La diffusion et les mutations du phénomène du binge-drinking

La diffusion et les mutations du phénomène du binge-drinking
I/ Quelques éléments de contexte

Nous allons voir dans cette première partie de l’analyse comment la combinaison de trois éléments d’ordre macro-social propres au contexte actuel concourt à favoriser le développent, la diffusion et les mutations du phénomène du binge-drinking.

1- Un nouveau rapport au corps?

Dans les sociétés postmodernes, nous observons une nouvelle façon chez l’individu de concevoir son corps. Comme l’ont montré différentes théories sociologiques et anthropologiques, le rapport au corps n’a pas cessé d’évoluer, de se transformer au fil du temps.

Notre analyse ne consistera pas à revenir sur les différentes étapes qu’a traversées ce rapport au corps, au cours de ses différentes mutations, mais de dire dans quelle mesure le binge-drinking serait lié à la manière qu’à l’individu de concevoir son corps.

Il est vrai qu’aujourd’hui, comme l’expliquent les sciences sociales, l’un des principaux moyens d’exprimer la subjectivité individuelle reste bien le corps. En effet, au-delà d’être seulement l’écran sur lequel s’affichent la position et l’appartenance sociale de l’individu, il est aussi celui sur lequel nous pouvons toujours lire les différentes facettes, les goûts, bref la subjectivité des acteurs sociaux.

Sommes-nous donc dans l’ère du corps-objet, objet de soi et pour soi, qu’on peut marquer, peindre, trouer, modeler, transformer ou même soumettre à des expériences extrêmes ?

C’est donc à travers le corps que s’exprime en premier le « moi ».

Par la recherche de sensations fortes propre au binge-drinking, nous pouvons voir comment des étudiants cherchent aussi à se différencier des autres, à affirmer leur singularité en exposant et en soumettant leur corps à des conditions extrêmes, surtout quand la créativité, l’innovation et la recherche de l’authenticité restent primordiales dans une institution (l’Ecole) dont la fin principale est d’effacer les différences entre les individus en les « uniformisant ».

Il devient donc important pour certains étudiants de vouloir se construire un contre-monde où ils pourront librement « s’éclater », « s’amuser », « se défoncer », « en profiter » car, « l’immersion dans un univers dont les limites sont moins données de l’extérieur qu’à élaborer de l’intérieur implique le recours au corps comme limite concrète, frontière de soi, ultime manière de se rappeler à soi et de pouvoir se différencier »1.

1 David Le Breton, « Le corps, la limite : signes d’identités à l’adolescence » in Un corps pour soi, C. Bomberger, P. Duret, J.C. Kaufmann, D Le Breton, F. de Singly, G. Vigarello, PUF, 2005. pp. 89-111

Ainsi, à la longue liste des modes d’appropriation du corps (tatouages, piercing, scarification, stretching, coiffure, mode vestimentaire, look, etc.) peut s’ajouter le binge-drinking. Sauf que celui-ci a la particularité et l’immense avantage de ne pas laisser de marques visibles et/ou irréversibles sur le corps. « Explorer une large palette de plaisirs et d’émotions, se soumettre à des épreuves, investiguer les possibilités ouvertes par sa propre liberté : ces modalités tracent les voies de la construction identitaire que propose le modèle de l’invention de soi »1. Et, le principal objet qui permet cette « invention de soi » reste le corps.

1 Monique Dagnaud, La teuf. Essai sur le désordre des générations, Seuil, Paris, 2008, p. 21.

Par le biais de la défonce à l’alcool, les binge-drinkers font donc usage de leur corps (de leur corps-objet) pour marquer leur subjectivité sans être marqués. Cette façon d’exprimer sa subjectivité, en usant de son corps sans que celui-ci en soit extérieurement marqué, permet aux binge-drinkers de pouvoir passer d’un monde à un autre, par exemple, des pairs à la famille ou même des pairs à l’Ecole, sans aucune crainte que cette affirmation de la subjectivité devienne un stigmate ou l’objet de rejet.

Ce qui permet en quelque sorte au binge- drinker, comme nous le verrons plus tard, de jouer plus aisément à cache-cache avec les parents et surtout de négocier avec eux certaines faveurs s’il n’a pas encore totalement acquis son indépendance.

Ainsi, le binge-drinking, un usage extrême de leur corps comme expression de la subjectivité permet à des individus de se différencier sans être radicalement différents, de pouvoir passer d’un contexte à un autre sans trainer un signe d’affirmation de soi qui risquerait de devenir finalement stigmatisant, marginalisant dès qu’il sort de son cadre d’expression (le groupe de pairs).

C’est l’une des raisons pour lesquelles, comme nous allons le montrer plus tard, « ce qui se fait entre potes reste entre potes, on n’a pas à en parler en famille ou à qui que ce soit… » (André, étudiant en école de commerce).

Ce nouveau rapport au corps s’exprime dans une large mesure à travers un goût du risque et du danger qui s’accompagne d’une mise à l’épreuve extrême des limites physique de la personne. Il n’a pas seulement pour but d’exprimer la subjectivité de l’individu.

Ce qui serait totalement paradoxal si la subjectivation correspondait avec une mise en danger (de mort) du sujet. Ce rapport au corps vise également à combler ce « vide de sens » et cette incertitude auxquels des jeunes font allusion quand ils parlent de leur vie, quand ils se sentent en marge.

Ce n’est pas que les binge-drinkers ignorent les dangers directs ou indirects, à court ou à long terme qu’ils encourent (coma éthylique, alcoolisme, risque de contracter des IST et même de mourir) lorsqu’ils boivent « jusqu’à vomir ».

Il faut savoir que dans cette façon de boire, certains « cherchent à échapper à l’incertitude, et se voient alors dans la nécessité d’un corps à corps, voire même dans les conduites à risque, d’un jeu symbolique avec la mort pour accéder enfin au jeu de vivre. »1

L’exposition du corps à l’extrême voire même au danger soit pour se différencier soit pour donner sens à son existence et combler un « vide » nous permet, comme bien d’autres éléments aussi propres au contexte actuel de la postmodernité, de comprendre pourquoi et comment le binge-drinking a acquis une telle ampleur et suscité autant de débats et d’actions en si peu de temps.

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