Le capital social, bassin d’emploi…

3.2. Le capital social, bassin d’emploi…

La question des réseaux personnels est aujourd’hui récurrente en matière d’insertion professionnelle et de fonctionnement du marché de l’emploi et du logement ; il nous faut alors commencer ici par éclaircir notre propos par un élément primordial : bien que le terme de réseaux sociaux soit aujourd’hui majoritairement employé pour définir les réseaux en ligne, cette notion ne date pas d’hier, et se posait même bien avant l’avènement d’Internet.

Comme nous l’explique Pierre Mercklé (2011), cette notion était d’ailleurs envisagée d’une façon très paradoxale : « D’un côté en 2000 les notions de réseau et de capital social n’avaient jamais été aussi à la mode, mais de l’autre c’est pourtant à une montée des discours catastrophistes sur le déclin de la sociabilité et le délitement du lien social qu’on assistait parallèlement ». Norbet Elias (1991), nous dit quant à lui que l’individu n’est qu’un nœud de relations : la personnalité est constituée par sa place dans un réseau d’interdépendances où elle est inscrite47.

3.2.1. La notion de capital social

Le capital social est une notion complexe qui a été initialement développée par les sociologues, et en particulier Pierre Bourdieu, qui sert généralement de référence aux définitions de ce concept. Selon lui le capital social c’est : « L’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées, d’interconnaissances et d’inter-reconnaissance ». Ce concept définit donc l’ensemble des contacts et des relations qui constituent des ressources mobilisables dans la vie sociale pour obtenir une information, un avantage, un bon plan etc.

Il renvoie à l’idée d’un ensemble de relations de confiance et d’influence sur lequel peut s’appuyer l’individu dans ses prises de décisions ou dans les actions qu’il entreprend, avec une aptitude à tirer profit des interactions, souvent liée à l’appartenance à des réseaux sociaux48. Nous allons donc tenter ici d’examiner le lien entre ce « capital social » et les recherches d’emploi, de stage ou de logement.

Nous avons commencé notre recherche en tentant de croiser nos données pour opposer le « capital social » aux « organismes » en regroupant les options de réponses : le capital social comprend dans ce tableau les amis et la famille proche, les réseaux sociaux ou professionnels, ainsi que le réseau éloigné, tandis que les organismes comprennent les agences (d’intérim ou immobilière), le réseau d’information jeunesse, les organismes spécialisés et les services d’accompagnement pour les jeunes.

Il en ressort que presque 60% des répondants ont déclaré mobiliser plus le capital social dans leurs recherches, contre presque 40% totalisés par les organismes :

Tableau 8 : Capital social v/s Organismes

Capital social v/s Organismes

Selon Glaeser et al. (2002), le capital social dépend à la fois des aptitudes d’un individu et de l’investissement fourni (en temps, en efforts, en argent) pour entretenir et accroître ce capital, et ainsi augmenter les bénéfices à en retirer49.

Dans un rapport très complet de Thierry Pénard et Nicolas Poussing (2006), sur l’Usage de l’Internet et l’investissement en capital social, on notait une particularité au capital social : son renforcement avec l’usage (au lieu d’une dépréciation comme pour le capital physique).

C’est à dire que plus on mobilise notre réseau social, et plus on renforce les liens ; en d’autres termes la durée d’usage d’Internet a un impact positif et significatif sur la forme d’investissement Online c’est à dire le temps passé sur Internet à participer à des réseaux sociaux.

Ce rapport, qui s’appuie sur des statistiques produites grâce aux témoignages de 1554 luxembourgeois, évoque une différenciation importante : selon eux l’investissement Online, serait composé de deux parties distinctes : l’entretien du capital social, c’est à dire intensifier les contacts avec des proches ou renouer des liens, et l’investissement en capital social qui permettrait de le diversifier ou de le renouveler, c’est-à-dire faire de nouvelles rencontres.

L’étude précise que la première forme concerne 51% des internautes (soit 26% des enquêtés), alors que la seconde forme concerne 34% des internautes (soit 18% des enquêtés)50. Ces deux formes d’investissements renvoient à la théorie de Mark Granovetter (1973) entre liens forts et liens faibles.

a) La force des liens faibles

Cette théorie élaborée par Mark Granovetter (1973) a aujourd’hui plus de 35 ans, mais reste pourtant très actuelle. L’auteur nous explique qu’il existe trois types de relations entre individus : les liens faibles, les liens forts, et l’absence de lien.

La force d’un lien étant déterminée en fonction de la fréquence et de la quantité de temps partagé, de l’intimité, de l’émotion et de la réciprocité. Les liens forts sont représentés par la famille et les amis proches et si deux personnes entretiennent des liens forts, il y a une forte probabilité pour qu’ils partagent des amis communs, ce qui va influer sur l’ « efficacité » de leur processus de diffusion mais également sur celui des liens faibles.

En effet, si les informations sont diffusées à des liens forts, alors elles se répercuteront inévitablement sur des personnes déjà informées, c’est donc une relation qu’on pourrait dire « pauvre ». Tandis que les liens faibles, ou le « réseau éloigné », sont représentés par des personnes qui évoluent dans un environnement différent du nôtre ; ces personnes peuvent ainsi nous informer sur des opportunités que nous n’aurions pu déceler sans elles.

C’est la richesse et la puissance des liens faibles : accéder à d’autres informations que celles dont disposent nos proches51 : un message peut atteindre un plus grand nombre de personnes et parcourir une distance sociale plus importante quand il passe par des liens faibles.

Cette analyse théorique a été appliquée dans plusieurs domaines, dont celui de la mobilité professionnelle. Mark Granovetter a réalisé une étude (« Getting a job ») auprès de salariés américains dont ressort deux constats : ces salariés ont plus trouvé leur nouveau job via leurs relations personnelles que par n’importe quel autre moyen (56%) et ce ne sont pas les amis ou les proches qui les ont le plus aidé à trouver une situation professionnelle52.

Il est alors important de comprendre que, comme le dit Mark Granovetter, « l’effet de structure est plus important que celui de la motivation », car même si l’on peut penser que nos liens « forts » seront plus motivés pour nous aider à trouver l’information que l’on cherche, nos liens « faibles » ont l’avantage d’évoluer dans d’autres cercles et donc d’avoir accès à des informations différentes de celles que l’on a déjà en notre possession.

Le capital social ne joue pas seulement en fonction de la taille du réseau de relations qui le constituent, mais également en fonction de sa forme ; et l’utilité de ce capital dans la recherche d’emploi s’avère plus qu’importante, car comme le dit Mark Granovetter, il faut, « réencastrer » les faits économiques dans le social.

Il s’agit là d’un comportement rationnel souligne Denis Colombi (2007) : l’employeur, parmi la multitude de CV qu’il reçoit, privilégiera quelqu’un qui lui a été recommandé par un collègue, et l’employé entrera plus facilement dans une boite s’ il y a une connaissance : « le marché du travail n’est pas un simple lieu de rencontre anonyme entre l’offre et la demande de travail, mais apparaît au contraire comme socialement construit »53. C’est ce que pensent également une partie de nos enquêtés :

« Aujourd’hui quasiment tous les « placements »… sont réalisés plus vite lorsque l’on a un contact interne direct. Les preneurs de décision veulent prendre le moins de risques possibles, ils sont donc moins ouvert à de total inconnus. » Rémi, 19 ans, Étudiant

« je pense que c’est plus facile de se faire embaucher quand on connaît quelqu’un qui travaille dans la structure que l’on veut intégrer, la direction peut ainsi placer la responsabilité de nous avoir choisi sur la personne qui nous a recommandé d’une certaine manière » Sarah, 23 ans, Étudiante

« Je pense effectivement qu’il est plus facile de se faire embaucher si l’on connaît déjà quelqu’un dans l’entreprise ou l’organisme. Cette personne peut influencer le choix de l’embauche » Suzanne, 24 ans, Etudiante

« Je crois très fortement au piston, malheureusement ! Mais bien entendu que cela marche car quand quelqu’un se porte garant pour toi que ce soit un travail ou un logement, ton employeur ou proprio est doublement rassuré car il sait que tu es engagé sur deux plan » Thomas, 25 ans, Salarié

« Passer par ta famille ou amis proches, garantit une certaine assurance pour l’employeur » Hervé, 23 ans, Étudiant

« J’ai tout d’abord envoyé des cv, mais comme je l’ai dit plus haut, les quelques entreprises ou je souhaitai travailler n’avais pas de poste libre ou ceux ci étaient réservé aux fils des employés déjà présent. (…) la personne que l’on connaît, connaît aussi son patron et peu parler de nous directement et mettre en confiance le patron de nous embaucher.» Adrien, 21 ans, Étudiant

Cependant, il nous faut préciser que ces diverses études ne se sont basées que sur la recherche d’emploi et qu’il n’est nullement question de recherche de logement dans ces résultats ; nous allons donc chercher à savoir si le capital social agit de la même façon quel que soit l’enjeu.

b) Emploi v/s logement : une force de cooptation inéquitable

Michel Forsé (1997) a également montré que la mobilisation des relations sociales accélère l’obtention d’un emploi. Cependant, seules 33% des personnes interrogées déclaraient avoir obtenu leur emploi par relation, c’est donc moins que dans l’étude de Mark Granovetter.

Nous en revenons donc à ce que l’on évoquait en introduction puisque Michel Forsé déclarait à raison il y a déjà presque quinze ans que le rôle du capital social était en forte augmentation depuis la crise, puisque c’est un point qui est apparu dans la totalité de nos entretiens : beaucoup soulignent l’avantage d’avoir un « capital social », et citent en premier lieu une aide par « liens forts » :

« J’ai bossé dans les travaux public mais c’était du piston avec mon père ; solution de facilité (…) » Jack, 25 ans, Salarié

« Il s’agissait de mes parents ainsi que des amis. J’ai fait ce choix car ces personnes pouvaient être au courant de divers postes à pourvoir. L’avantage est qu’il est bien souvent plus facile de trouver du travail grâce aux relations. » Suzanne, 24 ans, Étudiante

« J’ai le plus souvent bossé chez mon père qui a une entreprise d’horti- culture, je n’ai pas cherché ailleurs car la meilleur façon de travailler dans un environnement ou on apprend des choses est d’être pi stonné di- rectement par une connaissance.» Adrien, 21 ans, Étudiant

« Il est vrai que pour le job d’été je demandais à des amis proches ou à mes parents si on n’embauchait pas dans leurs structures de travail. C’est plus facile » Hervé, 23 ans, Étudiant

Tandis que certains autres jeunes soulignent directement l’importance du réseau éloigné : « connaître quelqu’un qui connaît quelqu’un »… c’est la garantie de pouvoir trouver rapidement et sans trop d’efforts : c’est ce que l’on appelle, dans le domaine de l’emploi, la cooptation. Élément que soulignent la quasi-totalité de nos enquêtés, chacun à leur façon, en voici quelques extraits :

« J’ai effectué un emploi saisonnier (…), c’est par un copain que j’ai eu l’info. (…) j’ai travaillé 15 jours dans le bâtiment comme manœuvre grâce à un plan d’une amie de la famille, puis j’ai travaillé comme technicien de surface dans une colo, j’ai trouvé ce boulot par le frère de ma copine de l’époque.

Ensuite l’année suivante, j’ai travaillé deux mois pour un ergonome, grâce à mon père qui a proposé mes services à un de ses client-collègue. Ensuite j’ai travaillé trois ans à temps plein comme livreur de journaux le matin, c’est un ami qui m’a parlé de cette annonce de travail et comme je cherchais du boulot à l’époque j’ai saisi l’occasion.» Thomas, 25 ans, Salarié

« L’avantage de faire appel à l’entourage c’est d’être sûre de la qualité du débouché, de la rapidité et de la considération qu’on a de vous, on n’est pas qu’un identifiant avec mot de passe, mais la fille d’une amie, ou la sœur de …c’est quand même autre chose.» Lisa, 23 ans, Étudiante

« Quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a un pied dans une entreprise.. c’est fréquent, et puis ça marche pas pareil c’est un réseau sous terrain on le sait tous que le piston y’a que ça devrai pour un job. Si quelqu’un connaît quelqu’un… qui connaît quelqu’un… d’important dans son domaine, c’est tout bénef» Julie, 23 ans, Étudiante

« Le piston aujourd’hui permet d’ouvrir plus facilement certaines portes. Dans mon cas, je suis étudiante en cinéma. Pour se lancer et avoir un job, il faut se constituer un réseau le plus rapidement possible, pour e n- suite élargir son cercle de connaissances et ainsi optimiser ses chances de travailler sur un tournage ou dans une boîte de production grâce à quelqu’un. Quand on connaît quelqu’un, dans quelque milieu que ce soit, et qu’on a fait ses preuves auprès de cette personne, celle-ci pourra plus facilement nous « vendre » et appuyer notre candidature. » Alexandra, 22 ans, Étudiante

« Quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a un pied dans une entreprise.. c’est fréquent, et puis ça marche pas pareil c’est un réseau sous terrain on le sait tous que le piston y’a que ça devrai pour un job. Si quelqu’un connaît quelqu’un… qui connaît quelqu’un… d’important dans son domaine, c’est tout bénef» Julie, 23 ans, Étudiante

Notre hypothèse de départ déclarait que le réseau était plus mobilisé pour la recherche d’emploi/stage que pour la recherche de logement. C’est une hypothèse qu’on ne peut ni confirmer ni infirmer, certains entretiens affirment le contraire, reprenant ainsi encore une fois l’idée de Michel Forsé (1997) selon qui le rôle du capital social est en forte augmentation depuis la crise, en considérant qu’il puisse s’attribuer à différents domaines, comme le souligne Lisa et Adrien :

« Encore une fois des parents d’élèves, mon frère (…) Encore une fois il s’agit de fiabilité… surtout dans la relation locataire/proprio … et la preuve c’est bien plus rapide que les organismes publics encore une fois ! j’ai pu visiter un appartement grâce à une connaissance même si je n’ai pu le prendre… c’est le jeu de la chasse aux appartements » Lisa, 23 ans, Étudiante

« idem pour le logement, connaître quelqu’un peut permettre d’obtenir un prix et permet de mettre le propriétaire en confiance car il nous connais déjà. » Adrien, 21 ans, Étudiant

Il semble donc que les attentes soient semblables lorsque l’on mobilise son réseau pour la recherche d’emploi ou pour la recherche de logement : confiance de l’employeur / du propriétaire, bon plan / bons prix, ou encore rapidité dans les recherches.

Cependant les questionnaires quant-à eux ont révélé un écart flagrant dans les méthodes selon le type de recherche : les méthodes de recherche d’emploi s’effectuent nettement plus à travers le réseau pour la recherche d’emploi/formation que de logement : environ 38% contre 10% en moyenne pour la famille et les amis proches, et presque 11% contre 2% en moyenne pour le réseau éloigné :

Graphique 14 : Les méthodes employées dans la recherche d’emploi ou de stage [Classement 1]

Les méthodes employées dans la recherche d'emploi ou de stage

Tableau 9 : Les Méthodes employées dans la recherche d’emploi ou de stage [Classement 1]

Méthodes employées dans la recherche d’emploi ou de stage [Classement 1]
Effectif sPourcentag e
Famille ou amis proches4938,3
Réseau d’information jeunesse (BIJ/PIJ/CRIJ)1410,9
Interfaces de Réseaux sociaux ou professionnels (Facebook / Viadeo, etc.)21,6
Organismes spécialisés (Pôle emploi, etc.)2015,6
Agences d’Intérim1310,2
Services d’accompagnement pour les jeunes (Mission locale, AFIJ, etc.)32,3
Réseau éloigné (amis d’amis, autres connaissances …)1410,9
Total128100,0

Nous le disions plus haut, nous allons tenter ici d’examiner le lien entre l’usage d’Internet et la sociabilité des individus, et plus particulièrement leur capital social, car avec plus d’une personne sur cinq qui utiliserait internet pour rechercher des offres d’emploi ; et une tendance encore plus poussée chez les jeunes (55% des 18-24 ans)54, l’influence de cette nouvelle « ère numérique » ne semble laisser personne indifférent.

Université de Toulouse Le Mirail
1. Chapitre 1 : Introduction
1.1. Contextualisation
1.2. Problématique
1.3. Méthodologie
2. Chapitre 2 : Les chiffres régionaux
2.1. Les écarts méthodologiques
2.2. Le profil des jeunes interrogés
2.3. Ré actualisation des chiffres
3. Chapitre 3 : Les méthodes de recherche d’emploi/formation/logement
3.1. Internet : un outil jugé à la fois fiable, pratique et ludique
3.2. La capital social, bassin d’emploi
3.3. Derrière la « vitrine Web » : les organismes
3.4. Des jeunes acrobates
4. Chapitre 4 : Le site du CRIJ
4.1. L’attraction
4.2. La sélection
4.3. La fidélisation : Le lièvre et la tortue
5. Chapitre 5 : Conclusion
5.1. Rappel de la commande
5.2. Des résultats aux préconisations
5.3. Ouverture

Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top