La post-modernité et la théorie structuro-fonctionnaliste de T. Parsons

C.- Quelles sont les hypothèses susceptibles d’orienter l’explication du passage à l’acte ?
Après l’exposé qui précède, on relève sans peine la même observation que l’un des protagonistes du dernier roman de P.Coelho, à savoir que : “ce n’est pas la volonté d’obéir aux lois qui fait que tous se comportent comme l’exige la société, mais la peur du châtiment” 90. De façon plus scientifique et plus précise, G.Kellens souligne en ce sens que “si une peine a un effet dissuasif, ce n’est pas parce qu’elle existe ou parce qu’elle a été appliquée, c’est parce qu’on sait qu’elle existe et qu’elle a été appliquée” 91.
Dès lors, il est permis de s’interroger sur l’existence de la sanction, c’est-à-dire sur son effectivité (le fait qu’elle existe réellement et qu’elle soit traduite en action) d’une part, et sur son efficience ou son efficacité (le fait qu’elle donne de bons résultats, qu’elle se révèle une solution idoine en ce qui concerne les violations au droit d’auteur) d’autre part. C’est cette conception duale qu’il convient de conserver à l’esprit pour aborder la présente réflexion ; on la retrouve en effet en filigrane dans tout le propos qui suit.
Plusieurs théories criminologiques ou sociologiques se révèlent à même de fournir une compréhension valable du passage à l’acte délinquant en matière de violation des droits d’auteur. Notre préoccupation ne porte plus tellement sur ce qui motive les individus à passer à l’acte, mais bien sur la dissuasion supposée de l’interdit légal : pourquoi n’a-t-elle pas cours chez certaines personnes, alors qu’elle semble fonctionner chez d’autres ? G.Kellens y insiste!: “savoir pourquoi (…) la majorité des gens respecte la loi, ressortit à la criminologie, comme aussi de savoir le rôle que joue, dans le calcul d’un candidat délinquant, le risque de sanction” 92. Il apparaît utile, dans un souci criminologique, de s’inquiéter un peu plus de cette problématique.
Structuré autour du passage à l’acte, ce volet du travail débute par une théorie sociologique générale sur la configuration sociale actuelle qui situe utilement, selon nous, la problématique globale des comportements et conduites délinquants ou, à tout le moins, déviants, dans le cadre de la société post-moderne (§1). Le passage à l’acte propre à notre étude est ensuite envisagé comme le résultat d’un calcul utilitaire, d’une rationalisation économique de la part du candidat délinquant (§2), et nous postulons enfin qu’une fois le délit commis, il est la plupart du temps justifié par son auteur (§3).
§1.La post-modernité et la théorie structuro-fonctionnaliste de T. Parsons
a. Notions : le système et ses quatre sphères
Qu’est-ce que la post-modernité ? On peut écrire brièvement que la post-modernité est un concept sociologique, qui désigne la configuration sociétale la plus récente. Fondamentalement, la post-modernité n’est pas une nouveauté, mais plutôt une évolution de la configuration sociale moderne qui exacerbe celle-ci et la pousse à son extrême développement. Dès lors, pour appréhender ce qu’est la modernité de façon pragmatique, nous nous référons à l’exemple structuro-fonctionnaliste proposé par T. Parsons, qui se révèle très éclairant 93.
Pour T. Parsons, le système moderne repose sur l’articulation des quatre sphères traditionnelles : économique, politique, culturelle et domestique. Le symbole de la sphère économique est le contrat de travail ; la politique est dominée par la conception de l’État providence ou de l’État nation ; le domaine culturel est essentiellement représenté par la religion et l’education (au sens anglo-saxon du terme), et la famille traditionnelle est l’emblème de la sphère domestique. Ces quatre noyaux sont en interaction : tout en étant distincts les uns des autres, ils s’influencent de sorte que l’addition du marché (adaptation économique), de la démocratie (goal attainment politique), de la stabilité des valeurs (education culturelle) et du soutien émotionnel (integration familiale) mène à l’achievement, c’est-à-dire à la réussite de soi, à l’épanouissement personnel 94.
Avec la post-modernité, ce système est étiré à une limite telle que les quatre champs deviennent des électrons libres, évoluant de façon quasiment indépendante les uns des autres. C’est cet éclatement qui donne lieu aujourd’hui à une telle diversité de croyances religieuses ou à la reconnaissance de l’homosexualité, par exemple : à partir du moment où tout devient possible au sein d’une sphère sans que les bouleversements affectent un autre domaine, alors la famille traditionnelle (de type parents-enfants) peut s’effondrer pour laisser la place aux familles recomposées, aux concubinages et aux relations homosexuelles. C’est aussi à partir de ce moment que le dogme de la religion catholique achève son éclatement, ouvrant la voie à diverses conceptions religieuses neuves ou dissidentes. De même, la réussite économique ne conditionne plus l’accomplissement personnel…
b. L’interaction par le réseau
La terminologie n’est pas le fruit du hasard : le mode d’inclusion dans la société post- moderne, c’est le réseau, ou la notion de “style de vie”. Dès l’instant où les quatre sphères traditionnelles modernes n’exercent plus un poids commun pour tracer le système relationnel de l’individu, celui-ci devient seul maître de ses relations, il doit choisir les “chaînes d’interdépendances personnelles” 95 dans lesquelles il veut s’impliquer.
Dans ce contexte, on comprend que “ce n’est plus la subjectivité des anciens contre la raison, ce n’est plus la raison des modernes contre la subjectivité ; c’est l’évanouissement ou l’évanescence du subjectif et de l’objectif, du rationnel et de l’irrationnel et l’arrivée en force du virtuel, du «tout est possible et tout se vaut»” 96. Selon cette conception, l’identité de la personne n’est donc plus prédéfinie par son patrimoine culturel ou familial, ni par son “devenir professionnel”, mais reste à construire 97!. A cause de l’étirement des sphères, l’identité est en quelque sorte vide au départ.
c. Transposition à la piraterie musicale
C’est dans cette situation que les actes de piratage et de contrefaçon s’inscrivent. M.Heymans le souligne également : on note, dans le contexte post-moderne, une évanescence des normes, tant régulatrices que légistiques 98. La norme juridique n’est par conséquent plus la seule à être valablement admise, et chacun, lors de la construction de son identité, adopte les normes qui lui sont le mieux adaptées. Celles-ci peuvent consister en une rationalité économique à outrance, primant sur l’ordre légal, dont la valeur dissuasive est fortement tempérée par le libre choix.
Ceci mène fréquemment à ce que R. Castel appelle l’individualité négative 99 , concept également connu sous la dénomination d’individualisme négatif. Par là, on entend désigner le comportement par lequel les actes posés sont mus par le seul intérêt personnel, les normes légistiques et l’opinion d’autrui important peu 100. La violation du droit d’auteur serait ainsi légitimée par la seule envie de l’individu de se procurer telle chanson de tel artiste, l’obtention licite ou non important peu.
Toute l’échelle des valeurs traditionnelles est remise en cause par la post-modernité. Appliquée à la violation des droits de l’auteur et de l’artiste, elle permet, nous le croyons, de mieux cerner certains comportements difficilement compréhensibles sans l’éclairage contextuel. Ainsi, comment aurait-on pu expliquer, entre autres exemples, le fait que les utilisateurs de Napster affirment fréquemment être les plus assidus à acheter des CD dans le commerce sans comprendre l’ambivalence créée par la post-modernité ? Tel est l’apport majeur de cette théorie à notre propos : elle permet d’illustrer des conduites apparemment antagonistes ou inexplicables par une autre voie. Elle nous autorise également à mieux appréhender la déchéance de la valeur dissuasive des sanctions…
Lire le mémoire complet ==> (Piratage et contrefaçon : Approche socio-criminologique des violations au droit d’auteur et aux droits voisins en matière musicale)
Travail de fin d’études en vue de l’obtention du diplôme de licencié en criminologie
Université de Liège – Faculté de Droit – École de Criminologie Jean Constant

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