Les ressorts de l’analyse économique du droit des contrats

II. Les ressorts de l’analyse économique
Le Farnsworth on Contracts contient cette phrase : « In recent decades, many scholars have brought economic analysis to bear on legal problems ; no lawyer can afford to be unaware of this work »68. L’invitation est sans équivoque. Selon cette affirmation, la communauté juridique française pêche donc par indifférence. Peu de juristes français s’intéressent à l’analyse économique du contrat, ou même du droit en général, mouvement qui se nomme the new Law and Economics, et qui est issu de la réflexion de plusieurs économistes et juristes anglo-saxons des années 1950.
C’est cet instrument d’analyse qui va nous aider à départager le droit français et le droit anglais. Bien sûr, et L. Vogel nous met en garde69, estimer que la Common Law est plus efficiente que le droit français, c’est faire de l’ethnocentrisme. Nous en sommes conscients, mais comme nous allons le voir dans notre dernier chapitre, non seulement la Common Law apparaît conceptuellement plus adaptée à la vie des affaires, mais encore cette adaptation se traduit par le succès des schémas de la Common Law auprès de nombreuses commissions ou de législateurs. Il nous a semblé utile de comprendre pourquoi, de façon pratique. L’analyse économique du droit des contrats nous le permet.
Nous nous servirons pour les besoins de notre étude du théorème de Coase70.

68 Farnsworth on Contracts, Section 1 : « The meaning of enforce », voir the economics of remedies, Aspen Publishers, 2° Edition, 1998, p. 7.
69 L. Vogel, préface à « Economie du Droit : le cas français », A.I. Ogus et M. Faure, Editions Panthéon-Assas, 2001.
70 Exposé dans l’article fondateur : « The problem of social costs », Journal of Law and Economics, volume 3, 1960, pp. 1-44, qui est l’article le plus cité dans les revues juridiques américaines.

Appliquons-le aux contrats synallagmatiques :
– Le premier postulat est qu’il n’existe pas de situation contractuelle comprenant une partie active (le créancier) et une partie passive (le débiteur) : il existe un conflit d’intérêts pour l’exploitation d’une même ressource, mais il n’existe pas de domination d’une partie sur l’autre.
– D’autre part, le second postulat est que, si les coûts de transaction sont négligeables, alors la situation optimale sera atteinte quel que soit le régime juridique attaché à l’inexécution d’une obligation contractuelle.
Nous pressentons ici l’intérêt d’une telle vision du contrat : on évite que les conflits ne se règlent ex-post, en incitant les contractants à prévoir les conditions d’exécution (ou d’inexécution) ex-ante. Cette vision a du succès dans tous les droits, continentaux inclus : la faveur grandissante accordée aux clauses pénales en témoigne.
L’analyse économique vise à ce que les parties négocient le mieux possible. Il faut donc pour cela les inciter à le faire. L’idée morale de réparation n’existe pas en analyse économique du contrat (comme en Common Law), et si les dommages- intérêts sont reconnus efficaces par celle-ci, c’est parce qu’ils incitent les parties à rechercher des effets conventionnels efficients.
Si nous pensons à un contrat parfait (au sens où toutes les hypothèses ont été prévues par les parties) dans notre système sans coûts de transaction, l’issue de la convention sera toujours efficiente, si le contrat ne produit pas d’externalités. La sanction n’aura alors pour but que de forcer le débiteur à s’exécuter puisque l’exécution sera toujours plus efficiente. Mais ceci n’est valable que pour un contrat parfait, ce qui n’existe jamais en pratique. Alors, les parties doivent considérer qu’il n’est parfois pas rentable de forcer l’exécution.
Prenons un exemple. Nous sommes les observateurs d’un contrat de vente portant sur un vase chinois. L’acheteur A lui attribue une valeur P(1) = 1000 €. Le vendeur V a deux moyens d’obtenir ce vase : soit il demande un permis d’importation (qu’il a 80% de chances d’obtenir) et l’importe lui-même au prix P(2) = 800 €, soit il l’achète à un importateur spécialisé au prix de P(3) = 3000 €.
Si nous nous situons dans un régime juridique qui a tendance à recourir à l’exécution forcée (hypothèse EF), V sera obligé de livrer la chose même s’il n’obtient pas le permis. V calcule donc son prix global ainsi (fonction des probabilités de l’échec de demande de permis p(3) = 0.2 et p(2) le succès p(2) = 0.8) :
Prix global EF = {P(2) x p(2)} + {P(3) x p(3)} Prix global EF = (800 x 0.8) + (3000 x 0.2) Prix global EF = 1240 €
V va donc demander au moins 1240 € à A. Mais A n’étant prêt à payer que 1000 €, la convention ne se formera pas.
Si, au contraire, l’inexécution était sanctionnée par des dommages-intérêts (hypothèse DI), voici comment V calculerait le coût du contrat, étant donné que les dommages-intérêts ne pourraient être supérieurs à la valeur qu’accorde A au vase :
Prix global DI = {P(2) x p(2)} + {montant DI x p(3)} Prix global DI = (800 x 0.8) + (1000 x 0.2) Prix global DI = 840 €
Ce prix laisse lui une grande place à la négociation, en plus de permettre bien sûr la conclusion du contrat.
Maintenant que nous avons fixé les bases avec cet exemple, nous allons pouvoir nous investir à analyser les caractéristiques des droits étudiés et en tirer des conclusions sur leur efficacité respective.
1. Le traitement de l’inexécution efficiente
Traitons d’un exemple simple, qui nous permettra de comprendre comment le droit français peut apparaître inefficient. Nous nous sommes inspiré ici de l’exemple célèbre donné par R. Coase71, adapté à la matière contractuelle.
Reprenons l’exemple de la vente d’un objet rare, comme le vase de Chine ou une œuvre d’art.

71 L’exemple contenu dans son article précité, avec les trains qui causent un dommage aux champs de blé.

A la suite d’une négociation, A et V sont parvenus à un accord sur le prix de la chose P(0) = 100 000 €. Pendant la négociation, A et V ont dévoilé la valeur de l’œuvre selon eux telle que :
P(A) = 110 000 € P(V) = 90 000 €
La négociation est mutuellement profitable puisque :
Profit (A) = 110 000 – 100 000 = 10 000 € Profit (V) = 100 000 – 90 000 = 10 000 €
Le profit social total [soit profit (A) + profit (V)] est donc positif (20 000 €). Le contrat est conclu, la chose n’est pas encore livrée, le prix n’est pas encore payé.
Une autre donnée entre alors en compte : V apprend qu’un acheteur B estime la chose à 120 000 €, mais qu’il en donne P(B) = 115 000 €.
Que doit faire V ?
En France, l’adage « Pacta sunt servanda » reflète bien sa situation. G. Viney a pu le préciser72 : les tribunaux sont enclins à ordonner l’exécution forcée si « la chose non livrée présente une certaine rareté », même si le choix semblait plutôt en faveur des dommages-intérêts selon le Code Civil (article 1136 du Code). Le droit français montre un visage favorable à l’exécution forcée des obligations lorsqu’elle est possible73, même si elle n’est pas efficiente (nous allons le constater).
Il n’en va pas de même pour la Common Law : il y a de grandes chances que le litige se résolve en dommages-intérêts, surtout si l’oeuvre d’art est acquise comme placement. Il y a aussi une autre possibilité, prévue par la Common Law : celle d’une injonction donnée par le tribunal, qui confère un droit patrimonial librement cessible, rappelons-le.

72 G. Viney, « Traité de Droit Civil, la Responsabilité : Effets », L.G.D.J., 1988, n°18.

73 F. Bellivier et R. Sefton-Green, « Force obligatoire du contrat en droits français et anglais : bonnes et mauvaises surprises du comparatiste », in Mélanges Ghestin, L.G.D.J., 2001, p. 91.
Traduisons ces données en chiffres. Selon notre exemple :
– Système français d’exécution forcée :
V doit vendre la chose à A par ordonnance du tribunal. Il perd donc 5 000 € par rapport à ce qu’il aurait pu obtenir dans une transaction avec B. Le profit social total reste donc identique à celui d’avant l’intervention de B, soit 20 000 €. D’autant plus que le droit français n’encourage pas encore vraiment la résolution hors tribunaux, la passage devant le tribunal fait augmenter les coûts de transaction dans la vie réelle, et donc diminue les gains éventuels.
– Système de Common Law :
Deux grandes hypothèses s’offrent à nous.
La première est celle de l’attribution de dommages-intérêts (hypothèse DI). V doit donc verser 10 000 € de dommages-intérêts à A, puisqu’il s’agit de son profit espéré après négociation (rappelons-nous de la définition des expectation interests), d’où :
000 – 10 000 (DI) = 15 000 €
000 = 5 000 €
Profit (A) = 10 000 € (DI) Profit (V) = 115 000 – 90
Profit (B) = 120 000 – 115
Le profit social total (DI) est dans ce cas de 30 000 € (somme des utilités privées). De plus, l’optimum de Pareto est atteint, puisque le profit social a augmenté et que personne n’a perdu de profits. C’est donc une situation efficiente selon le critère le plus restreint74.

74 L’autre critère étant le critère Kaldor-Hicks, selon lequel la situation est efficiente quand le profit social total augmente, peu importe que des personnes aient perdu et d’autre gagné plus. Ce critère est plus évolué que celui de Pareto, car il autorise la redistribution des richesses. Pareto reste tout de même un critère sévère d’efficacité économique.

La deuxième possibilité est celle d’une injonction en Equity si elle est accordée, suivie d’une négociation puisque le titre exécutoire ainsi obtenu est un droit patrimonial librement cessible75 (hypothèse I+N). La même hypothèse pourrait être faite avec un ordre de specific performance, puisque cette ordonnance peut aussi se négocier, organisant une cession de titre exécutoire. Les profits seront alors répartis ainsi :
Profit (V) = 115 000 – 90 000 = 25 000 € (puisqu’il vend le tableau à B)
000 = 5 000 € (toujours)
Profit (B) = 120 000 – 115
A veut au moins retirer 10 000 € de profit, puisqu’il espérait ce montant avant l’inexécution. V pourra lui offrir, dans la négociation, de 10 000 € jusqu’à 25 000 € pour que la vente reste efficace et pour convaincre A de ne pas forcer l’exécution (rachat du titre).
Le profit social total (I+N) est donc aussi de 30 000 €, car quoi qu’il arrive et quelle que soit l’issue de la négociation, les 25 000 € gagnés par V seront partagés entre lui et A, et B gagne 5 000 €.

75 E. McKendrick, op. cit., p. 400, il cite, et c’est symptomatique G. Calabresi et D. Melamed, « Property rules, liability rules and inalienability : one view of the cathedral », Harvard Law Review, volume 85, n° 6, Avril 1972., article fondateur en matière de comparaison de régimes contractuels.

Résumons ces résultats dans un tableau76 :

Dommages-
Intérêts
(Common Law)
Injonction et
Négociation
(Common Law)
Exécution forcée
(droit français)
Profit (A)10 000 €Entre 10 000 et 25 000 €10 000 €
Profit (V)15 000 €Entre 0 et 15 000 €10 000 €
Profit (B)5 000 €5 000 €0 €
P.S.T.7730 000 €30 000 €20 000 €

Le droit français traite mal de l’inexécution efficiente, il est moins efficient que le droit anglais, nous le constatons, car il force l’exécution lorsque l’inexécution est plus efficace. D’autant plus que le droit anglais permet aux parties d’adapter librement l’inexécution efficiente grâce aux clauses pénales : si la somme semble une juste estimation de la perte due à l’inexécution, la clause sera valable. Si elle a pour but d’effrayer l’autre partie, elle sera nulle78. L’allocation des ressources efficiente sera atteinte de façon plus rapide si les parties ont la liberté de prévoir la sanction de l’inexécution. Malheureusement, elles n’ont plus cette liberté en droit français.

76 Evidemment, dans toutes ces démonstrations, nous n’avons pas tenu compte, comme prévu, des coûts de transaction, qui sont accessoires lorsqu’il s’agit de contrats à valeur élevée. Cet exemple n’a qu’une valeur démonstrative, mais il suffit pour constater que la plus grande flexibilité dans les remèdes contractuels est nécessaire, et surtout que ces remèdes soient compréhensibles par tous, pour une meilleure prévisibilité.

L’article 1150 du Code Civil est donc un article devenu inefficient, lorsqu’on l’applique à des cas d’inexécution efficiente où les parties avaient prévu des clauses pénales. C’est le cas du surbooking en France79, cas d’inexécution efficiente reconnu par les juridictions de Common Law. Avant les lois du 9 Juillet 1975 et du 11 Octobre 1985, l’article 1150 reconnaissait pourtant la validité des clauses pénales à titre de principe. Cette solution (moins protectrice de la partie économiquement faible, il est vrai) était économiquement plus efficiente que l’actuelle. La solution actuelle veut que les clauses pénales n’aient plus d’effet dans les contrats inexécutés de façon volontaire. C’est alors le juge qui est chargé de fixer le montant des dommages- intérêts. Etant donné que le tribunal ne peut évaluer correctement la perte subjective due à l’inexécution du contrat, son estimation sera modeste comparativement aux souhaits des parties. D’autant plus que la pratique des contrats contenant un certain aléa nous montre que le prix est augmenté en fonction de la probabilité de la survenance de cet aléa (le coût de l’aléa est donc compris dans le prix du contrat). Priver la clause pénale de son efficacité revient à priver la volonté des parties d’efficacité, et dans des contrats aléatoires où la clause pénale est essentielle, cela revient à dénaturer le contrat. Cela revient aussi à priver d’effets positifs l’inexécution efficiente et donc forcer les parties à continuer un contrat inefficace.
La nouvelle solution du droit français à cet égard n’engage donc pas les parties à prévoir les effets du contrat, et, pire, leur donne l’illusion que le contrat pourra être adapté, ex-post, à leurs situations économiques, ce qui est faux.
Lire le mémoire complet ==> (Le traitement de l’inexécution (la breach of contract))
Mémoire D.E.A. de Droit Des Contrats, Option Droit Des Affaires
Université De Lille II – Centre RENE DEMOGUE – Droit Des Contrats
Ecole doctorale des sciences juridiques, politiques, économiques et de gestion
 

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