Dès lors, on peut se demander dans quelle mesure les sanctions étudiées lors de la première partie ont une réelle valeur dissuasive ; nous y reviendrons quand nous aborderons les motivations potentielles des infracteurs, mais il est utile de garder cette interrogation à l’esprit, surtout lorsque l’on en vient à parler des organisations criminelles et mafieuses…
c. Niveau macro-social (global)
L’apogée de la contrefaçon et du piratage est atteinte à ce niveau. Au-delà du réseau de relations, l’on se trouve en présence de réelles organisations criminelles, fonctionnant selon un mode manufacturier de fabrication ; il s’agit véritablement d’entrepôts ou d’usines où sont produites des contrefaçons et des produits pirates de façon industrielle.
Il est évident qu’il existe une différence de degré entre ces organisations criminelles et mafieuses, et la piraterie “ordinaire” des deux niveaux précédents. J.C.Monet dresse un tableau révélateur de ce contraste en ces termes : “ce qui caractérise peut-être le mieux la différence de nature entre la délinquance individuelle et le crime organisé, c’est que la nature stratégique de l’action du premier est loin d’être toujours évidente. Par contre, dès qu’il y a crime organisé, c’est-à-dire qu’il y a dans un ensemble humain repérable : division des tâches, hiérarchisation des niveaux de compétence, procédures de coordination, contrôles et sanctions, et ce pour assurer la circulation de flux économiques illicites, la mise à profit de facilités fiscales, douanières, policières, politiques, etc. pour réaliser avec le minimum de risques des gains illégitimes au regard de la « saine » morale, sociale, il y a nécessairement, en œuvre, rationalité instrumentale et conduite stratégique” 60.
Pour approcher la réalité de ce phénomène, on dispose difficilement d’autre matière que d’exemples d’actions de police réussies (perquisitions, saisies…), ce qui peut s’expliquer par la difficulté de récolte des informations relatives à ce type d’activités. Les “Enforcement Bulletin” publiés par l’IFPI fournissent d’ailleurs d’éloquentes illustrations de l’étendue du phénomène 61 ; on ne peut que s’y référer pour exposer les faits qui suivent, en rappelant que ces chiffres doivent être lus avec prudence 62.
En janvier 2000 63 , une action conjointe de l’IFPI et de plusieurs départements de la Police de Londres a permis l’arrestation de six individus d’Europe de l’Est, qui importaient au Royaume-Uni plusieurs milliers de CD contrefaits, ainsi que des milliers de cartes de crédit contrefaites, des faux passeports, des armes…
En février 2000 64 , un réseau a été mis à jour dans la banlieue de Naples : la police a saisi 53 graveurs de CD, 28!000 CD contrefaits, ainsi que le matériel informatique utilisé par les contrefacteurs. Une deuxième action, quelques semaines plus tard, a permis la confiscation de 46 graveurs de CD, opérant 24 heures sur 24 sans la moindre assistance humaine, grâce à un système automatisé ; plus de 200!000 CD et quelques 100!000 pochettes ont été trouvés.
Alors qu’en mars 2000 65 , deux personnes étaient arrêtées à Rome pour contrefaçon de CD et organisation d’un réseau d’écoulement de voitures volées, en juin de la même année!66 , on dénombrait à Naples pas moins de 18 sites de production de contrefaçons et de produits pirates. Une machine opératrice a par ailleurs été découverte en Sicile, dirigeant 41 graveurs et permettant de produire 800 CD par heure, soit plus de 19!000 CD par jour.
On constate que les exemples ne manquent pas pour illustrer la réalité de la piraterie contemporaine, qui s’entend à l’échelle industrielle et internationale. La tendance actuelle semble en outre dépeindre un mélange des genres : la plupart des saisies ne rapportent plus uniquement des compact disques, mais l’on trouve dans l’arsenal des contrefacteurs des fausses cartes de crédit, des faux passeports, des marques contrefaites (tee-shirts, sacs à main, parfums…), des produits stupéfiants ou encore des armes. L’on se trouve bel et bien confronté aux bandes criminelles et aux organisations mafieuses, qui voient dans la contrefaçon une alternative providentielle au marché de la drogue 67.
Lire le mémoire complet ==> (Piratage et contrefaçon : Approche socio-criminologique des violations au droit d’auteur et aux droits voisins en matière musicale)
Travail de fin d’études en vue de l’obtention du diplôme de licencié en criminologie
Université de Liège – Faculté de Droit – École de Criminologie Jean Constant

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