Comment bascule-t-on dans l’alcoolisme ?

Comment bascule-t-on dans l’alcoolisme ?

VI/ Du statut d’initié à celui de passionné : comment bascule-t-on dans l’alcoolisme ?

Cette partie de l’analyse est basée sur la situation de deux personnes qui sont passées de binge-drinkers à alcooliques. Elle nous permettra non seulement de voir comment s’est opéré le passage en question, avec toutes les transformations qu’il a suscitées mais en même temps, de voir aussi quelles sont les différences entre le binge-drinker et l’alcoolique et surtout de lever les ambiguïtés qui peuvent exister entre ces différents rapports à l’alcool.

1- La sensation de manque

La médecine considère l’alcoolisme comme une pathologie et la définit ainsi : « dépendance à l’égard de l’alcool entrainant des troubles divers et graves ».

En effet, comme toutes les formes d’addiction, l’alcoolisme provoque souvent chez l’individu une sensation de manque obsessionnel plus ou moins aigue et qu’il tentera d’assouvir au plus vite. L’un des signes principaux de l’addiction pathologique à l’alcool chez un individu est que celui-ci, au fil du temps, augmentera les doses et rapprochera les prises d’alcool.

On voit bien que cette description ne correspond pas aux caractéristiques des binge-drinkers car aucun d’eux n’explique sa pratique par un quelconque besoin de se souler et ne ressent pas un manque. Certains d’entre eux se disent même influencés par leurs « potes ». Ce qui n’est plus le cas de ce chômeur de 26 ans, devenu alcoolique après quelques années de binge-drinking :

– « avant c’est vrai on se soulait pour faire la fête comme tout le monde. Vous êtes étudiant, forcément j’imagine que vous savez de quoi je parle. Mais après c’est devenu problématique parce que je ne pouvais plus rester deux jours de suite sans me souler. Au départ, j’essayais de gérer mais ça a été plus grave. Je pouvais plus m’arrêter. […] c’est seulement il y a deux mois que j’ai arrêté la thérapie… »

L’une des différences entre le binge-drinking et l’alcoolisme c’est que si pour le premier cas le fait de se souler est un moyen (pour se sentir intégré, pour supporter le stress, pour se différencier, etc.), pour le second cela devient une fin en soi dictée seulement par le manque :

– « je me trouvais comme ça, sans but précis, sans béquille quelque part et, la béquille c’était l’alcool » (Rémy, 23 ans, ancien élève en école d’infirmiers, alcoolique abstinent).

Au-delà de la sensation de manque propre à l’alcoolisme, d’autres éléments permettent de bien faire la différence entre celui-ci et le binge-drinking. Il s’agit entre autres du déplacement du lieu et du temps de la défonce mais surtout du passage d’une forme de consommation collective et festive à une consommation individuelle et très fréquente.

2- Le déplacement spatial et temporel de la défonce

Toujours chez ces deux alcooliques ex binge-drinkers, l’un des grands changements induits par le passage d’un rapport à l’alcool à un autre est sans doute le changement ou la multiplication des lieux et des temps de défonce. Celle-ci, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, non seulement ne répond plus aux mêmes logiques que le binge-drinking mais aussi et surtout ne s’exprime plus que dans des contextes festifs, nocturnes et de week- end.

En effet, l’alcoolique, à l’opposé du binge-drinker peut se défoncer n’importe où et n’importe quand dès qu’il en a l’opportunité. C’est l’exemple de Rémy qui, comme la majorité des binge-drinkers, ne tenait pas du tout à ce que ses parents soient au courant de ses pratiques. Mais, quand il décrit son passage à l’alcoolisme en montrant une de ses photos, voici ce qu’il dit devant la caméra :

– « Là, ici je “comatais“ sur une chaise dans la cuisine de mes parents. Je savais plus ce qui se passait quoi, j’étais dans les gaz… Là j’avais pas conscience que je buvais trop » (Rémy, 23 ans, ancien élève en école d’infirmiers, alcoolique abstinent).

Ici, on voit bien comment Rémy, dans son passage de binge-drinker à alcoolique, ne se défonce plus seulement avec ses potes, dans un cadre festif. Et, le changement le plus radical dans tout cela, c’est qu’il le fait chez ses parents, dans leur cuisine alors qu’il vit tout seul dans un appartement où il aurait pu se défoncer à l’insu de tout le monde, surtout de ses parents.

C’est parce que, dans le passage du binge-drinking à l’alcoolisme, l’état de dépendance à l’alcool qui induit une sensation de manque, fait littéralement tomber la barrière de secret que l’ex binge-drinker avait érigée et préservée jusque-là entre d’une part le cadre familial et de l’autre celui des potes (des soirées et des défonces) qu’il considérait par ailleurs comme relevant de sa vie privée.

L’alcoolique ne considère plus également tous les enjeux qu’il prenait en compte lorsqu’il était binge-drinker. Quand il se défonce sans « se cacher », c’est qu’il n’a plus « peur » de passer pour déviant au regard des autres :

– « Une dépendant, je me foutais pas mal de ce que les autres pouvaient penser de moi.

C’est-à-dire que je prenais plus la peine de me cacher. Je buvais n’importe où, n’importe quand. Ce n’étais plus moi qui contrôlais les choses » (C., 26 ans, chômeur. Il vient de terminer une thérapie contre son alcoolisme qu’il dit être causé par les beuveries avec ses amis étudiants).

Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top