Les techniques de neutralisation du sentiment de culpabilité

§3.Les techniques de neutralisation du sentiment de culpabilité
Proposée par G. M. Sykes et D. Matza en 1957 114 , la théorie relative aux techniques de neutralisation du sentiment de culpabilité, dont l’objet d’étude initial est la délinquance juvénile, semble tout à fait transposable à notre problématique. Elle offre en effet, nous semble-t-il, une voie de réponse particulièrement intéressante pour comprendre les justifications des agissements des individus qui piratent ou contrefont des CD.
a. La justification du passage à l’acte
Pour G. M. Sykes et D. Matza, une fois commis, le délit est justifié par son auteur dans la plupart des cas ; l’on entend par là que l’acte posé (la violation du droit d’auteur dans notre hypothèse) n’est pas gratuit, comme ce serait le cas pour le vandalisme en matière artistique par exemple 115. Il existe une raison au passage à l’acte, qui relève soit d’une rationalisation qui précède le passage à l’acte, soit d’une justification qui y fait suite.
Selon les auteurs en effet, la théorie des associations différentielles de Sutherland, qui propose une vision de la sous-culture délinquante où sont apprises d’une part, des techniques pour commettre des délits et d’autre part, des motivations, des rationalisations qui renversent les valeurs de la société traditionnelle, n’est pas correcte ; les délinquants développeraient un sentiment de culpabilité, de honte, après la commission d’un acte délinquant (ce qui ne serait pas le cas si l’échelle des valeurs était renversée).
Dès lors, la finalité de la neutralisation est d’éviter le sentiment de culpabilité, dans le but de maintenir l’identité de l’individu contrevenant et de déjouer ainsi l’ambivalence dans laquelle il serait plongé s’il ne justifiait pas son acte. L’individu y parviendra dans la mesure où il se prouvera que l’intention délictueuse faisait défaut. Ainsi, le contrôle social exercé par l’intériorisation des normes ou la volonté de conformité à l’environnement social est rendu inefficace, et l’individu est libre de commettre des actes délinquants sans altération majeure de son image de soi.
b. Les cinq techniques de neutralisation du sentiment de culpabilité – Transposition à la piraterie musicale
Les auteurs distinguent cinq techniques principales qui permettent de faire disparaître le caractère criminel des faits, et donc de supprimer tout sentiment de culpabilité :
(i)!Suivant le déni de responsabilité , les délits perpétrés sont plus que de simples accidents épisodiques ; l’individu est véritablement le jouet de la responsabilité des autres, et il est une boule de billard qui ne maîtrise pas les situations dans lesquelles il se trouve. L’individu se perçoit comme mû par des forces qui lui sont extérieures et incontrôlables (“acted upon”), plutôt que comme acteur (“acting”).
Ce type de justification peut aisément se retrouver, selon nous, chez les adjuvants à la piraterie : les “convoyeurs” des produits illicites arrêtés aux douanes invoquent souvent leur ignorance du contenu qu’ils transportent 116. De même, on peut très bien imaginer la situation de l’exécutant tenu par la peur de représailles de la part de son supérieur, appartenant à la mafia locale, contexte qui permet au contrefacteur de ne pas se sentir coupable du délit qu’il commet, puisqu’il protège son intégrité des foudres du chef de gang.
(ii)!Le déni de l’offense repose sur la distinction à laquelle les délinquants peuvent procéder entre les actes mala in se (qui sont réprouvés en soi) et les actes mala prohibita (qui sont réprimés par la loi mais pas intrinsèquement immoraux) ; la loi elle-même opère cette discrimination, ce qui constitue pour le délinquant un adjuvant important à la neutralisation.
On peut écrire que le cas de la piraterie à l’échelle micro-sociale et le téléchargement illicite de fichiers musicaux sur l’Internet se prêtent particulièrement à cette justification. Ainsi de la déclaration de deux jeunes qui copient illicitement des CD et les vendent à leurs connaissances : “(…) tout le monde n’attend que ça (…), mais ça va quoi, on est pas (sic) la mafia ! On en vend à l’école, aux potes, aux potes des potes (…) mais ce n’est pas une entreprise. On se fait juste un peu de blé. Combien ? J’en sais trop rien, quelques milliers de francs par mois quand on y passe du temps. Mais c’est pas le but à la base. Je ne deviendrai jamais riche avec ça. Et on écoute ce que [les artistes] font, c’est le principal, non ?” 117. Ce sont les conséquences de la contrefaçon qui sont niées, et pas seulement le point de vue économique : les individus négligent également les droits moraux reconnus à l’auteur et à l’artiste, qui ne sont pourtant qu’une autre facette de la même réalité, à savoir que le titulaire des droits est seul à pouvoir maîtriser la destinée de son œuvre.
(iii)!Le déni de la victime autorise le délinquant à assumer la responsabilité de ses actes pour autant que le dommage infligé soit justifié comme n’étant pas incorrect eu égard aux circonstances. Le préjudice n’en est en réalité pas un ; il s’agit plutôt d’un juste retour des choses. Le déviant se voit comme une sorte de Robin des Bois qui fait triompher la justice.
Ce mythe est fréquemment utilisé par les pirates et les contrefacteurs, qui invoquent généralement le niveau de vie de certains artistes pour minimiser leur délit : des chanteurs ou groupes à succès qui gagnent des millions d’euros ne verront pas leur subsistance menacée par le peu d’argent qui leur est ponctionné. Certaines attitudes plus vindicatives estiment même qu’il serait normal de la part d’artistes renommés – cela relèverait en quelque sorte de leur devoir moral – de ne pas se plaindre d’atteintes minimes à leurs droits, tel le téléchargement illicite en ligne ou le commerce de produits pirates au niveau micro-social. M.Heymans dénonce ce type d’arguments : parce que l’artiste est reconnu et dispose de revenus importants, il devrait supporter les atteintes faites à ses droits 118. Le raisonnement est biaisé au départ, d’autant que les pirates qui invoquent généralement ces motifs pour disculper leurs pratiques sont aussi souvent imbriqués dans l’engrenage économique puisqu’ils vendent à leur tour les copies qu’ils produisent.
(iv)!Avec la condamnation des accuseurs , l’individu qui viole les droits d’auteur déplace le centre d’attention de ses propres motivations à passer à l’acte aux comportements de ceux qui condamnent ses actions ; ses accusateurs sont hypocrites ou poussés par des motivations personnelles non-avouées.
Les artistes ne sont plus les cibles des reproches, mais bien les maisons de disque, les labels, les producteurs ; bref, les intermédiaires. Nous touchons ici à une problématique complexe, d’une importance cruciale à l’ère de la société de l’information, à savoir la raison d’être des intermédiaires de l’industrie musicale. Bien qu’elle nécessiterait une réflexion plus approfondie, nous prenons le risque d’écrire que les intermédiaires, qui s’accrochent farouchement aux prérogatives économiques qu’ils ont su tirer de l’interprétation de la loi, se trompent d’enjeu avec l’Internet : ils tentent de conserver un monopole dont il n’ont plus l’exclusivité. Qu’il s’agisse de la fonction de production ou de marketing, les nouvelles technologies et le Net proposent des alternatives aux artistes innovants qui ne souhaitent pas être sous le joug d’une maison de disques 119.
Notre intuition est qu’il serait plus sain pour tous les acteurs de cette polémique (artistes, majors, consommateurs, utilisateurs…) que l’industrie musicale investisse dans une recentralisation de ses fonctions, et qu’elle évolue vers le statut de fournisseur de services. La légitimité des maisons de disque leur serait rendue, puisque leur atout majeur serait de proposer des contenus plus spécifiques, exclusifs, plus spécialisés. Ceci ne permettrait certes pas de résoudre le problème de la piraterie, mais pourrait aider à déplacer le débat et à lever une partie des considérations peu pertinentes qui semblent inextricablement amalgamées à la polémique actuelle ; finalement, ceci permettrait de focaliser l’attention sur l’aspect essentiel de la problématique, à savoir le piratage et la contrefaçon, sans plus perdre de temps à discuter, une fois encore, du coût trop élevé des CD par exemple 120.
Ainsi, il pourrait être question pour les maisons de disque de consacrer une partie de leurs moyens à la lutte contre la piraterie (par les campagnes de sensibilisation entre autres actions 121 ), tout en oeuvrant à changer de statut. Il nous apparaît en effet que les maisons de disque pourraient chercher à se recycler en quelque sorte en fournisseurs de services exclusifs. Nous entendons par là qu’elles devraient exercer une fonction plus spécialisée dans l’orientation et le conseil du consommateur, et dans le même temps proposer plus que le contenu qu’un artiste pourrait lui-même, grâce aux nouvelles technologies, offrir au public ; il pourrait s’agir de titres inédits ou de diverses formes de bonus, comme la participation à des concours particuliers, la mise à disposition, avec le CD audio, de fichiers vidéo (documentaire sur l’artiste, clips, interviews…), à la manière des suppléments qui figurent sur les DVD vidéo et les sites Internet de promotion des films. La créativité des producteurs et l’inventivité des artistes pourraient être ainsi conciliées, au bénéfice à la fois du public et de l’industrie musicale, ce que semble avoir compris l’industrie cinématographique.
(v)!La neutralisation par l’appel à des loyautés supérieures accorde au délinquant la possibilité de sacrifier les exigences de la société en général au profit des revendications d’un plus petit groupe, auquel l’infracteur adhère. L’individu ne rejette pas nécessairement les valeurs du système normatif dominant, mais préfère y substituer celles de son groupe d’appartenance ou d’une communauté dont il partage les conceptions.
Les individus qui rentrent dans le niveau individuel de notre typologie peuvent se retrouver dans cette technique de neutralisation : c’est dans l’objectif de rendre service à un ami que le CD a été dupliqué. Cette justification est également souvent de mise pour les pirates et contrefacteurs à l’échelle micro-sociale : les premiers CD sont copiés pour faire plaisir à quelques connaissances, puis l’infracteur en herbe constate que l’activité est lucrative, et il choisit de s’y adonner, en respectant un code moral selon lequel, par exemple, l’individu ne traite qu’avec des personnes de son entourage ; les autres personnes intéressées devront passer par l’intermédiaire de la connaissance pour obtenir le produit illicite.
Il est également possible de loger dans cette catégorie d’argumentation les internautes, qui se sentent membres d’une communauté de partage, comme nous l’évoquions précédemment!122. Une fois encore, l’objectif premier n’est pas de violer la loi mais de se conformer aux normes du groupe communautaire plutôt qu’aux valeurs de la société entière.
Lire le mémoire complet ==> (Piratage et contrefaçon : Approche socio-criminologique des violations au droit d’auteur et aux droits voisins en matière musicale)
Travail de fin d’études en vue de l’obtention du diplôme de licencié en criminologie
Université de Liège – Faculté de Droit – École de Criminologie Jean Constant

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